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nels condamnés parviennent au commandement des armées & à la poffeffion des pays, où l'on voit tuer par leur ordre les mêmes juges qui les avoient condamnés à la mort. Les efclaves deviennent les maîtres, commandent à leurs anciens maîtres, & revêtus du pouvoir de vie & de mort, ils font mettre en prifon les hommes libres & les grands; ils les font exécuter à leur plaifir, ou ce qui eft peut-être plus choquant, leur témoignent de la compaffion. On voit alors un mignon tel que Chryfogone, auparavant efclave vil, & occupé des offices les plus bas, devenu favori d'un vfurpateur, vivant dans la débauche, dans la profufion, & avec la magnificence d'un roi de l'orient, enrichi des patrimoines de plufieurs illuftres romains, qu'on avoit accumulés fur fa tête par de conceffions ou par des ventes feintes; pendant que les poffeffeurs, maffacrés ou bannis, vagabonds & mourans de faim, n'ayant d'autre crime que leurs biens, étoient mis à mort, pour l'amour de ces mêmes biens, ou obligés de traîner une vie miférable.

Il arrive quelquefois que des gens élevés tout d'un coup, & par le crime, à de grandes richeffes, retombent dans la pauvreté par le luxe, la vanité, la prodigalité & la débauche; & alors ils ont befoin de recourir aux mêmes moyens pour rétablir leur fortune. Ceux qui ont perdu leurs biens qui ont paffé en des mains indignes, ont la même vue, & font les mêmes tentatives. Ajoutez à ceux-, tous ceux qui font vicieux, criminels, & indigens; ceux qui craignent la prifon, le gibet, les créanciers & la néceffité; tous ceux qui font voluptueux fans bien, hardis fans honneur, opprimés fans reffource, vindicatifs fans moyen de fe venger, tous ceux qui ont beaucoup d'ambition fans aucun amour de la patrie, & ceux qui croient qu'une Guerre civile eft ou néceffaire ou inévitable, qui prennent la réfolution d'y chercher fortune, & d'en tirer le meilleur parti possible : les Officiers fans commandement, les foldats fans paye; tout ambitieux qui n'a aucun pofte, ou qui n'en a pas un affez confidérable à fon gré; tout homme fans humanité, infenfible aux calamités publiques & aux fouffrances d'autrui; tout homme qui a de l'indifférence pour la liberté publique, qui eft impliqué dans les troubles de la patrie, fans en craindre les conféquences. Ajoutez à tout cela une populace indigente, inconftante, imprudente; car la plupart font des ames vénales, des débauchés, & en général, des gens qui aiment les nouveautés, de quelque main & de quelque endroit qu'elles puiffent venir.

Lorfque la Guerre civile eft finie, fes effets & fon efprit peuvent fubfifter encore pendant des générations entieres, en introduifant les mauvaises mœurs & les calamités fur les familles particulieres: elle laiffe les Loix dans la foibleffe & dans le mépris.

Pour conclure ce Difcours, j'y ajouterai un récit fommaire des querelles & des violences, qui arriverent dans l'Ifle de Corcyre, à préfent Corfou, durant la Guerre du Péloponnefe, comme cela eft raconté au long par Thucydide.

Tableau des calamités effroyables que produit une Guerre civile, tiré de l'hiftoire de Thucydide.

Le peuple

E peuple de Corcyre, qui ne pouvoit fe maintenir fans l'obéiffance à Tes fupérieurs, fe foucioit peu de leur obéir, ou fe perfuadoit fans peine qu'il ne le devoit pas. Après une longue & violente défiance, il attaqua le Sénat, & tua la plupart des Sénateurs, comme ennemis du gouvernement populaire. Le Sénat, pour se venger, se jeta fur le peuple, comme fur des ennemis de toute forte de gouvernement, & rebelles au leur propre. Le Sénat eut le deffus, & mit en déroute la multitude. Le peuple fe rallia, aidé par les femmes, & par les efclaves qu'on avoit pour cet effet déclaré libres, & mis par en état de devenir les maîtres de ceux qui venoient ceffer d'être leurs maîtres & qui dans leur fureur aimoient mieux s'exposer à la tyrannie de leurs efclaves que d'obéir à leurs magiftrats naturels & légitimes: aidé par ce nouveau fecours, le peuple remporta à fon tour la victoire fur les Sénateurs. Les Sénateurs font de nouveaux efforts; la populace en fait de même les combats continuent, ils font fuivis d'un carnage épouvantable, de cruautés & de ravages; les maisons font brûlées, les citoyens périffent par le fer, les richeffes publiques & particulieres font diffipées, & la ville entiere menacée d'un incendie gé

