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ma vie, dont la perte ne fauroit jamais être réparée, me permet de me défendre, me met dans le droit que nous donne l'état de Guerre, de tuer mon agreffeur, lequel ne me donne point le temps de l'appeller devant notre commun juge, & de faire décider par les loix, un cas dont le malheur peut être irréparable. La privation d'un commun juge revêtu d'autorité, met tous les hommes dans l'état de nature, & la violence injufte & foudaine, dans le cas qui vient d'être marqué, produit l'état de Guerre, foit qu'il y ait, ou qu'il n'y ait point de commun juge.

Mais quand la violence ceffe, l'état de Guerre ceffe auffi entre ceux qui font membres d'une même fociété; & ils font tous également obligés de se foumettre à la pure détermination des loix : car alors ils ont le remede de l'appel pour les injures paffées, & pour prévenir le dommage qu'ils pourroient recevoir à l'avenir. Que s'il n'y a point de tribunal devant lequel on puiffe porter les caufes, comme dans l'état de nature; s'il n'y a point de loix pofitives & de juges revêtus d'autorité; l'état de Guerre ayant une fois commencé, la partie innocente y peut continuer avec juftice, pour détruire fon ennemi, toutes les fois qu'il en aura le moyen, jufques à ce que l'agreffeur offre la paix & défire fe réconcilier fous des conditions qui foient capables de réparer le mal qu'il a fait, & de mettre l'innocent en fureté pour l'avenir. Je dis bien plus, fi on peut appeller aux loix & s'il y a des juges établis pour régler les différends, mais que ce remede foit inutile, foit refufé par une manifefte corruption de la juftice & du fens des loix, afin de protéger & indemnifer la violence & les injures de quelquesuns & de quelque partie, il eft mal-aifé d'envisager ce défordre autrement que comme un état de Guerre: car lors même que ceux qui ont été établis pour adminiftrer la juftice, ont ufé de violence, & fait des injuftices, c'eft toujours injuftices, c'eft toujours violence, quelque nom qu'on donne à leur conduite, & quelque prétexte, quelques formalités de juftice qu'on allegue; puifqu'après tout le but des loix eft de protéger & foutenir l'innocent, & de prononcer des jugemens équitables à l'égard de ceux qui font foumis à ces loix. Si donc on n'agit pas de bonne foi en cette occafion, on fait la Guerre à ceux qui en fouffrent, lefquels ne pouvant plus attendre de juftice fur la terre, n'ont plus pour remedes que le droit d'appeller au ciel.

Pour éviter cet état de Guerre, où l'on ne peut avoir recours qu'au ciel, & dans lequel les moindres différends peuvent être fi foudainement ter minés, lorsqu'il n'y a point d'autorité établie qui décide entre les contendans; les hommes ont formé des fociétés, & ont quitté l'état de nature: car il y a une autorité, un pouvoir fur la terre, auquel on peut appeller, l'état de Guerre ne continue plus, & les différends doivent être décidés par ceux qui ont été revêtus de ce pouvoir. S'il y avoit eu une cour de jaftice de cette nature, quelque jurifdiction fouveraine fur la terre pour ter miner les différends qui étoient entre Jephté & les Ammonites; ils ne fe

feroient jamais mis dans l'état de Guerre : mais nous voyons que Jephté fut contraint d'appeller au ciel. Que l'Eternel, dit-il, qui eft le juge, juge aujourd'hui entre les enfans d'Ifrael, & les enfans d'Ammon. Enfuite, se repofant entiérement fur fon appel, il conduit fon armée pour combattre. Ainfi, dans ces fortes de difputes & de conteftations, fi l'on demande, qui fera le juge? L'on ne peut entendre, qui décidera fur la terre & terminera les différends? Chacun fait affez, & fent affez en fon cœur ce que Jephté nous marque par ces paroles, l'Eternel, qui eft le juge, jugera. Lorfqu'il n'y a point de juge fur la terre, l'on doit appeller à Dieu dans le ciel. Du gouvernement civil, par LOCKE.

