Page images
PDF
EPUB

qu'on lui avait ôtée à cause de la licence de ses écrits. Voltaire conçut pour le duc de Choiseul une admiration qu'il est facile de comprendre : « J'augure bien, s'écriaitil, de nos affaires entre les mains d'un homme qui pense si noblement, qui fait du bien à ses amis; c'est une belle âme (1). » Pour continuer à jouir des faveurs de Choiseul, Voltaire le comblait des éloges les plus outrés, et lui faisait souvent exprimer par d'Argental son admiration, sa reconnaissance, son dévouement. Il ne fut donc pas difficile de s'attacher un philosophe qui recherchait plus avidement les faveurs qu'on ne désirait le concours de son influence.

Entourés de tant d'appuis et encouragés par les circonstances, le duc de Choiseul et la marquise de Pompadour reprirent le projet de d'Argenson. La guerre de sept ans et les profusions de la cour absorbaient les finances les biens de l'Église pouvaient en couvrir les frais et dispenser de recourir à des réformes qui auraient irrité les peuples (2). La vengeance bouillonnait toujours dans le cœur de la favorite, et le ministre, qui avait épousé son ressentiment, jugeait en outre qu'il ne pourrait jamais parvenir a la destruction des ordres monastiques tant que celui de Saint-Ignace serait debout. (3)

Lorsque Choiseul proposa cette mesure au conseil, plusieurs membres exceptèrent de la proscription générale la Compagnie de Jésus. C'était précisément par elle que le ministre voulait commencer. On raconte à ce propos l'anecdote suivante: « Choiseul conversant un jour avec

(1) Corresp. générale, lettre au comte d'Argental, 1759, 15 juin. (2) Lacretelle, Hist. de France pendant le dix-huitième siècle, t. 4, p. 30 (1810).

(3) Laffrey, Vie privée de Louis XV, t, 4, p. 61-62.

[ocr errors]

trois ambassadeurs, l'un de ceux-ci lui dit que s'il avait jamais quelque pouvoir il détruirait tous les corps religieux, excepté les Jésuites, parcequ'au moins ceux-ci étaient utiles pour l'éducation. « Et moi, reprit Choiseul, si jamais je le puis, je ne détruirai que les Jésuites, parceque leur éducation détruite, tous les autres corps religieux tomberont d'eux-mêmes. » Cette politique, ajoute Barruel, était profonde. Il est constant que détruire en France un corps qui à lui seul était chargé de la plus grande partie des colléges, c'était dans un instant tarir la source de cette éducation chrétienne qui fournissait aux divers ordres religieux le plus grand nombre de leurs sujets. Malgré l'exception du conseil, Choiseul ne désespéra pas de l'amener à son opinion. - Les Jésuites furent sondés: on ne les trouva nullement disposés à seconder la destruction des autres corps religieux, mais à représenter au contraire tous les droits de l'Église, et à les maintenir de toute l'influence qu'ils pouvaient avoir sur l'opinion publique, soit par leurs discours, soit par leurs écrits. Il fut alors facile à Choiseul de faire entendre au conseil que si l'on voulait jamais procurer à l'état les ressources qui devaient lui venir des possessions religieuses, il fallait commencer par les Jésuites. » (1)

Mais la Compagnie de Jésus et la cause qu'elle défendait avaient à la cour un protecteur d'autant plus puissant qu'il était né sur les marches du trône.

Le Dauphin, fils de Louis XV, avait réuni contre Choiseul et la marquise de Pompadour un parti formé de tout ce que la cour contenait d'hommes attachés à la religion et à la monarchie. Ses lumières, la noblesse de ses senti

(4) Barruel, Mém. pour servir à l'histoire du Jacobinisme, t. 1, c. 5.

ments, la fermeté de son caractère n'étaient plus un secret depuis qu'il avait été admis au conseil. Choiseul, qui n'avait pas à lui opposer les mêmes qualités, avait toujours trouvé en lui le plus redoutable adversaire de ses projets. Hors du conseil, ce grand prince travaillait au maintien des principes qu'il y avait défendus; mais un voile politique couvrait toujours l'importance de ses occupations. Il n'admettait dans la confidence de ses travaux que des amis sûrs et discrets. Choiseul eut la coupable indiscrétion de vouloir pénétrer les secrets du Dauphin (1). Il soudoya donc l'espionnage d'un valet infidèle, qui ne lui laissa rien ignorer des vues profondes et des travaux de l'héritier du trône. Il connut le genre de ses études, scs relations les plus secrètes, et jusqu'à ses écrits. Il découvrit que ce prince, qu'il eût voulu rendre étranger et voir inhabile à toutes les affaires, vivait au milieu des hommes les plus instruits comme les plus intègres du royaume; que, dans le silence du cabinet, il préparait à la France un grand roi. Mais rien n'inquiéta autant le ministre que de voir, dans un plan de gouver nement concerté avec le vertueux Du Muy, le génie instruit, résolu d'échapper à la tutelle du courtisan vicieux et de régner par lui-même; de se faire d'abord le fléau du philosophisme, déjà conspirateur, pour pouvoir être sans obstacle le bienfaiteur des peuples et le protecteur de la religion. (2)

