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gédiés, on doit craindre une rebellion de leur part, qui peut renouveller la guerre civile. Il ne manquera ni de prétextes, ni de nouveaux chefs. C'est ainfi que les Cohortes Prétoriennes, ayant été caffées par Vitellius, prirent les armes fans ordre, fe joignirent à Vefpafien, & devinrent le boulevard & le foutien de fon parti. Les foldats ne fe contentoient pas d'être toujours fur pied; la fimple crainte d'être négligé, l'appât d'une vile récompense fit voir l'armée Romaine combattant fous les ordres de l'illuftre Vocula vaillant capitaine, contre les ennemis de l'Etat, des étrangers & des rebelles, entrer en marché pour renoncer à l'obéiffance que ces foldats devoient à Rome, & faire un ferment de fidélité aux Gaulois nation que les foldats Romains avoient fi fouvent battue & vaincue. Ils donnerent des arrhes d'un marché & d'un crime fi étrange & fi criant, en verfant le fang de leurs officiers généraux, ou en les livrant chargés de chaînes.

Qu'on fuppofe néanmoins, fi l'on veut, une guerre civile entiérement terminée, l'armée congédiée fans mutinerie, ou retenue fans des actes de violence; ce font des fuppofitions bien gratuites. Que l'on voie toutes les apparences d'une paix générale; c'eft toujours un miracle fi la conftitution de l'Etat, qui a fouffert un choc fi violent, n'a pas befoin d'un très-long efpace de temps pour y apporter du remede, fi tant eft qu'il foit poffible d'y remédier. Un peuple, accoutumé pendant quelque temps à une vie licencieuse, à venger fes querelles, à dérober & à piller dans fon propre fein, ne fe foumet pas volontiers à vivre en paix & en tranquillité" & fous des loix égales. Ceux qui ont gagné des biens par la guerre, craignent de fe les voir ôter par les premiers propriétaires, & ceux-ci fe donnent des foins pour fe les faire reftituer. Il doit y avoir par conféquent entre ceux qui ont pillé & ceux qui ont été pillés, une rancune conftante & une pomme de difcorde. Un homme qui s'eft vû dans l'abondance fe trouve réduit à la mendicité par un autre qui auparavant étoit dans la mifere, qui s'eft à préfent enrichi & triomphe des dépouilles du riche; celui-ci a la rage dans l'ame contre celui qui eft caufe de fa ruine, & conçoit de l'horreur contre le gueux revêtu qui en eft la caufe; l'autre hait l'homme qu'il a ruiné, dont il craint le reffentiment & dont le mépris le pouffe à bout.

Des gens nouvellement élevés travailleront toujours pour que le gouvernement foit établi de maniere qu'ils foient en fureté, & qu'ils puiffent fatisfaire leurs fantaifies. Comme ils ont le deffus, il y a apparence qu'ils y réuffiront, ou du moins ils tenteront tous les expédiens imaginables, même les plus défefpérés, pour en venir à bout; & dans la fuite ils infulteront & opprimeront à proportion de leur pouvoir, de leur reffentiment, ou de leur infolence. Ils verront toujours, ou prétendront voir, le même esprit de malveillance, d'opiniâtreté ou de réfiflance; ou tout autre nom qu'il leur plaira de donner au parti vaincu; ils voudront une nouvelle autorité pour le tenir en bride; ils en viendront peut-être à emprison

ner, à enchaîner ou même à exterminer ce même parti, & ainfi à devenir tyrans eux-mêmes, à opprimer les autres, pour le prétendu bien public, & pour maintenir la tranquillité au dedans; fans compter la confervation de leurs forces, de leur fureté & du plaifir de la vengeance, ils feront portés à goûter les douceurs des amendes, des compofitions, & des confifcations qu'ils feront valoir de toute leur puiffance. Il leur fera facile de trouver des fujets d'accufation pour cela.

