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lesquelles ses espérances seraient tombées. (1) Ses amis le savaient bien: assurés des avantages qu'il procurerait à leur cause dans la position à laquelle il aspirait, ils n'épargnèrent rien pour le seconder dans ses vues.

D'Alembert, qui le connaissait mieux que tout autre, s'efforça de lui donner, dans la qualité d'académicien, un nouveau moyen d'influence. « On dit, lui écrivait Voltaire à ce propos, que vous nous donnez pour confrère M. l'archevêque de Toulouse, qui passe pour une bête de votre façon, très bien disciplinée par vous.» (2) D'Alembert confirmait cette nouvelle dans les termes suivants : « Nous avons élu, lundi dernier, M. l'archevêque de Toulouse à la place du duc de Villars, et assurément nous ne perdons pas au change. Je crois cette acquisition une des meilleures que nous puissions faire dans les circonstances présentes (3). » Cependant de Brienne ayant été forcé par les cris de l'indignation publique de blâmer l'ouvrage de l'abbé Audra, qui, au grand scandale de la France, enseignait à Toulouse l'histoire universelle de Voltaire, le patriarche de Ferney s'imagina que ce prélat avait trompé la philosophie (4). « J'ai prié, lui répondit d'Alembert, un des amis intimes de l'archevêque de Toulouse, et des miens, de lui écrire au sujet des plaintes que vous en faites. Je vous demande en grâce, mon cher maître, de ne point précipiter votre jugement, et d'attendre sa réponse, dont je vous ferai part. Jegagerais cent contre un qu'on vous en a imposé ou qu'on vous a du moins fort exagéré ses torts. Je connais trop sa façon

(1) Mémoires de Morellet, t. 1, c. 1 et 13.
(2) Lettre à d'Alembert, 1770, 14 juin.
(3) Lettre à Voltaire, 1770, 30 juin.
(4) Lettre à d'Alembert, 23 novembre 1770.

de penser pour n'être pas sûr qu'il n'a fait en cette occasion que ce qu'il n'a pu absolument se dispenser de faire, et il y a sûrement loin de là à être déclamateur, persécuteur et assassin (1). » D'Alembert ne s'était point trompé, et quinze jours après il put complétement rassurer Voltaire : « J'étais bien sûr, mon cher maître, que l'archevêque de Toulouse n'était pas à beaucoup près aussi coupable qu'on l'avait fait....... Son mandement n'a que quatre petites pages; il ne parle que de l'ouvrage et point du tout de l'auteur....... L'archevêque avait résisté pendant un an aux clameurs du parlement, des évêques, de l'assemblée du clergé ; à la fin on lui a forcé la main. Vous voyez qu'il n'a fait que ce qu'il n'a pu se dispenser de faire... il est dans une place et dans une position où il n'est pas toujours le maître de s'abandonner tout à fait à son caractère et à ses principes également tolérants. Je l'avais vu moi-même avant qu'il partit pour Toulouse, et je puis bien vous assurer qu'il n'était rien moins que malintentionné pour l'abbé Audra. Ne vous laissez donc pas prévenir contre lui, et soyez sûr encore une fois que jamais la raison n'aura à s'en plaindre. Nous avons en lui un très bon confrère, qui sera certainement utile aux lettres et à la philosophie, pourvu que la philosophie ne lui lie pas les mains par un excès de licence, ou que le cri général ne l'oblige d'agir contre son gré.» (2) Il paraît donc vrai qu'à toutes ses mauvaises qualités Brienne joignait encore la fourberie et la perfidie.

L'intrigue et la dissimulation le portèrent successivement sur les siéges de Condom et de Toulouse. Il était archevêque de cette dernière ville lorsque le clergé de (1) Lettre à Voltaire, 1770, 4 décembre. (2) Lettre à Voltaire, 1770, 21 décembre.

sa province le députa à l'assemblée de 1765. Il y montra en faveur de la religion un certain empressement dont les philosophes ne furent point effrayés, mais qui parut faire illusion à des prélats plus zélés et plus sincères que lui. Les mêmes moyens le firent nommer membre de la commission pour la réforme des ordres religieux. Nous verrons bientôt les ravages qu'il opéra en cette qualité dans l'état monastique. Le reste de sa carrière fut signalé par les plus étranges vicissitudes porté au ministère par les menées d'une coterie, il hâta les malheurs de la révolution, précipita les affaires dans un effrayant désordre, les quitta pour aller recevoir en Italie le chapeau de cardinal, que Louis XVI trompé eut la faiblesse de solliciter pour lui. De nouveaux scandales montrèrent bientôt combien il était indigne de cette faveur : il prêta tous les serments que voulurent les assemblées constituante et législative et la convention: il renvoya dédaigneusement à Rome les marques de sa dignité, outragea le souverain pontife par des paroles insolentes, abdiqua son caractère sacré, et finit par s'empoisonner lui-même pour éviter la mort infâme à laquelle l'avait condamné le comité de salut public. (1)

Tel fut l'homme qui dirigea les opérations de la commission nommée sous le prétexte fastueux de réformer en France tout l'état monastique.

