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dont plusieurs personnes en place sont aujourd'hui heureusement éclairées.

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« Il faut être juste, le fanatisme n'a aujourd'hui que trop de sujets de montrer de l'humeur dans l'état de détresse et d'avilissement où il se trouve. Le triomphe de la raison s'approche, non sur le christianisme, qu'elle respecte et qui n'a rien à craindre d'elle (c'est le poignard respectueux), mais sur la superstition et l'esprit persécuteur, qu'elle combat avec avantage et qu'elle est près de terrasser; sa voix perce de toutes parts, du fond du nord au centre de l'Italie; elle pénètre dans les écoles et jusque dans les cloîtres; elle se fait entendre dans les pays même d'inquisition, du sein desquels nous voyons sortir des ouvrages pleins de profondeur et de lumière: (1) querelles de religion, despotisme sacerdotal, monachisme, intolérance, tous ces fléaux de l'humanité tombent dans le décri; le monachisme, entre autres, commence à dépérir sensiblement; les cloîtres, autrefois si peuplés, s'éclair cissent d'une année à l'autre; le gouvernement même commence à en sentir l'abus, et les bons citoyens pensent avec un célèbre magistrat (de La Chalotais) que l'expulsion des Jésuites ne sera pas aussi utile qu'elle le peut être si elle n'est suivie d'un examen rigoureux des constitutions et du régime des autres ordres. » (2) D'Alembert montre ensuite dans les troubles et les désordres introduits par l'esprit philosophique dans quelques communautés religieuses, l'heureux présage de la ruine de tous les ordres

(4) D'Alembert cite en note le livre de Beccaria: dei Delitti e delle pene, traduit en français par Morellet.

(2) Lettre à M. ***, conseiller au parlement de ***, pour servir de supplément à l'ouvrage qui a pour titre : Sur la Destruction des Jésuites en France, p. 113 et suiv.

monastiques en France : il en excepte toutefois les Frères de Saint-Jean de Dieu, que la philosophie ne se vantait pas de remplacer; mais il veut qu'on proscrive tous ceux qui, par la nature de leurs fonctions, peuvent exercer sur la société une influence immédiate. C'était le vœu unanime de la philosophie: nous venons de surprendre son secret. Interrogeons-la maintenant sur les motifs de sa haine contre l'état religieux et sur les moyens qu'elle médite pour la satisfaire.

Dans sa correspondance avec Frédéric, Voltaire avait insinué à ce prince la pensée de persécuter l'Eglise pour en accélérer la ruine. Le roi de Prusse, plus circonspect que le patriarche, lui traça un plan de destruction plus sûr et plus efficace que la violence. «Il n'est point réservé aux armes, dit-il, de détruire l'infâme; elle périra par les bras de la vérité et par la séduction de l'intérêt. Si vous voulez que je développe cette idée, voici ce que j'entends. J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que les endroits où il y a plus de couvents de moines sont ceux où le peuple est le plus aveuglément attaché à la superstition. Il n'est pas douteux que, si l'on parvient à détruire ces asiles du fanatisme, le peuple ne devienne un peu indifférent et tiède sur ces objets qui sont actuellement ceux de sa vénération. Il s'agirait de détruire les cloîtres, au moins de commencer à diminuer leur nombre. Ce moment est venu parceque le gouvernement français et celui de l'Autriche sont endettés, qu'ils ont épuisé les ressources de l'industrie pour acquitter leurs dettes sans y parvenir. L'appât des riches abbayes et des couvents bien rentés est tentant. En leur représentant le mal que les cénobites font à la population de leurs états, ainsi que l'abus du grand nombre des cucullati qui remplissent les provinces,

en même temps la facilité de payer une partie de leurs dettes en y appliquant les trésors de ces communautés qui n'ont point de successeurs, je crois qu'on les déterminerait à commencer cette réforme; et il est à présumer qu'après avoir joui de la sécularisation de quelques bénéfices, leur avidité engloutira le reste.

« Tout gouvernement qui se déterminera à cette opération sera ami des philosophes et partisan de tous les livres qui attaqueront les superstitions populaires et le faux zèle qui voudra s'y opposer.

« Voilà un petit projet que je soumets à l'examen du patriarche de Ferney; c'est à lui, comme père des fidèles, de le rectifier et de l'exécuter.

