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Dans un autre Mémoire, le clergé, considérant cette affaire dans ses rapports avec la juridiction ecclésiastique, s'élevait avec force contre une magistrature qui avait osé prononcer sur la matière et la validité des vœux, et dans la cause des Jésuites il défendait celle de tous les ordres religieux et les droits inaliénables de l'Église. (1)

Louis XV, enchaîné à la volonté de Choiseul et de la marquise de Pompadour, fit à de si nobles et si justes remontrances une de ces réponses indécises qui sont toujours l'expression d'un cœur faible et subjugué. Le comte de Saint-Florentin répondit donc au nom du roi à l'Assemblée générale « que ne s'étant point encore expliqué sur l'affaire des Jésuites, depuis les derniers arrêts qu'avaient rendus les parlements, il ne jugeait pas encore à propos de faire connaître à l'Assemblée une réponse précise et positive; qu'il aurait toujours grand soin de maintenir dans leur intégrité les droits du clergé ; mais qu'en attendant il fallait que l'Assemblée s'en tînt à ce qu'elle avait fait, de crainte que des démarches ultérieures de la part du clergé, sur cette matière, ne fussent contre l'objet qu'il se proposait en faveur des Jésuites. » (2)

Tel est le langage d'un pouvoir sans énergie ou sans sincérité ne se sentant pas le courage, ou n'ayant pas la volonté de défendre les droits de la justice, il lui défend de les réclamer. Cette tactique ne réussit jamais

(1) Procès-verbal de l'assemblée de 1762.

(2) Ibid. Nous ne reproduirons point ici ces diverses pièces malgré leur importance historique; elles se trouvent entre les mains de tout le monde, depuis que la guerre renouvelée de nos jours contre les ordres religieux a engagé plusieurs écrivains à les réunir dans un grand nombre de publications.

aux princes ou aux hommes en place qui l'emploient, mais elle donne à la licence une nouvelle audace et favorise ses triomphes. L'expérience a prouvé désormais que si la politique refuse de défendre les droits de la religion, la conscience ne doit jamais cesser de les réclamer.

Louis XV, qui ordonnait aux évêques de se taire, laissait agir ses parlements. Celui de Paris, fort de la faiblesse du monarque et de la connivence du ministre, brava le Souverain Pontife et l'épiscopat français, et se hâta de donner le dernier coup à la Société, dont ils demandaient si instamment la conservation. Le 6 août 1762, il porta contre cet Institut un arrêt qui le sacrifiait définitivement aux ennemis de l'Eglise.

Aujourd'hui que le tumulte, au milieu duquel fut traitée cette affaire, ne retentit plus que dans le lointain, on ne peut lire sans une surprise profonde les motifs qui portèrent les parlements à cet acte de rigueur : on éprouve je ne sais quelle honte pour des magistrats, d'ailleurs si graves, que des préoccupations et des préjugés indignes de leur caractère purent abaisser jusqu'aux pieds de la philosophie.

Pour obéir aux volontés des philosophes, dont il se faisait comme l'esclave, « Le parlement de Paris s'arro<< geant une juridiction qu'il n'avait pas;

<< Prononçant sur des matières dogmatiques réservées << aux juges de la foi;

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Appelant comme d'abus de toutes les sentences éma<< nées du siége apostolique;

«Se fiant au rapport de ses commissaires plutôt qu'à « celui des évêques, et prononçant d'après plus de sept « cent cinquante-huit faux témoignages;

<< Imposant silence aux témoins à décharge, à l'Église

« elle-même, et condamnant au feu les mémoires qui " pourraient éclairer la question;

«Se constituant tout à la fois arbitre, accusateur et « témoin ;

• Sans avoir cité les Jésuites, sans avoir entendu leurs ⚫ réclamations, sans avoir répondu juridiquement à leurs « apologies,

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« Déclare ledit institut inadmissible, par sa nature, « dans tout état policé, comme contraire au droit natu<< rel, attentatoire à toute autorité temporelle et spiri«<tuelle (1); ferme toutes les maisons des Jésuites en << France, et fait brûler par la main du bourreau des ou« vrages que toutes les écoles du monde catholique vé« nèrent et enseignent encore aujourd'hui.