Des Guerres nécessaires dans l'ordre de la politique.

U NE des conditions qu'exige Grotius pour caractériser une Guerre légitime, eft qu'elle foit néceffaire. La raifon en eft fimple. Puifque c'est un mal certain & évident, il faut pour le légitimer, pour ainfi dire, une néceffité abfolue de le faire d'ailleurs, quand cette condition ne feroit pas de principe ftric & effentiel, de juftice naturelle & divine, le bonheur des humains demanderoit que par le confentement de toutes les nations, ce fût une regle inviolable, ou bien on peut dire que l'intérêt feul de tous les peuples en auroit dû faire une loi de rigueur.

La Guerre a été parfaitement définie, ratio ultima regum, pour exprimer que ce doit être la derniere de toutes les reffources, & qu'elle ne doit être employée que quand tous les autres moyens d'avoir juftice ou fatiffaction ont été épuifés. Ainfi, loin qu'il foit légitime de fe porter à des négociations ou à des réfolutions qui puiffent rendre la Guerre néceffaire, il faudroit au contraire qu'elles euffent toutes pour objet de la prévenir. On devroit juger d'un gouvernement prompt à prendre les armes, comme d'un particulier dans l'ordre civil, toujours prêt à entrer en procès, fans donner le temps d'effayer les voies de conciliation. Ce particulier feroit eftimé un homme fort incommode dans la fociété. Dans l'ordre public comme dans l'ordre particulier ce peut être le moyen d'être craint, mais non pas celui de fe faire des amis. Ils ne font pas moins précieux dans l'ordre public que dans l'ordre particulier; & malgré le préjugé vulgaire que les hommes, & fur-tout les corps publics, ne fe meuvent que par l'intérêt, j'ai vu quelquefois le fentiment influer fur leurs mouvemens, & y balancer même pendant quelque temps la confidération de l'intérêt; cependant on ne peut pas fe plaindre de la préférence que revendiquent les intérêts.

Toute Guerre en général, eft dans l'ordre politique un grand mal, parce qu'elle en eft ordinairement le renverfement. Si elle pouvoit, comme la négociation, avoir des gradations mefurées, fi l'on en pouvoit fixer le terme, elle feroit fans doute moins à redouter; mais ce terme dépend des

événemens

événemens qui deviennent quelquefois, malgré toute la prudence humaine, les tyrans des maximes politiques.

La Guerre, de quelqu'efpece qu'elle foit, doit toujours avoir pour objet de rentrer, le plutôt qu'il eft poffible, dans un état permanent de tranquillité, puifque, felon la loi naturelle, l'état de paix eft pour l'homme un état primitif d'ailleurs, les regles du bon fens qu'on peut puifer dans une expérience conftante, nous apprennent qu'en comparant les conditions des traités qui terminent les Guerres, avec les vues & les motifs qui les ont fait entreprendre, on ne trouve prefque point de Guerres qui aient entiérement rempli les vœux de ceux qui les ont entreprises; car je n'entends point parler de ces expéditions militaires qui ont anéanti des nations entieres, telles que la derniere Guerre punique, qui détruifit Carthage, telles que ces efpeces d'inondations qui ont occafionné la fubverfion de tant d'empires. Il n'eft heureusement plus aujourd'hui de ces révolutions-là possibles, à caufe de l'état & du partage actuel de l'Europe.

Il peut y avoir, & l'on peut diftinguer, pour les Guerres néceffaires, deux genres différens de néceffité, l'une phyfique, & l'autre morale. Les Guerres défenfives font de la premiere claffe, parce que la défenfe de foi-même eft de droit naturel. Les Guerres offenfives peuvent être de la feconde, car il peut arriver une néceffité phyfique de dévancer un ennemi certain, & de prévenir un projet d'agreffion. Le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la néceffité d'attaquer.

