Page images
PDF
EPUB

lice peu docile & impatiente fe mutineroit & fe porteroit à la révolte, fi elle n'étoit pas occupée au dehors, jufqu'à ce que châtiée par les mauvais fuccès, elle fe corrige & fe tempere. Ceux qui gouvernent des Etats ainfi conftitués, devroient s'eftimer bien à plaindre. C'eft un malheur d'être voifin de pareils Etats, qu'il faut regarder comme des peuples encore mal policés, tels qu'ils étoient dans ces fiecles d'ignorance auxquels ont fuccédé des âges plus éclairés. Mais du moins ces écarts de la raison ne font pas de durée; & comme c'eft alors la multitude qui agit, elle fe refroidit promptement, & rentre aussi aisément dans l'état de paix qu'elle en

eft fortie.

Il n'y aura encore qu'une néceffité morale à déclarer la Guerre pour de fimples foupçons ou craintes d'attaques non fuffifamment caractérisées. On dit en général, qu'il faut prévenir fon ennemi. Cela peut être vrai en foi dans les principes de l'art militaire, relativement à certaines pofitions locales; mais quant à l'eftimation d'un danger de Guerre, c'eft là où il peut y avoir beaucoup d'arbitraire, & qu'il faut être fort févere fur foimême pour ne point adopter des craintes frivoles comme des craintes réelles, & ne pas s'expofer, à propos de rien, aux hafards d'une Guerre.

Un avantage particulier pour tout gouvernement de n'entreprendre que des Guerres indifpenfables & phyfiquement néceffaires, eft d'avoir plus de facilité à trouver des fecours d'hommes & d'argent dans fa propre nation. Et même en tout Etat, quelque abfolu qu'en puiffe être le gouvernement, ce n'eft pas une petite confidération à faire pour l'homme public, quand il ne fera pas dans le dangereux principe qu'avec le poids de l'autorité tout eft égal. En effet, chacun fe prête avec empreffement à un engagement forcé qui n'a rien que de conforme à fon goût & à fes fuffrages. S'il arrive quelque échec, chacun s'empreffe & concourt à le réparer; & c'est toujours un ennemi bien dangereux à combattre & à attaquer, qu'une nation unanime & de bonne volonté dans fes efforts. Nous trouverons dans ce même principe la raifon de la foibleffe ordinaire des armées combinées de plufieurs nations. Le même efprit n'en conduit pas toutes les parties; le même intérêt ne leur parle pas intérieurement. Hors une, toutes marchent par l'impulfion d'un devoir ftrict. Or c'eft la volonté qui fait les héros; le devoir ne fait communément que des foldats.

Il y a plufieurs façons dont la guerre peut devenir phyfiquement néceffaire, & c'eft prefque toujours (qu'on me permette de le dire, fans craindre d'exagérer) la faute de l'homme public ou du gouvernement intérieur. Il feroit même poffible de prévenir celle dont nous avons parlé, c'est-àdire, une agreffion imprévue & certaine. En effet, fi un gouvernement fe ménageoit des reffources par la bonté d'une adminiftration intérieure, fuivie & intelligente; s'il affuroit fa confidération par des alliances naturelles & non fufpectes; s'il ne s'engageoit pas pour des intérêts étrangers qui fouvent lui font inutiles; s'il n'entreprenoit pas de foutenir des prétentions ou

