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son zèle. Les motifs allégués dans les débats, les causes judiciaires, n'étaient que des palliatifs avoués pour assurer le succès des causes juridiques, c'est à dire de l'intention des juges. Mais l'ascendant des Jésuites était le crime de la société le moins pardonnable; ce crime, dont on ne parlait pas, valait tout seul ceux dont on les chargeait d'ailleurs, et qui, par leur nature, étaient plus propres à provoquer de la part des tribunaux un arrêt de proscription.

« Ces Pères, continue d'Alembert sur ce ton goguenard qui dédaigne à la fois la justice et la vérité, ont même osé prétendre, et plusieurs évêques, leurs partisans, ont osé l'imprimer, que le gros recueil d'assertions extrait des auteurs jésuites par ordre du parlement, recueil qui a servi de motif principal pour leur destruction, n'aurait pas dû opérer cet effet; qu'il avait été compilé à la hâte par des prêtres jansénistes, et mal vérifié par des magistrats peu propres à ce travail; qu'il était plein de citations fausses, de passages tronqués ou mal entendus, d'objections prises pour les réponses; enfin de mille autres infidélités semblables. Les magistrats ont pris la peine de répondre à ces reproches, et le public (philosophe) les en aurait dispensés; on ne peut nier que parmi un très grand nombre de citations exactes, il ne fût échappé quelques méprises (seulement 758 falsifications); elles ont été avouées sans peine; mais ces méprises, quand elles seraient beaucoup plus fréquentes, empêchent-elles que le reste soit vrai? D'ailleurs lat plainte des Jésuites et de leurs défenseurs fût-elle aussi juste qu'elle le paraît peu, qui se donnera le soin de vérifier tant de passages? En attendant que la vérité s'éclaircisse, si de pareilles vérités en valent la peine, ce

recueil aura produit le bien que la nation (des philosophes) désirait, l'anéantissement des Jésuites; les reproches qu'on est en droit de leur faire seront plus ou moins nombreux, mais la société ne sera plus; c'était là le point important. (1)

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La Chalotais, qui avait si largement usé des causes judiciaires, se montrait, à son tour, aussi satisfait de ce résultat qu'indifférent sur les prétextes qui l'avaient amené. En faisant hommage au duc d'Aiguillon, dont il n'était pas encore l'adversaire, de ses deux comptesrendus, il les accompagnait d'une lettre où se lisait l'aveu suivant : « Vous ne vous embarrassez guère, monsieur le duc, des constitutions des Jésuites, ni moi non plus; cependant il faut que vous sachiez ce qui en a été dit en Bretagne.» (2)

Le procureur général de Rennes fut plus franc avec Lalande : « J'eus occasion, dit ce célèbre astronome, de voir La Chalotais à Saintes, le 20 octobre 1773; je lui reprochai son injustice; il en convint (3). » Personne cependant n'avait vu plus d'horreurs dans l'institut de S. Ignace que La Chalotais; personne n'avait paru plus effrayé des maux qui allaient en sortir si on ne se hâtait de le détruire; mais, nous l'avons déjà dit, la destruction de cette Société fut l'œuvre des passions, un outrage fait à la justice et à l'humanité. Le comte de Lally-Tolendal en était persuadé, lorsqu'il livrait ces réflexions au public: « Nous croyons pouvoir avouer dès ce moment que, dans notre opinion, la destruction des Jésuites fut une

(1) D'Alembert, De la Destruction des Jésuites, p. 142 et suiv. (2) Cité par M. Hennequin dans son plaidoyer, dans l'affaire de l'Étoile. (3) Dans la feuille intitulée le Bien informé : 14 pluviôse an x.

affaire de parti et non de justice....; que les motifs étaient futiles; que la persécution devint barbare; que l'expulsion de plusieurs milliers de sujets hors de leurs maisons et de leur patrie, pour des métaphores communes à tous les instituts monastiques, pour des bouquins ensevelis dans la poussière et faits dans un siècle où tous les casuistes avaient professé la même doctrine, était l'acte le plus arbitraire et le plus tyrannique qu'on puisse exercer; qu'il en résulta généralement le désordre qu'entraîne une grande injustice, et qu'en particulier une plaie incurable fut faite à l'instruction publique.» (1)

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CHAPITRE QUATRIÈME.

