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trines: c'était une conséquence nécessaire du jugement parlementaire; l'abbé de Chauvelin se chargea de la tirer. Il la dénonça donc aux chambres assemblées avec un emportement qui lui mérita, de la part de Voltaire, le surnom de Bellérophon. Il cita des textes, des passages, des bouts de phrases, qui, arrangés dans un certain ordre, signifiaient tout ce qu'on voulait qu'ils signifiassent. Un auteur allemand a fait un gros livre pour prouver aux partisans du libre examen que l'Ecriture sainte recommande le culte du démon. Avec la même méthode, l'abbé de Chauvelin pouvait bien représenter l'Institut de S. Ignace comme un code d'infamie, et trouver dans les auteurs qui l'ont suivi des fauteurs de la démonolâtrie. Il y avait néanmoins cette différence entre les deux ouvrages, que le premier n'était que plaisant, selon l'intention de son auteur, et que le second, compilé à l'instigation de Chauvelin, joignait l'excès du ridicule à l'excès d'horreur et de cruauté, d'après les vues de l'abbé et de ses coopérateurs. Ceux-ci organisaient au monastère des Blancs-Manteaux, sous la direction du janséniste Clémencet, une espèce de comité, où d'infatigables faussaires travaillaient nuit et jour à compiler l'énorme recueil de mensonges que résumait en ces termes le titre interminable:

« Extraits des Assertions dangereuses et pernicieuses en tout genre, que les soi-disant Jésuites ont dans tous les temps et persévéramment soutenues, enseignées et publiées dans leurs livres, avec l'approbation de leurs supérieurs généraux.

« Vérifiés et collationnés par les commissaires du parlement, en exécution de l'arrêté de la cour, du 31 août 1761, et arrêt du 3 septembre suivant, sur les livres, thèses, ca

hiers composés, dictés et publiés par les soi-disant Jésuites, et autres actes authentiques. »

Ce fut dans le même monastère et sous la même direction que se fabriquèrent en 1763 les actes du conciliabule d'Utrecht, et en 1786 les actes du conciliabule de Pistoie. (1) Les extraits des assertions ne pouvaient pas avoir une autre origine. (2)

De son côté, le parlement, excité sans relâche par l'abbé de Chauvelin, multipliait les arrêts contre les Jésuites, malgré l'intention bien connue du souverain. Par un arrêt du 18 juillet, il leur ordonna de fermer leur collége de Paris, défendit aux Français de fréquenter leurs écoles, ou d'embrasser leur Institut. Le roi suspendit, par des lettres-patentes, l'exécution de ces différentes mesures (19 août 1761): mais le parlement ajouta à l'enregistrement une clause qui était la mesure de sa soumission i stipula que cette suspension aurait pour terme le 1er avril de l'année suivante.

Dans cet intervalle le roi prit un sage parti, qu'il aurait

(1) Journal hist. et litt. de Feller, 1787, mai, p. 122.

(2) « Pour y mieux conduire (à l'expulsion des Jésuites) on rédigea ce volume monstrueux des assertions prétendues de leurs casuistes et autres écrivains, et l'on en inféra qu'ils enseignaient une doctrine meurtrière et abominable, non seulement contre la sûreté de la vie des citoyens, mais même contre celle des personnes sacrées des souverains. L'orage était violent, et cependant les Jésuites y auraient échappé si leur conduite eût été aussi versatile qu'on la représentait; si par une dissimulation contraire à la simplicité religieuse, mais prescrite par cette prudence humaine qu'ils possédaient, disait-on, à un degré si supérieur, ils eussent voulu se conformer aux temps, aux lieux, aux circonstances, aux personnes; si le général n'avait montré une inflexibilité qui ne devrait jamais être que le caractère de l'homme juste, mais du moins l'attribut d'une âme grande et héroïque. » ( Vie privée de Louis XV, t. 4, p. 63-64.)

dû poursuivre avec vigueur: il convoqua extraordinairement à Paris une assemblée d'évêques, et leur soumit les questions suivantes :

1° Quelle est l'utilité dont les Jésuites peuvent être en France, et quels sont les avantages ou les inconvénients des différentes fonctions qui leur sont confiées ?

2° Quelle est la manière dont ils se comportent dans l'enseignement et dans la pratique, sur les opinions contraires à la sûreté de la personne des souverains, sur la doctrine des quatre articles de 1682, et en général sur les opinions ultramontaines?

3° Quelle est leur conduite sur la subordination aux évêques; et n'entreprennent-ils point sur les droits et les fonctions des pasteurs?

4° Quel tempérament pourrait-on apporter en France à l'autorité du général des Jésuites, telle qu'elle s'y exerce?