Les Guerres défenfives font occafionnées par quelque invafion réelle ou conftante, ou par quelque offenfe dans les procédés, ou par l'infraction de traités exiftans, ou par les intérêts d'alliés avec lefquels on eft lié par des engagemens de garantie. On ne parle pas encore ici des amis fimples de convenance, avec lefquels on n'a pas d'engagemens.

Les Guerres offenfives, eftimées néceffaires, fe font pour prévenir un mal, ou prochain ou vraisemblable. C'eft par cette raifon qu'on ne les range que dans la claffe de la néceffité morale, & c'eft celle fur laquelle il peut y avoir en effet un peu plus d'arbitraire.

Il y a entre les hommes, même en matiere politique, un fentiment de juftice qui agit fur leurs efprits dans les occafions effentielles; & rarement verra-t-on les puiffances fe joindre contre celle qui pourra fe juftifier d'une évidente néceffité de prendre les armes, fauf à veiller feulement à ce que les chofes n'aillent pas trop loin dans les vues de la balance politique ; & quoique les hommes en général, foient bien capables de fe laiffer enivrer par les fuccès, on verra rarement auffi des puiffances qui n'auront tiré l'épée que par une abfolue néceffité, ne pas s'arrêter au point jufte de leur fatisfaction ou de leur fureté réelle. C'eft dans ces cas-là que fouvent, & contre les regles ordinaires de la bonne logique, il faut juger des principes par les effets, qui feuls alors, peuvent manifefter les intentions.

Les Guerres phyfiquement néceffaires fe font communément avec moins
Tome XX.
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de cruauté que des Guerres de mal-entendu, qui n'ont point d'objet décidé, car il y en a eu de cette efpece.

Communément auffi elles font moins coûteufes, parce qu'ordinairement elles ne deviennent pas générales, & que d'ailleurs on proportionne les efforts à la néceffité; ce qui n'arrive point, & ne peut même pas se faire dans les Guerres de fimple convenance, qui n'admettent plus de proportion dans les moyens.

Une puiffance réellement envahie ou qui voit faire des préparatifs de Guerre qui ne peuvent regarder qu'elle, n'a pas befoin de juftifier la prife des armes. L'évidence de l'injuftice qu'elle effuie, lui attirera des amis ou actifs ou du moins neutres. Les Romains qui fe croyoient en droit de ne compter qu'avec les Dieux, & qui, felon que l'a dir un poëte, penfoient que c'étoit encore affez que de les compter au deffus d'eux, fe contentoient de faire proclamer par leurs prêtres Fécialiens, l'agreffion qui leur étoit faite. C'étoit alors & avant eux (car ils avoient emprunté cette formalité des Latins) la feule efpece de manifeftes connue. Ces proclamations étoient fimples, & feulement une expofition du fait. Il n'étoit pas alors auffi difficile qu'aujourd'hui de donner tort ou raison.

Si l'infraction des traités exiftans bien démontrée, peut être mife au rang des motifs de la Guerre phyfiquement néceffaire, il peut arriver auffi qu'une infraction ait été provoquée, & tel n'a pas toujours été auffi conftamment le premier infracteur qu'il le paroît. Cette obfcurité eft un grand malheur pour l'ordre politique, pour lequel, fans contredit, mieux vaudroient des torts décidés & évidens; car ordinairement, dans ces cas-là, il y a des griefs réciproques de plus ou moins de confidération, & à peu près également plaufibles. Les fpectateurs fe partagent alors, & c'eft ce qui produit les Guerres générales de plufieurs contre plufieurs, felon que chacun imagine que fon intérêt particulier doit le déterminer pour l'un ou l'autre parti. C'eft dans ces occafions-là que l'efprit de conciliation peut avoir beau jeu, & qu'il faut même en ouvrir la carriere avant que d'avoir recours à la trifte reffource des armes.