Si c'eft dans une république, on dira des mécontens qu'ils préférent & qu'ils cherchent à établir le gouvernement monarchique. Jean Barnevelt fut accufé du deffein de rétablir le gouvernement Efpagnol : c'est-à-dire, que le meilleur proteftant & républicain qu'il y eût au monde, formoit le projet d'introduire la vengeance & la tyrannie Efpagnole dans la patrie, avec les horribles cruautés de l'inquifition. Ainfi les Cromwellistes accufoient tous ceux qui n'étoient pas à leur gré d'avoir du penchant pour le gouvernement des Stuarts, c'eft-à-dire, à leur fens, pour un gouvernement fans loix & contre les loix, quoique celui de Cromwell leur maître fût auffi abfolu & defpotique que fes paffions pouvoient le rendre. Il en fut de même après le rétabliffement de la famille royale; tous ceux qui avoient le malheur de déplaire aux ardens cavaliers, étoient cenfés Cromwelliftes, quoique ces cavaliers accordaffent, par leurs flatteries, au nouveau roi, le même pouvoir fans bornes que Cromwell avoit exercé avec plus capacité, d'habileté & de prudence.

C'eft ainfi qu'un parti, qui vient d'emporter la fupériorité, gouvernera, ou tâchera de gouverner, après une Guerre civile. Ce feront de nouvelles loix, ou plutôt, à l'ombre des anciennes loix on trouvera des défenseurs, des aides à la violence; & toute autorité, qui leur paroîtra néceffaire pour l'exécution de leurs deffeins, leur fera auffi agréable. Le parti vaincu, gémiffant fous de nouvelles loix, privé de toute protection, tournera les yeux avec regret vers les anciennes loix, qu'il avoit peut-être violées à fon tour, foupirera après leur rétabliffement, & fera aifément porté à pouffer à la roue pour en venir à bout. C'eft un crime d'Etat aux yeux de leurs orgueilleux magiftrats, qui, prétendant que l'oppreffion qu'ils exercent est jufte, comme font tous les oppreffeurs, regardent les opprimés comme des rebelles, à caufe qu'ils fe plaignent : ce qui eft naturel à ceux qui fouffrent; & ainfi leurs nouveaux maîtres les condamnent aux coups, aux chaînes & aux confiscations pour avoir violé les loix. Ce traitement, qui est une nouvelle oppreffion, ne peut pas manquer de pouffer à former des projets & des tentatives pour s'en délivrer; telles, que fi on les découvre (car quelquefois elles réuffiffent d'abord) on verra de nouveaux efforts & une nouvelle fureur pour s'affranchir; & alors fi aucun des deux partis n'eft mis hors de combat ou entiérement ruiné, la Guerre civile se rallume

néceffairement.

Comme la faction suppose la rivalité & la haine, auffi la Guerre civile

amene avec elle la deftruction & la vengeance. Des deux côtés on fait les plus grands efforts pour l'emporter, & le côté qui l'emporte, tâche de s'en venger pleinement. Les gens qui font dans la profpérité, étant plus difpofés à avoir de l'infolence qu'à fe tenir fur leurs gardes, irritent plufieurs perfonnes de leur propre parti, y caufent ainfi de la divifion, & l'affoibliffent. Ils font portés encore à opprimer le parti foible, ce qui l'oblige à s'unir de plus en plus, & à fe fortifier; (le malheur commun étant un ciment admirable, très-propre à concilier parfaitement les volontés) les foibles gagnent ainfi les plus forts; leurs fouffrances même leur procurent de la compaffion & des amis; tandis que la diffention, qui fe fourre parmi leurs adverfaires, accroît le nombre des mécontens. On trouve bientôt des chefs, des orateurs, & des motifs pour encourager le parti opprimé à s'affranchir; & fi l'entreprise réuffit, le fuccès les portera vraisemblablement, à leur tour, à la même infolence, à l'oppreffion, à l'imprudence, à la défertion, & à la foibleffe, qui leur a donné la fupériorité fur leurs adverfaires.