hafardées ou dangereufes pour des tiers, eft-ce qu'on fe porteroit aisément à l'attaquer & à lui déclarer la guerre, ou à le mettre dans la néceffité de la faire? Les forces étant relatives; c'eft la foibleffe de l'un qui fait la force de l'autre. Et l'on peut bien ici appliquer cette maxime fi célébre: Si vis pacem, para bellum. Qui eft-ce qui fe déterminera à prendre les armes, quand il n'y aura, comme on le dit vulgairement, que des coups à gagner? Il n'eft perfonne qui pouffe auffi loin l'extravagance politique dont le châtiment feroit prompt; mais c'est dans ce point de vue précifément que les lumieres & la rectitude du bon fens font, comme nous l'avons dit précédemment, fi néceffaires à l'homme public, que fans cela il arriveroit fans le favoir au bord du précipice. Prefque toujours on eft foi-même l'ouvrier de fon propre malheur & de fa propre ruine; & il n'eft prefque aucun de ces événemens d'éclat lors defquels le politique, revenant fur lui-même, ne fût, de bonne foi, obligé de convenir qu'avec plus de lumieres & de prudence, ou moins d'entêtement, il auroit pu ne pas laiffer venir les chofes à l'extrémité ou à la néceffité d'une guerre. Souvent donc la guerre eft long-temps inévitable dans l'intérieur du cabinet, fans que celui qui y fiege s'en doute, & avant que les fignes extérieurs de fa néceffité puiffent paroître aux yeux du public & exciter la prévoyance des politiques. Plufieurs mériteroient qu'on leur dît: Je vois bien que dans ce moment-ci la guerre eft néceffaire; mais qu'avez-vous fait pour arriver à ce point d'extrémité ou pour éviter d'y étre amené? Je pense qu'il en eft peu, qui ne fuffent embarraffés de répondre, s'ils étoient de bonne foi.

Cette queftion n'auroit-elle pas été bien placée vis-à-vis de Philippe II, qui, je crois, fe fût bien gardé d'ouvrir fon porte-feuille aux curieux, & de dévoiler les principes de cette politique fourde, qui pendant la plus grande partie de fon regne, mit toute l'Europe en armes ?

Les refforts fecrets de l'ambition de Charles V, & peut-être un peu auffi de François Premier, ne les ont-ils pas conduits fréquemment à la néceffité de guerres qui, dans le fond, auroient pu fort facilement n'avoir pas lieu?

Il faudroit donc, pour juger bien fainement de la vérité de cette néceffité phyfique, & pour déterminer la part que légitimement on y pourroit prendre, avoir pu pénétrer dans l'intérieur des cabinets; mais malheureufement cette recherche, impoffible d'ailleurs en elle-même, feroit un inutile fecours, quand les choles font venues à un état forcé qui donne lieu à des rapports accidentels defquels il faut partir, malgré foi, pour fixer les principes de fa politique ou de fa conduite actuelle. C'eft par cette raison qu'aucune des œuvres apparentes des différens cabinets politiques, ne doit être indifférente ni négligée dans le cours ordinaire de la méditation intérieure. Une démarche a toujours quelque principe, quelque vue prochaine ou éloignée; il faut tâcher de la préjuger le plus vraisemblablement qu'il

eft poffible. Dans le nombre de ces combinaifons anticipées, il y en pourra avoir plufieurs fauffes, mais la véritable y fera prefque furement; & le chef-d'œuvre dans l'ordre politique, eft d'être préparé à tout événement.

Les Etats républicains fourniffent beaucoup moins d'exemples de ces égaremens ou de ces négligences politiques qui conduifent aux guerres néceffaires. Il y a un intérêt général & dominant de confervation qui les porte à éviter les engagemens hafardeux & les démarches équivoques, ainfi que tout ce qui peut forcer leur fituation & les rapports de leur politique naturelle. Ils prévoyent de loin, marchent, pour ainfi dire, à pas lents, & toujours la fonde à la main pour prévenir les naufrages imprévus: d'ailleurs, les coopérateurs au gouvernement changent fouvent, & arrivent toujours remplis de ce même principe d'intérêt général. Ils font rarement quelque chofe qui conduife forcément aux événemens d'éclat; & quand, de paffifs que font communément les républicains dans l'ordre politique ils deviennent acteurs, c'eft ordinairement une réfolution du moment, & malgré eux, ou par quelque impulfion étrangere qui échauffe la multitude. Mais en général, il y a chez eux plus de fageffe & plus de gens réfléchiffans; les démarches y font plus mefurées & calculées; & comme ils n'avancent que par degrés réfléchis, ils font moins dans le cas d'avoir à reculer.