L'offense dans les procédés eft un des plus grands égaremens politiques dans lequel une puiffance puiffe tomber vis-à-vis d'une autre, & rien n'eft plus propre à lui fufciter une Guerre générale. L'honneur de tous les fouverains y eft bleffé, & cela leur devient un intérêt commun. Les moyens de conciliation y font plus difficiles parce que chacun veut proportionner la fatisfaction au rang qu'il tient dans l'ordre politique. Une puiffance majeure, offenfée par une puiffance moyenne, exige des fatisfactions plus éclatantes que celle-ci n'en exigera de la premiere, non qu'à fuppofer caractere pareil, l'offenfe ne foit égale, mais comme il y a des degrés dans la puiffance & dans la confidération extérieures, ils font de quelque poids dans la balance des-fatisfactions.

Les Guerres occafionnées par les offenfes de procédés, font toujours vi

ves, cruelles & incertaines dans leur durée, parce que fouvent la partie offenfée exige des formes de fatisfactions humiliantes auxquelles on ne se foumet qu'à la derniere extrémité. S'il eft toujours humiliant en foi de faire des réparations, au moins peut-il y avoir des formes plus ou moins déshonorantes; & l'honneur de tous les fouverains eft également intéreffé à ne les point voir exiger des autres dans la grande rigueur, pour ne pas donner lieu à des exemples qui, en cas pareil, deviendroient vis-à-vis d'eux des loix écrites & dictées.

L'histoire eft pleine d'exemples d'offenfes lavées dans le fang des peuples; les occafions en ont été plus ou moins fréquentes en proportion de la barbarie des différens fiecles. A mefure que les nations fe font policées ces offenfes de procédés n'ont eu lieu que bien rarement, & feulement de la part de ceux qui, pour des intérêts particuliers, vouloient rendre la Guerre néceffaire. Fauffe & indécente méthode de vouloir faire le mal par des voies mauvaifes. Si ceux qui adoptent cette fauffe & injurieuse politique s'en tenoient à la forme fimple d'agreffion & de déclaration de Guerles réconciliations feroient plus aifées à opérer, parce que ce feroit un grief de moins à y faire entrer.

re,

Etre attaqué perfonnellement, ou l'être en la perfonne de fes alliés, font deux chofes affez équivalentes, au moins pour les effets. La bonne foi, le soin de la réputation, l'intérêt de la confidération, ne permettent pas à un fouverain de manquer à fes garanties: tout intérêt direct & réel à part. La fidélité, difoit Cicéron, à tenir ce qu'on a promis, eft le fondement non-feulement de tous les Etats, mais encore de cette grande fociété qui embraffe toutes les nations. C'eft ce qui fait que nous comprenons les Guerres de cette efpece au rang des Guerres phyfiquement néceffaires. Sans cette fidélité, rien ne feroit ftable dans l'état du monde; il n'y auroit aucune fureté d'équilibre, parce qu'il eft beaucoup plus de puiffances qui ont befoin des autres, qu'il n'y en auroit, fi tant eft que cela fe puiffe, qui puffent fe fuffire à elles-mêmes. C'eft donc rendre un fervice général à tout l'ordre politique, que de prendre les armes pour la défense de pareils alliés, quand on a épuifé les autres moyens poffibles d'affurer leurs intérêts. Encore cependant, dans la rigueur des principes, faudra-t-il conftater, autant qu'il eft poffible en un fait étranger, fi l'attaque de cet allié aura été jufte, par les raifons que nous venons de dire.

Cette efpece de Guerre auxiliaire eft ordinairement moins coûteufe & moins hafardeufe, du moins jusqu'à ce qu'un fecours limité ne fe convertiffe en action de toutes les forces; car autant qu'on le peut, on fe renferme dans cette gradation, exprimée même ordinairement dans les traités d'alliance défenfive.

Il eft poffible que fans être ni attaqué ni offenfé perfonnellement ni dans fes alliés, on ait des raifons moralement forcées de faire la Guerre. Cela eft plus connu & plus fréquent dans les pays Afiatiques, où une mi

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