Le souverain Pontife et l'épiscopat français, duquel se séparent trois prélats jansénistes, protestent contre l'arrêt qui dissout en France la Compagnie de Jésus et flétrit son Institut approuvé par l'Eglise. Les parlements condamnent au feu ces réclamations; et pour enlever aux Jésuites dispersés les ressources de l'hospitalité, ils les forcent tous de se parjurer ou de sortir du royaume. Louis XV, malgré les efforts de toute la famille royale, contre l'avis des membres les plus sages de son conseil et par les suggestions de Choiseul, sanctionne les arrêts des parlements. Le pape publie une bulle pour confirmer et approuver de nouveau l'Institut de S. Ignace.

La chute de la Compagnie de Jésus en France fut saluée par les jansénistes et les philosophes comme le présage de la ruine de l'Église, ou comme l'aurore du règne de l'impiété; et les parlements, à la vue des ruines qu'ils venaient de faire, purent entendre les chants de triomphe

(1) Gazette de France, 1826, 15 mai.

de tous les ennemis de la religion; si des magistrats chrétiens avaient pu s'empêcher de voir dans ce concert de louanges la censure la plus sanglante de leur œuvre, ils n'auraient pas dû la méconnaître dans les reproches de l'Église désolée. Au premier bruit de leur attentat, Clément XIII éleva la voix pour le condamner et le flétrir. D'abord il adressa aux cardinaux français une lettre en forme de bref, où il exprimait en ces termes son indignation et sa douleur :

« Nous ne doutons pas que vous n'ayez été sensiblement affligés de ce qu'ont fait certains parlements de France pour détruire et anéantir la Compagnie de Jésus; et particulièrement de ce qu'ils ont déclaré irreligieux et impie un Institut approuvé comme pieux par l'Église catholique, et indignes d'être offerts à Dieu les vœux par lesquels les clercs réguliers de cette Compagnie se consacrent à lui. Ne pouvant plus longtemps supporter une insulte aussi atroce faite à l'Église catholique, nous avons, le 3 de ce mois (de septembre), dans un consistoire secret, par un décret solennel en présence de nos vénérables frères les cardinaux de la sainte Église romaine, cassé tous ces arrêts, ou plutôt nous les avons déclarés vains, sans force, nuls et de nul effet. Et certes, il n'est point de ménagement qui nous ait paru propre à sauver l'Église d'un si rude coup, que nous n'ayons employé. Plein de confiance au Dieu qui fait justice à ceux qui souffrent l'injustice, nous avons attendu dans la douleur, et patienté dans l'humilité, pour voir si ces hommes qui se sont élevés avec tant de dureté contre le jugement de l'Église sur l'Institut de la Compagnie de Jésus ne se laisseraient pas toucher par notre douceur et notre clémence. Mais trompés dans notre attente, nous avons dû

venger l'Église accusée d'avoir, en quelque façon, nourri dans son sein pendant l'espace de deux siècles le plus grand désordre, et d'avoir regardé comme pieux un Institut que ces parlements ont trouvé irreligieux et impie. Nous avons cru, V. F., devoir vous instruire de ce que nous avons fait à cet égard, et pour les droits que vous avez à une liaison particulière avec nous à raison du cardinalat dont vous êtes honorés, et afin que, fortifiés par notre exemple, vous vous opposiez dans une cause qui est celle de la religion, avec une force vraiment épiscopale, aux efforts de l'impiété contre l'Église. » (1)

La voix du Saint-Père fut entendue : l'épiscopat français unit ses protestations à celles du Saint-Siége, et comme lui il revendiqua les droits de l'Église méconnus dans la proscription de la Société.

L'illustre de Beaumont publia en faveur des Jésuites une apologie aussi complète que solide dans un mandement où la dignité du ton égale la force des raisons. Les évêques d'Amiens, de Langres, de Saint-Pons, de Sarlat, de Lavaur, de Vannes, du Puy, d'Uzès, de Pamiers, de Grenoble, de Castres; les archevêques d'Aix, d'Auch, de Tours, ses suffragants et un grand nombre d'autres prélats unirent leurs voix à la voix de l'Athanase français, et protestèrent avec lui contre l'injustice et les envahissements de la magistrature. Le jansénisme avait séparé trois prélats du corps de l'épiscopat; ces trois prélats furent donc les seuls qui ne réclamèrent point dans une affaire où les droits de l'Église étaient si évidemment compromis. C'étaient de Beauteville, évêque d'Alais; de Fitz-James, évêque de Soissons; de Grasse, évêque d'An

(4) Inséré dans les Documents, t. 1, 2o cahier.

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