Ce font auffi, dans les occafions de réconciliation, les médiateurs les plus naturels.

TOUTE

Des guerres utiles dans l'ordre politique.

OUTE guerre qui n'eft pas néceffaire, ne peut être que guerre utile ou guerre de fimple convenance: mais fi la néceffité eft une condition abfolue de la légitimité des guerres, pourra-t-on mettre au rang des guerres légitimes celles qui ne peuvent être regardées que comme utiles, & ne pourra-t-on pas réclamer le principe vrai en lui-même, qu'il n'eft pas permis de faire un mal certain pour opérer un bien eftimatif? Il eft cependant vrai qu'il peut y avoir des guerres utiles, felon l'ordre politique, & que l'intérêt public peut confeiller & demander. Ce feroient, pour ainfi dire, des guerres de prudence & de fage prévoyance. Leurs motifs, à les fuppofer bien pefés, bien épurés & bien éclaircis, ne devront-ils pas balancer la précifion du principe? Et comme nous l'avons déjà obfervé dans le livre précédent, n'y a-t-il pas des exemples d'objets que l'intérêt ou le vœu unanime des nations a, pour ainfi dire, confacrés comme légitimes, quoique moins conformes à la rigueur des principes de droit?

Il est donc queftion de mettre de la bonne foi & de la maturité dans l'examen, & le jugement des circonstances que l'on prévoit affez nuifibles au corps fyftématique de l'Europe, pour déterminer à prendre des partis forts. Une altération dans l'ordre des poffeffions, un accroiffement imprévu, quoique peut-être légitime dans fes moyens, peut exciter des inquié

rudes bien fondées. S'il faut, parce que le mal n'est pas arrivé, refter tranquille malgré la certitude morale du mal, ne fera-ce pas le cas de pouvoir dire que fummum jus fumma injuria, puifque conftamment il en coûte beaucoup moins ordinairement pour prévenir le mal que pour y remédier? Les intentions peuvent être fort pures dans ces fortes d'occafionslà, quoiqu'il en résulte des maux de aétail; & je fuis, par exemple, affez porté à croire qu'une puiffance n'a voulu que confacrer fes armes aux intérêts de l'équilibre, quand je vois fa modération fe refufer à tous accroiffemens & à tous avantages particuliers.

Il est vrai que dans l'ordre public comme dans l'ordre particulier, chacun fe pare du vernis du défintéreffement, & que quelquefois ce n'est que le faux éclat d'une belle fuperficie; mais fouvent auffi l'on eft de bonne foi avec foi-même dans les principes qui font agir.

Quand le grand Edouard d'Angleterre envahit la France & forma la chimere de la réunir à fa couronne, les défenfeurs de la France, quoique fans caufe directe de rupture avec lui, ne s'armerent-ils pas fort légitimement, & n'étoient-ils pas fondés à croire qu'une guerre qui pouvoit empêcher la ruine totale de la France, étoit une guerre utile dans l'ordre politique? Edouard montroit une ambition démefurée qui légitimoit tous les obftacles qu'elle pouvoit rencontrer.

Lorfque Charles V, réunit fur fa tête la couronne Impériale avec celle d'Espagne, ceux qui, à main armée, traverfoient fon ambition, ne pouvoient-ils pas penfer de très-bonne foi qu'ils travailloient pour le falut de l'équilibre? Autant peut-être en pouvoit-on dire, & aufli légitimement, fi François Premier avoit pu faire réuffir le projet de fon élection à l'Empire. Le grand projet qu'à l'ouverture de la fucceffion de Juliers, Henry IV, forma, & dans l'exécution duquel une mort tragique le prévint, ne pouvoit-il pas être mis dans le même rang des entreprises utiles dans l'ordre politique? Il ne pouvoit pas convenir à l'Europe que l'Efpagne achevât d'envelopper la France, & qu'elle la tint affiégée, pour ainfi dire, dans fa propre enceinte. Henry avoit trouvé des coopérateurs qui auroient, avec jui, fait une Guerre utile & légitime..