néral.

On fait une réconciliation plâtrée, qui n'apporte aucun remede à la haine mutuelle, ne pouvant point abolir la mémoire des attaques & des injuftices faites de part & d'autre. L'aigreur & les foupçons fubfiftent toujours & produifent de nouvelles infultes, qui font reffenties, rendues & multipliées, & qui font craindre & accélerent un nouveau maffacre. Le peuple croit qu'il eft en danger, auffi-bien que les loix, tant qu'il reftera un Sénateur en vie, & ne fonge qu'à maffacrer tous ceux qu'il rencontrera: leurs propres chefs, & leurs adhérens ne peuvent même échapper à leur rage tout homme qui parle de paix eft regardé comme ennemi : la fureur du peuple continue & augmente; & fans compter ceux qu'il paffe au fil de l'épée, il porte l'effroi jufqu'à en obliger plufieurs à fe donner la mort eux-mêmes. L'accufation conftante de ces furieux contre leurs victimes, étoit d'être ennemis de la liberté, des intérêts du Peuple & du gouvernement populaire, qu'ils fauvoient ainfi de la tyrannie, & dont ils relevoient le prix par ce torrent & ces excès de frénélie, de barbarie & de fureur.

On peut concevoir très-facilement avec quelle promptitude la médifance & les impoftures s'accréditoient dans cette horrible conjoncture, & combien les incendiaires publics, & ceux qui calomnioient les particuliers, étoient occupés & en vogue. On voyoit profpérer tous les vices; les traits de trahifon & de fupercherie marchoient avec les actes de violence & les accompagnoient. Quelques-uns commettoient des meurtres pour fatis

faire leur vengeance particuliere; d'autres payoient leurs dettes en tuant leurs créanciers. C'étoit toujours l'amour du peuple qui fervoit de prétexte, qui encourageoit les meurtriers & qui juftifioit le meurtre; & tandis que la mort fe montroit fous toute forte de formes, & qu'on la donnoit à la moindre occafion, & pour la plus légere querelle, cette infame juftification lavoit tous ces crimes. Plufieurs, qui fe croyoient en fureté fous la protection des afiles facrés, en étoient arrachés par ces fcélerats, & maffacrés tout auprès : plufieurs autres moururent de faim dans les temples dont on avoit muré les portes.

L'aveuglement & la fougue de cette rage inteftine étoient tels, que l'on avoit oublié les noms & la jufte application du bien & du mal. Le bien étoit le mal, & le mal étoit le bien, felon que les hommes, confidérant ou faifant l'un des deux, étoient infpirés par les paffions. Il n'y avoit rien de préférable à tout ce qui pouvoit le plus flatter les paffions les plus dangereuses & les plus violentes. L'auteur des plus grands défordres étoit le plus grand homme l'efprit de parti étoit le meilleur & l'infaillible confeiller, le défenfeur de toutes les caufes. Les représentations les plus groffiérement fauffes, gagnoient d'abord de la créance: on fuivoit de bon cœur ce qu'elles dictoient de plus furieux. Le mérite d'être attaché à un parti l'emportoit fur tous les égards dûs au fang, rompoit toutes les amitiés, étouffoit tout motif de reconnoiffance, couvroit tous les crimes, & fanctifioit les plus horribles excès. Les loix & les obligations civiles & humaines, qui pouvoient traverfer le parti, étoient rejetées & foulées aux pieds par le parti; car pour eux le parti étoit le public, à qui tout doit faire place. C'étoit baffeffe d'ame de pardonner; c'étoit poltronnerie de ne pas chercher à fe venger. On faifoit des fermens qu'on étoit réfolu de ne pas tenir, & dont on fe fervoit comme d'un piege pour tromper. Plus on commettoit de trahisons, & plus on avoit d'habileté & de politique. Les plus grandes cruautés étoient un héroïfme; exceller dans la fraude étoit la fouveraine perfection; la probité étoit une foibleffe; la tromperie & la friponnerie étoient des preuves d'adreffe. La paffion de dominer, de fatisfaire l'ambition par l'avarice & l'avarice par l'ambition, étoit un penchant louable & noble. L'efprit d'intérêt perfonnel étoit l'amour du public, quoiqu'il fût contraire au bien public & qu'il le détruisit.