Effrayé de cette découverte, le duc de Choiseul ne douta plus que sa disgrâce ne fût assurée si le Dauphin prenait dans les affaires l'ascendant que promettait son génie. La

(1) M. Du Rozoir, Le Dauphin, fils de Louis XV, p. 169. (2) Proyard, Louis XVI détrône avant d'être roi.

favorite partageait les alarmes du ministre et sa haine contre la personne et le parti de ce prince. L'une et l'autre prirent donc la résolution de le corrompre ou de le perdre.

La marquise de Pompadour entreprit de l'enchaîner des mêmes liens que son malheureux père, et poursuivit cet infâme projet avec une astuce et une persévérance que pouvait seule déjouer une vertu aussi solide. Le duc de Choiseul comprit qu'il était inutile de tenter ce grand caractère; il travailla tout d'abord à sa perte. Il éleva dans l'esprit du roi de sombres défiances contre son fils, et, spéculant sur l'impression et les terreurs affreuses que l'attentat d'un monstre avait laissées dans son âme, il parvint à lui faire croire que le Dauphin n'était pas étranger au projet de Damiens. (1)

Déjà les jansénistes et leurs agents dans le parlement de Paris avaient tenté de faire retomber sur la Compagnie de Jésus l'odieux d'un crime que leurs éternelles tracasseries contre le clergé orthodoxe avaient fait éclore dans le cœur de l'assassin. Ils s'étaient mis à prouver que si cet ordre n'était pas coupable, il devait l'être : ils avaient donc compulsé les diatribes publiées contre lui depuis sa première apparition dans le monde, et en avaient tiré les preuves que le tyrannicide avait toujours fait partie de son enseignement; ou bien, faisant abstraction des temps, des pays et d'autres circonstances, où quelques rares théologiens de ce corps avaient traité une question agitée dans toutes les écoles, ils avaient publié les ouvrages tronqués de ces auteurs ; c'est ainsi que, pour donner quelque crédit à leur calomnie, ils

(1) M. Du Rozoir, Le Dauphin, fils de Louis XV, p. 174.

avaient rajeuni de plusieurs années une vieille édition du petit ouvrage théologique de Busembaüm.

La Pompadour et Choiseul s'emparèrent à leur tour de cette accusation. Mais craignant qu'on n'en dévorât pas l'absurdité, et qu'ainsi présentée elle ne servit point leurs vues, ils la modifièrent à leur profit, et assurèrent que Damiens avait été inspiré par Frédéric et par les Jésuites de ses états; qu'il était, par conséquent, de toute nécessité de continuer la guerre contre le roi de Prusse, et de chasser les Jésuites de France. (1)

Mais une accusation aussi étrange n'eut pas le succès qu'ils désiraient; ils recoururent à d'autres calomnies : confondant dans une même haine et le Dauphin et la Société de Jésus, qu'il protégeait, Choiseul et la Pompadour évoquèrent sur eux les passions et les calomnies philosophiques. Ils affectaient publiquement de plaindre la France, menacée du règne d'un souverain dévoué à l'Église, et faisaient redouter de sa part aux philosophes une persécution qu'il étendrait aux œuvres les plus inoffensives. En même temps d'infâmes libelles portaient dans toute la France les injures les plus grossières, les insinuations les plus atroces contre ce prince, dont les qualités et les vertus commandaient le respect (2). Ces calomnies, soudoyées par le ministre, devaient, dans son intention, préparer les Français à secouer le joug du prince et de la religion lorsque les événements l'auraient porté sur le trône. Au milieu de cette nuée de pamphlets, il en était un qui exprimait si nettement la pensée intime

(1) Mémoires historiques et anecdotes de la cour de France pendant la faveur de la marquise de Pompadour, ch. XI.

(2) M. Du Rozoir, Le Dauphin, fils de Louis XV, p. 172.

« PreviousContinue »