Dans de grands événemens plus rapprochés de nos jours, l'Europe, à tort ou raifon, s'eft parée de ce même motif frappant, quand elle s'eft réunie par des efforts communs, qui ont peut-être coûté trop cher pour l'utilité réelle dont ils ont été, ou dont même ils pouvoient être. La queftion auroit donc pu fe réduire à examiner la valeur des craintes qui réunirent tant de têtes, & fi elles n'étoient pas un mafque pour couvrir des vues particulieres d'agrandiffement; mais cette difcuffion excede l'étendue de notre plan.

C'est ici qu'il eft utile de bien connoître l'équilibre de l'Europe, & néceffaire de faire ufage des connoiffances que l'on a acquifes en ce genre, car c'eft l'examen de ce qui intéreffe effentiellement cet équilibre, qui

peut feul caractériser l'utilité réelle de la Guerre; car nous n'entendons point ici parler de cette utilité particuliere qui ne feroit que des Guerres de convenance, Voyez CONVENANCE. & ce n'eft que relativement à l'objet général que nous penfons qu'on peut trouver des Guerres légitimes par leur utilité.

Il est bien difficile, à la vérité, que dans cet examen il n'entre pas un peu de vues d'intérêt autre que l'intérêt général de l'équilibre, qui en foi ne feroit indifférent pour aucune Puiffance; & c'eft ce qui fait l'arbitraire en ce point, qui, dans l'examen, eft fufceptible d'un peu plus ou moins d'impartialité. L'on peut dire que c'eft alors que le fort public dépend quelquefois bien dangereufement des principes & de la probité des différens gouvernemens. Quel mal ne peuvent pas faire alors une tête échauffée, un intérêt mal entendu de gloire, un défir indifcret de vengeance, & mille autres motifs particuliers impoffibles à détailler? C'eft pour cela qu'il eft bien important de donner, autant qu'il eft poffible, des points fixes d'obfervations qui puiffent prévenir les erreurs de jugement & d'eftimation. Il est rare encore que pour prix des hafards & des dépenfes auxquelles on s'eft expofé, on ne forme pas quelque prétention fous le prétexte ou fur le fondement de fe procurer une jufte indemnité; & il eft peu de diftance de ces prétentions-là à l'ambition intéreffée. C'est là où tombent fouvent les voiles dont on s'eft envéloppé pour accréditer le fyftême de fon defintéreffement.

Après tout, pour raffurer l'équilibre, il n'eft pas toujours néceffaire de conquérir fur la Puiffance que l'on craint qui ne l'ébranle; il eft mille moyens de fimple administration qui peuvent fuffire pour la mettre dans la néceffité de renoncer à tout projet ambitieux, tels, particuliérement, des préparatifs de Guerre faits à propos, quoique fans aucune deftination apparente, qui conduifent à la néceffité de s'expliquer réciproquement, & qui annonçant la découverte du projet, le rompent pour le moment préfent, & fouvent pour long-temps; c'eft quelquefois tout autant qu'il en faut pour l'équilibre auquel il eft, comme on le peut aifément imaginer, bien des moyens de pourvoir.

Chaque Puiffance, felon fa conftitution, fes forces ou fes reffources, peut par différentes manieres donner de juftes alarmes fur l'équilibre. De là les différentes façons de prévenir cet inconvénient.

A fuppofer la Guerre, peut-être faudra-t-il contre les unes aller jusqu'à projeter des démembremens; contre d'autres, il fuffira de les avoir épuifées en hommes, parce que fans eux on ne fait point la Guerre; contre d'autres, on pourra fe borner à leur faire augmenter leurs dettes d'Etat, & à faire tomber leur crédit public, ce qui eft un des moyens le plus certain de mettre dans l'impuiffance de nuire.

Il faut donc fe fixer à cette maxime invariable, qu'il n'eft de vrai motif des Guerres utiles dans l'ordre politique, que l'intérêt démontré de la

tranquillité

« PreviousContinue »