« L'arrêt de la cour ordonnait en outre que tous les ci« devant Jésuites ne pourraient remplir de grades dans «< aucune des universités de son ressort, ni chaire d'enseignement, ni fonctions ayant charge d'âmes, ni gé« néralement aucun emploi, s'ils n'avaient préalable«< ment prêté serment de tenir et professer les libertés de l'Église gallicane et les quatre articles du clergé de « France, contenus en la déclaration de 1682....; de

(1) « Il ne se peut rien imaginer de plus odieux et de plus dérisoire, remarque ici M. de Saint-Victor, que de voir cette assemblée de gens de robe, qui supprimait les brefs du pape, exilait les évêques, emprisonnait et bannissait les prêtres, prendre hypocritement fait et cause pour la puissance spirituelle, à l'égard d'un ordre religieux que le pape déclarait utile à l'Église, et soutenait contre les arrêts de ces factieux par de nombreux brefs qu'ils supprimaient encore; en faveur duquel le corps épiscopal entier élevait des réclamations qu'ils flétrissaient de condamnations infamantes, et qu'il n'était permis à aucun membre du clergé de défendre sous peine de châtiment. (Tableau de Paris, 2o part., t. 4, in-8°, p. 333, en note.)

<«< combattre en toute occasion la morale pernicieuse «< contenue dans les Extraits des assertions....; notam«ment de ne point vivre désormais, à quelque titre et « sous quelque dénomination que ce puisse être, sous « l'empire de leurs constitutions et de leur institut. » (1) Au signal que venait de leur donner le parlement de Paris, les parlements des provinces portèrent aussi un arrêt définitif contre les Jésuites de leur ressort, les proscrivirent pour les mêmes motifs et exigèrent d'eux les mêmes serments. (2)

Si, dans une mesure qui fut l'ouvrage des passions, il était permis de chercher les traces de la logique, on accorderait difficilement les motifs pour lesquels les Jésuites furent proscrits avec les injonctions que leur firent leurs juges. Leurs règles, disait-on, étaient un code de scélératesse, et leur doctrine la théorie de tous les crimes, même de ceux qui semblaient défier l'imagination humaine avant que les ennemis de la Compagnie les eussent inventés. Or les dépositaires de l'autorité, les gardiens de la justice chargés de veiller à la sûreté publique, pouvaient-ils prudemment disperser au milieu de la so

(1) P. Cahour, Des Jésuites, par un Jésuite, 2o part., p. 225 et suiv. (2) Nous renouvelons ici les réserves que nous avons déjà faites ailleurs. Dans tous les parlements les magistrats les plus respectables formèrent une imposante minorité, dont l'énergique résistance aurait peutêtre épargné à leurs corps respectifs cet acte d'iniquité, si des manœuvres honteuses n'avaient fait échouer de si nobles efforts. Les suffrages se partagèrent dans les proportions suivantes : A Rouen, 20 contre 13; à Rennes, 32 contre 29; à Toulouse, 44 contre 39: à Aix, 24 contre 22; à Bordeaux, 23 contre 19; à Perpignan, 5 contre 4.

Les parlements de Douai, de Besançon et d'Alsace refusèrent alors de mentir à leur conscience. Le conseil provincial de l'Artois se déclara aussi pour les Jésuites; mais il ne put soutenir ses arrêts, qui furent cassés par le parlement de Paris.

ciété civile des hommes façonnés sur ces règles? Ne devaient-ils pas craindre, en les forçant à se diviser, de répandre partout avec eux des brandons de discorde, et de leur donner les moyens de propager les fléaux qu'on disait vouloir conjurer? Bien plus, pouvaient-ils penser que les membres de cet ordre, tous animés de l'esprit de leurs règles, sauraient respecter la religion du serment? On n'exige un serment de fidélité que de celui qu'on regarde comme un homme loyal, capable de tenir à sa promesse et de la remplir. En imposant cette condition aux individus de l'ordre, les parlements leur supposaient donc de la franchise et de la loyauté, et les absolvaient par conséquent de tous les crimes qui avaient servi de prétexte à leur proscription. Il suit de là, et de leur innocence prouvée d'ailleurs, que, dans cette affaire, les proscrits n'étaient pas les coupables. Mais on voulait les perdre, et les prétextes, surtout les plus absurdes, ne manquèrent jamais à la haine et à la vengeance. Les ennemis de la religion eux-mêmes l'avouèrent en cette circonstance.

D'Alembert, qui alors pour la première fois fut content de la magistrature, divisait en deux classes les causes de la condamnation des Jésuites les causes juridiques et les causes judiciaires. Les causes juridiques étaient celles qui animaient les magistrats, mais que ceux-ci craignaient d'avouer; les causes judiciaires étaient les motifs avoués de leurs poursuites. La principale cause juridique, selon le même auteur, pour laquelle les parlements supprimèrent la Société en France, fut l'influence qu'elle exerçait sur les populations, soit par l'enseignement, soit par les congrégations, soit, en un mot, par tous les moyens honorables que lui suggérait

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