Les deux partis faifoient valoir les mêmes prétextes, & y donnoient des noms plaufibles. Ici l'équité naturelle & l'autorité du peuple étoient mis en avant & maintenus, comme l'unique fource de la juftice & de la liberté publique, contre l'autorité de quelques particuliers fur tous les citoyens; là un gouvernement ftable de chefs & de repréfentans étoit allégué comme le meilleur pour la multitude étourdie. Les deux partis alléguoient le bien public, & les deux partis y formoient des obftacles & le banniffoient entiérement. De chaque côté on commettoit des violences horribles les uns contre les autres; des deux côtés on exterminoit les gens

qui montroient de la modération, & qui étoient difpofés à pacifier les troubles. Les efprits furieux, n'obfervant aucune regle, l'emportoient dans les confeils fur les perfonnes fenfées qui fuivoient & obfervoient les regles de la prudence. Les fcélérats étoient très-fupérieurs au petit nombre de ceux qui s'attachoient à des maximes de juftice.

Mais, comme le regne de la multitude ne fauroit long-temps fe maintenir, cette fureur populaire fut enfin mife fous le joug. Environ fix cents hommes de la nobleffe qui échapperent à ces troubles s'étant unis, retournerent au plutôt dans leur pays, y porterent la calamité & la mifere fur la populace. Ils brûlerent tous les vaiffeaux, pillerent le pays entier, & y cauferent une famine; enfuite ils éleverent une fortereffe qui commandoit la capitale, & fe rendirent bientôt maîtres de toute l'ifle.

L'ETAT

Nouvelles confidérations fur l'état de Guerre.

'ETAT de Guerre, eft un état d'inimitié & de deftruction. Celui qui déclare à un autre, foit par paroles, foit par actions, qu'il en veut à fa vie, doit faire cette déclaration, non avec paffion & précipitamment, mais avec un efprit tranquille : & alors cette déclaration met celui qui la fait, dans l'état de Guerre avec celui à qui il la fait. En cet état, la vie du premier eft expofée, & peut-être ravie par le pouvoir de l'autre, ou de quiconque voudra fe joindre à cet autre pour le défendre & épouser fa querelle étant jufte & raisonnable que j'aie droit de détruire ce qui me menace de deftruction; car, par les loix fondamentales de la nature, l'homme étant obligé de fe conferver lui-même, autant qu'il eft poffible; lorfque tous ne peuvent pas être confervés, la fureté de l'innocent doit être préférée, & un homme peut en détruire un autre qui lui fait la Guerre, ou qui lui donne à connoître fon inimitié & la résolution qu'il a prise de le perdre tout de même que je puis tuer un lion ou un loup, parce qu'ils ne font pas foumis aux loix de la raison, & n'ont d'autres regles que celles de la force & de la violence. On peut donc traiter comme des bêtes féroces ces gens dangereux, qui ne manqueroient point de nous détruire & de nous perdre, fi nous tombions en leur pouvoir.