Deux siècles de dévouement à la religion et à la patrie se levaient en présence du monarque pour répondre en faveur de ces religieux. Le témoignage que leur rendit l'assemblée ne fut ni moins favorable ni moins glorieux. Les prélats réunis firent à ces quatre questions une réponse qui aurait rassuré et affermi la justice d'un roi moins indolent. (30 décembre 1761.) (1)

De cinquante prélats dont l'assemblée se composait, quarante demandèrent le maintien de la Compagnie dans dans son état actuel; (2) quatre, parmi lesquels se trou

(1) Collection des Procès-verbaux des assemblées générales du clergé de France, t. 8, 2o par., pièces justificatives, no 1, p. 130.

(2) L'illustre Beaumont, archevêque de Paris, qui ne faisait point partie de l'assemblée, adhéra à ce premier avis dans une lettre qu'il écrivait au roi le 1er janvier 1762, et qu'il terminait ainsi : « Permettez, Sire, qu'en renouvelant entre vos mains ma parfaite adhésion à cet acte

vaient deux parents et deux créatures du duc de Choiseul, donnèrent séparément leur avis, et proposèrent quelques modifications au régime de la Société.

De Fitz-James, chef du parti janséniste, rendit à tous les membres de la Compagnie, l'hommage suivant: «Quant à leurs mœurs (des Jésuites), elles sont pures. On leur rend volontiers la justice de reconnaître qu'il n'y a peutêtre point d'ordre dans l'Eglise dont les religieux soient plus réguliers et plus austères dans leurs mœurs. Puis il conclut seul à leur suppression. (1)

Il n'est pas difficile de dire à quel avis se serait arrêté un prince énergique; mais le faible Louis XV, circonvenu par Choiseul, par la marquise de Pompadour et par d'autres perfides conseillers, prit un juste milieu qui ne satisfaisait ni la haine des uns, ni à la justice due aux autres. Il décréta que les Jésuites vivraient en France dans l'observation de leurs règles, modifiées selon les vues des quatre évêques qui avaient donné ce dernier avis. (2)

Le parlement ne demandait pas un demi-triomphe : il n'admettait l'existence de la Société à aucune condition. Encouragé par le ministre et la favorite, (3) il refusa

solennel, j'implore de nouveau votre justice et votre autorité souveraine en faveur d'un corps religieux célèbre par ses talents, recommandable par ses vertus, et digne de votre protection par les services importants qu'il rend depuis deux siècles à la religion et à l'état. (Dans le 1er cahier du 1er tome des Documents, etc.)

(1) M. Picot, Mémoires pour servir à l'Histoire ecclésiastique pendant le dix-huitième siècle, année 1761, 30 décembre.

(2) L'ensemble de ces modifications opérait dans les constitutions de l'ordre une altération qui l'aurait infailliblement conduit à sa ruine en France; c'est ce que le Souverain Pontife lui-même fit observer à Louis XV dans le bref qu'il lui adressa à ce sujet, le 18 janvier 1762.

(3) Lacretelle, Histoire de France pendant le dix-huitième siècle, t. 4, p. 31 ( édit. de 1810).

d'enregistrer le décret du roi, et le força bientôt après de céder aux volontés de ses sujets. (1)

CHAPITRE SECOND.

Dans les attaques que les parlements livrent à la Compagnie de Jésus, des procureurs généraux, tels que La Chalotais, loué par Voltaire, et Monclar, combattu par le président d'Eguilles, manifestent le dessein de séparer la France de l'unité catholique.

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Le parlement de Paris avait donné le branle à cette affaire; les parlements des provinces le suivirent. Celui de Rouen se montra le plus empressé; celui de Rennes fut le plus ardent. La Chalotais, qui remplissait dans ce dernier les fonctions de procureur général, appartenait à l'école voltairienne, et il en poursuivait les projets avec un acharnement égal à sa haine pour l'Église. Il prononça devant les chambres assemblées, sur les constitutions de la Compagnie de Jésus, deux comptes-rendus que l'on peut regarder comme deux violents manifestes de la philosophie. La Chalotais y déclame à la fois et contre les Jésuites, et contre tous les ordres religieux, et contre la cour de Rome, et contre la juridiction épiscopale. Les froides expressions de respect et d'amour pour la religion et le roi (2), sous lesquelles il essaie de

(1) Voir parmi les Pièces justificatives no 112, les beaux sentiments que manifesta dans ces circonstances un père Jésuite au nom de son corps.

(2) La tactique des génuflexions, des prostrations et des témoignages de respect n'est pas nouvelle, comme on voit: elle date de l'époque où l'on inventa le poignard respectueux.

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