« Le patriarche m'objectera peut-être ce qu'on fera des évêques; je lui réponds qu'il n'est pas temps d'y toucher, qu'il faut commencer par détruire ceux qui soufflent l'embrasement du fanatisme au cœur du peuple. Dès que le peuple sera refroidi, les évêques deviendront de petits garçons dont les souverains disposeront par la suite des temps comme ils voudront. » (1)

Voltaire n'eut pas besoin d'un long examen pour voir l'habileté de la tactique de son royal disciple. «Votre idée, lui répondit-il aussitôt, d'attaquer par les moines la superstition christicole, est d'un grand capitaine. Les moines une fois abolis, l'erreur est exposée au mépris universel. On écrit beaucoup en France sur cette matière; tout le monde en parle; mais on n'a pas cru cette affaire assez mûre. On n'est pas assez hardi en France; les dévots ont encore du crédit. » (2)

(4) Corresp. de Voltaire avec le roi de Prusse. Lettre de Frédérica Voltaire, 1767, 24 mars.

(2) Lettre de Voltaire au roi de Prusse, 1767, 5 avril.

D'Alembert, moins emporté que Voltaire, était encore plus propre que lui à favoriser ce projet. Frédéric le communiqua donc aussi au prêtre de la raison, mais d'une manière plus explicite et plus détaillée. «L'édifice de l'Eglise romaine, lui écrit-il, commence à s'écrouler; il tombe de vétusté. Les besoins des princes qui se sont endettés leur font désirer les richesses que des fraudes pieuses (philosophiquement parlant) ont accumulées dans les monastères; affamés de ces biens, ils pensent à se les approprier. C'est là toute leur politique. Mais ils ne voient pas qu'en détruisant ces trompettes de la superstition et du fanatisme ils sapent la base de l'édifice, que l'erreur se dissipera, que le zèle s'attiédira et que la foi, faute d'être ranimée, s'éteindra. Un moine méprisable par lui-même ne peut jouir dans l'Etat d'autre considération que de celle que lui donne le préjugé de son saint ministère. La superstition le nourrit, la bigoterie l'honore et le fanatisme le canonise. Toutes les villes les plus remplies de couvents sont celles où il règne le plus de superstition et d'intolérance. Détruisez ces réservoirs de l'erreur, et vous boucherez les sources corrompues qui entretiennent les préjugés,.... et qui dans le besoin en produisent de nouveaux. Les évêques, la plupart trop méprisés du peuple, n'ont pas assez d'empire sur lui pour exciter fortement ses passions, et les curés, exacts recueillir leurs dîmes, sont assez tranquilles et bons citoyens d'ailleurs pour ne point troubler l'ordre de la société il se trouvera donc que les puissances, fortement affectées de l'accessoire qui irrite leur cupidité, ne savens ni ne sauront où leur démarche les doit conduire; elles pensent agir en politiques, et elles agissent en philosophes. Il faut avouer que Voltaire a beaucoup contribué à

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leur aplanir ce chemin; il a été le précurseur de cette révolution en y préparant les esprits, en jetant à pleines mains le ridicule sur les cucullati, et sur quelque chose de mieux.... » (1)

Ainsi, pour nous résumer en peu de mots, la philosophie forme le projet d'anéantir l'Eglise; elle comprend que son œuvre doit commencer par la destruction des ordres religieux. Déjà les Jésuites, qu'elle redoutait le plus, ont succombé sous l'influence de ses doctrines : elle s'occupe à faire subir le même sort aux autres instituts, et met à profit la cupidité des politiques qui ont formé le même dessein dans des intentions différentes.

Les malheurs des temps avaient jeté dans quelques communautés religieuses de fatales semences de désor dres qui donnaient à la philosophie de nouvelles chances de succès.

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Les abus introduits dans des communautés ou dans quelques corporations religieuses motivent de la part de l'assemblée générale du clergé de France, tenue en 1765 et 1766, un projet de réforme pour l'exécution duquel elle a recours à l'autorité du Saint-Siége et à la bienveillance du roi ; mais, contre l'intention de l'assemblée, le roi nomme à cet effet une commission dont l'archevêque de Toulouse, de Loménie de Brienne, est l'agent principal.

Enveloppés dans le tourbillon des maux de tout genre qui désolaient l'Eglise de France, les ordres religieux ne résistèrent pas toujours à cette fatale impulsion. La dis

(1) Lettre de Frédéric à d'Alembert, 1769, 2 juillet. (V. la Corresp. de d'Alembert avec le roi de Prusse.)

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