De-là vient que celui qui tâche d'avoir un autre en fon pouvoir abfolu, fe met par-là dans l'état de Guerre avec lui, lequel ne peut regarder fon procédé que comme une déclaration, & un deffein formé contre fa vie; car j'ai fujet de conclure qu'un homme, qui veut me foumettre à fon pouvoir, fans mon confentement, en ufera envers moi, fi je tombe entre fes mains, de la maniere qu'il lui lui plaira, & me perdra, fans doute, fi la fantaisie lui en vient. En effet, perfonne ne peut défirer de m'avoir en fon pouvoir abfolu, que dans la vue de me contraindre par la force à ce qui eft contraire au droit de ma liberté, c'eft-à-dire, de me rendre efclave. Afin donc que ma perfonne foit en fureté, il faut néceffairement

que je fois délivré d'une telle force & d'une telle violence, & la raifon m'ordonne de regarder, comme l'ennemi de ma confervation, celui qui eft dans la réfolution de me ravir la liberté, laquelle en eft, pour ainfi dire, le rempart. De forte que celui qui entreprend de me rendre efclave, fe met par-là avec moi dans l'état de Guerre. Lorfque quelqu'un dans l'état de nature veut ravir la liberté qui appartient à tous ceux qui font dans cet état, il faut néceffairement fuppofer qu'il a deffein de ravir toutes les autres chofes, puifque la liberté eft le fondement de tout le refte; tout de même qu'un homme dans un état de fociété, qui raviroit la liberté, qui appartient à tous les membres de la fociété, doit être confidéré comme ayant deffein de leur ravir toutes les autres chofes, & par conféquent comme étant avec eux dans l'état de Guerre.

Ce que je viens de pofer, montre qu'un homme peut légitimement tuer un voleur qui ne lui aura pourtant pas caufé le moindre dommage, & qui n'aura pas autrement fait connoître qu'il en voulût à fa vie, que par la violence dont il aura ufé pour l'avoir en fon pouvoir, pour prendre fon argent, pour faire de lui tout ce qu'il voudroit. Car ce voleur employant la violence & la force, lorfqu'il n'a aucun droit de me mettre en fon pouvoir & en fa difpofition; je n'ai nul fujet de fuppofer, quelque prétexte qu'il allegue, qu'un tel homme entreprenant de ravir ma liberté, ne me veuille ravir toutes les autres chofes, dès que je ferai en pouvoir. C'est pourquoi, il m'eft permis de le traiter comme un homme qui s'eft mis avec moi dans un état de Guerre, c'est-à-dire, de le tuer, fi je puis, car enfin, quiconque introduit l'état de Guerre, eft l'agreffeur en cette rencontre, & il s'expofe certainement à un traitement femblable à celui qu'il a réfolu de faire à un autre, & risque fa vie.

Ici paroît la différence qu'il y a entre l'état de nature & l'état de Guerre, lefquels quelques-uns ont confondus, quoique ces deux fortes d'états foient auffi différens & auffi éloignés l'un de l'autre, que font un état de paix, de bienveillance, d'affiftance & de confervation mutuelle, & un état d'inimitié, de malice, de violence & de mutuelle deftruction. Lorfque les hommes vivent enfemble conformément à la raifon, fans aucun fupérieur fur la terre, qui ait l'autorité de juger leurs différends, ils font précisément dans l'état de nature. Ainfi la violence, ou un deffein ouvert de violence d'une perfonne à l'égard d'une autre, dans une circonftance où il n'y a fur la terre nul fupérieur commun; à qui l'on puiffe appeller, produit l'état de Guerre, & faute d'un juge, devant lequel on puiffe faire comparoître un agreffeur, un homme a, fans doute, le droit de faire la Guerre à cet agreffeur, quand même l'un & l'autre feroient membres d'une même fociété & fujets d'un même Etat. Ainfi, je puis tuer fur le champ un voleur qui fe jette fur moi, fe faifit de la bride de mon cheval, arrête mon carroffe; parce que la loi qui a été faite pour ma confervation, fi elle ne peut être interpolée pour affurer contre la violence & un attentat préfent & fubit,

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