Dans ces débats & dans ces révolutions, les deux partis agiffent fans générofité & fans prudence; jufqu'à ce que l'un des partis, ou tous les deux, trouvent que, pour fe rendre maître de l'autre, il eft néceffaire d'élever un de leurs chefs au pouvoir fouverain & ainfi ils fe rendent efclaves pour jeter leurs ennemis dans l'efclavage. On en voit un exemple signalé parmi les Romains, dans Céfar leur idole, auquel nous pouvons joindre Pompée & Craffus, deux autres favoris de la multitude. Le peuple Romain n'avoit pas l'intention d'en élever aucun à la tyrannie; mais il le fit dans la chaleur de la faction & de l'oppofition qu'il faifoit au fénat. Ce fut cette fureur populaire qui caufa le premier Triumvirat, ligue fatale, funefte & effroyable de trois hommes, pour s'emparer de tout le pouvoir de la république, pour ne point fouffrir qu'il fe prit aucune délibération dans les affaires publiques qui déplût à l'un des trois, & pour enchaîner le monde entier foumis alors aux loix de Rome.

Le peuple Romain, femblable aux autres peuples, fut d'abord aveuglé par des animofités de faction; enfuite venant à ouvrir les yeux & à confidérer dans quel infame efclavage il s'étoit plongé, il en concevoit de l'horreur, ce qui ne fervoit qu'à le tourmenter. Dans des jeux publics Pompée fut infulté, Céfar y reçut un affront; & Curion, qui alors s'oppofoit à tous les deux, fut reçu avec des applaudiffemens & des battemens de mains toute la ville de Rome retentiffoit de plaintes ameres contre l'adminiftration de l'Etat : Céfar étoit haï, Bibulus, fon grand antagoniste, étoit adoré rien de plus odieux au peuple que ces trois hommes que le peuple avoit fi fort chéris. Cependant toutes leurs mefures, quelque pernicieufes & déteftées qu'elles fuffent, prévalurent, & Cicéron ne voyoit aucun moyen de s'y oppofer, fans courir le rifque d'un maffacre général. Les trois grands confpirateurs, fur-tout Céfar, avoient fait entrer dans la ville

un grand nombre de foldats tirés de fon gouvernement de la Gaule Narbonnoise, dans le deffein de prévenir ou de furmonter toute opposition; fi bien que Céfar, je ne fais fi ce fut avec plus d'impudence que d'emportement, ordonna que l'illuftre & le vertueux Caton fût mené en prison, pour s'être acquitté du devoir de fa charge, & de celui d'un digne citoyen; il étoit revêtu de l'office facré & inviolable de tribun du peuple, & s'oppofoit à la loi que Vatinius vouloit faire paffer pour continuer cinq ans, de plus Céfar, cet homme redoutable, qui fe trouvoit à la tête d'une grande armée au voifinage de Rome, dans ce même gouvernement qu'on venoit d'agrandir. >

Les habitans de cette grande ville pouvoient alors fe regarder comme bien miférables, & voir qu'on fe moquoit de leurs libertés & qu'on maltraitoit leurs meilleurs citoyens; mais ils ne devoient s'en prendre qu'à eux-mêmes ; ils venoient de mettre Céfar en état de tout faire : l'ayant élevé fi haut, ils ne pouvoient plus le faire defcendre, lors même qu'il les faifoit marcher avec l'aiguillon, & qu'il leur mettoit le pied fur la gorge.

C'est la méthode que Cromvell fuivit pour parvenir au pouvoir fuprême il mit fous fes pieds fes propres maîtres qui le lui avoient conféré, & les y tint pour toujours. Les efforts qu'ils firent pour brifer & rompre leurs chaînes, ne fervirent qu'à les rendre plus dures & plus pefantes.

Les maux & les révolutions foudaines que produit la guerre civile dans les familles particulieres, & dans un pays en général. Les furieux mécontentemens, les animofités & les mauvaises mœurs qui en font la fuite infaillible.