Parmi ses collègues, les uns n'étaient pas assez nombreux pour l'arrêter dans ses entreprises, les autres étaient disposés à le seconder. D'ailleurs l'arrêt, par une clause qu'y avait fait introduire la prévoyance perfide du ministre, laissait à la commission, et par conséquent à

(4) Mémoires de Morellet, t. 2, c. 25.

Loménie de Brienne, la liberté de choisir dans l'ordre des avocats et dans les rangs du clergé inférieur les membres qu'il jugerait à propos d'adjoindre à son œuvre.

Cette liberté laissait la commission maîtresse de toute la latitude que l'arrêt lui donnait : par une autre clause, due sans doute à la même inspiration, les commissaires étaient autorisés à rendre, pourvu qu'ils fussent au moins au nombre de cinq, tous jugements ou ordonnances, et à faire généralement tous actes qui pourraient être à ce requis et nécessaires; leur attribuant audit effet toute cour, juri. diction et connaissance qu'Elle (Sa Majesté) a interdite à toutes ses cours et autres juges.

CHAPITRE TROISIÈME.

Le projet de réformer l'état monastique en France et la commission nommée à cet effet soulèvent une vive polémique entre les défenseurs et les adversaires des ordres religieux.

La commission pour la réforme des ordres religieux n'était encore qu'à l'état de projet, et déjà elle préoccupait l'attention publique.

Dès lors il s'établit entre les partisans de l'état monastique et ses adversaires une polémique ardente qui ne se décida que par l'abolition totale de la profession religieuse. Elle devint plus vive lorsque le nom des commissaires désignés, la nature et l'étendue des pouvoirs que leur accordaient les arrêts des 23 mai et 31 juillet 1766, leurs dispositions hostiles à la vie régulière, leurs projets destructeurs trop souvent manifestés, la pensée qui leur avait confié cette étrange mission, eurent ranimé les es

pérances des uns, et redoublé les alarmes des autres : amis et ennemis, tous étaient persuadés que le prétexte de réformer les ordres religieux cachait le dessein arrêté de les détruire. Ces espérances et ces craintes enfantèrent une foule d'écrits et de pamphlets où l'état monastique était attaqué ou défendu avec une égale ardeur. Les prélats les plus vénérables de l'Église de France, les pasteurs les plus dignes de seconder leur zèle, des corps de magistrats, plusieurs cités, des provinces entières se hâtèrent d'exprimer aux commissaires la satisfaction que leur donnaient leurs communautés religieuses, le désir de les voir se multiplier encore, et la crainte d'être privés des grands avantages qu'ils en retiraient. (1)

Les philosophes, les économistes (2), les spéculateurs

(1) Jugement pacifique entre l'auteur des Cas de Conscience concernant la réforme des religieux et les auteurs des Réflexions et des Observations sur le même cas, p. 53.

(2) Depuis que de nouvelles doctrines avaient appris à l'homme qu'il était lui-même sa fin dernière, il s'était élevé une secte qui lui enseignait l'art de chercher et de fixer son bonheur dans le bien-être physique; c'était la secte des économistes, qui reconnaissait pour fondateur Quesnay, médecin ordinaire du roi et de la marquise de Pompadour. Quoique les économistes eussent la précaution de ne montrer leurs principes que sous des emblêmes, ils ne purent cependant pas dissimuler, 1o que leur divinité était la nature ou l'univers physique; 2o que par les mots ÊtreSuprême, providence, ils entendaient la loi générale du mouvement, ou l'enchaînement progressif d'impulsions physiques qui mènent nécessairement tous les êtres à leur destination; 3° qu'ils attribuaient l'immutabilité, la nécessité, l'éternité à cette espèce d'ordre; 4o que, selon eux, le besoin physique conduit nécessairement l'instinct physique de l'espèce humaine au bonheur, à la plus grande perfection physique et morale; pourvu que cet instinct, pour satisfaire ses besoins, obéisse au grand ordre, suive la marche physique de la nature (1). Imbus de ces principes les économistes durent naturellement regarder comme tout à fait inutiles,

(1) Voir Analyse et examen du système des philosophes économistes, par un solitaire. Paris, 1787 1 vol in-8° de 294 pages.

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