Si l'on peut dire qu'en général la violence précede, produit & accompagne la Guerre civile, il eft vrai auffi que cette guerre aboutit à la violence, à des voyes de fureur, à des confifcations, à des exécutions, c'està-dire, à des mefures qui tendent directement à produire une longue fucceffion de Guerres civiles. Les hommes combattent naturellement pour dé fendre leur vie, leurs biens, leur honneur, & leur famille, quand ils les voyent attaqués ou dans un danger vifible; & pour recouvrer leurs biens quand on les leur a enlevés. Si les uns aiment la Guerre civile, amorcés par les butins & par les confifcations, les autres ont une paffion égale; pour réparer leurs pertes & recouvrer leurs héritages. Si les gens de baffe naiffance pouffent à la roue dans les troubles publics, afin d'acquérir des titres, des biens, & des dignités; les gens de diftinction, réduits fur le petit pied, par une telle viciffitude; auront la même ardeur à fomenter de nouveaux troubles, pour dépouiller ceux qui les ont fupplantés, & recouvrer ce qu'ils ont perdu. Celui qui eft maître aujourd'hui & qui nage dans les richeffes, ne fauroit, s'il peut l'éviter, fouffrir d'être efclave, ou mendiant. Un efclave turbulent emploie auffi toute forte de moyens pour s'é

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lever au deffus de fon état d'esclavage, & pour rendre fa condition meilleure à tous égards.

Quelle fut la raison qui contribua le plus aux longues Guerres civiles d'Angleterre d'autrefois, (j'excepte toujours le mauvais gouvernement & l'oppreffion) finon l'attrait des confifcations, par où, felon l'apparence, on voyoit de grandes acquifitions & de grandes fortunes à faire tout d'un coup, ou à les réparer? De l'autre côté on voyoit un penchant continuel dans ceux qu'on avoit dépouillés & ruinés, à fe venger & à fe rétablir. Un feul homme obtint la moitié d'une comté pour avoir couronné Edouard; un autre fe flattoit de la recouvrer avec avantage en rétabliffant Henri. C'étoit-là une fource continuelle de brouilleries civiles, & d'effusion de fang, quand même il n'y en auroit pas eu d'autre.

>> Il eft certain, dit Cicéron au fecond livre des Offices, que les fe» mences & la fource des Guerres civiles ne fe perdront jamais; & l'on >> ne fauroit les éteindre, tant que des défefpérés & des gens fans ref>> fource conferveront la mémoire & l'efpérance de voir revenir les scenes » barbares des confifcations, qui furent jouées fous la dictature de Sylla » par fon parent Publius Sylla, n'étant alors que fimple greffier, & re» nouvellées trente-fix ans après par le même qui étoit alors quefteur, d'une » maniere encor plus étendue & plus impitoyable. Cela nous donne lieu » de comprendre que nous ne devons pas efpérer de voir ceffer les Guer»res civiles, tant qu'on aura devant les yeux de fi grandes confiscations » & de telles récompenfes. « Il dit auffi dans une des Philippiques, que » les confifcations qui fe firent fous Jules Céfar, avoient rempli d'efpé»rance & encouragé plufieurs fcélérats, à caufe qu'ils voyoient un nom»bre confidérable de gens, auparavant dans la baffeffe & dans la pauvreté, »nager dans l'abondance & dans le luxe de forte que tous ceux qui » regardent notre patrimoine d'un œil d'envie (il parle au Sénat ) atten»dent avec impatience de pareils temps de confifcation. »

Les Guerres civiles font, dans le monde moral & politique, ce que les tremblemens de terre font dans le monde phyfique : elles confondent toutes choses, mettent tout fens deffus deffous & uniffent les choses extrêmes. Elles rafent rez-pied rez- terre d'anciens bâtimens qui fembloient braver le temps & foutenir la voûte des cieux; elles en difperfent les poffeffeurs, comme s'il n'y en avoit jamais eu, ou en laiffent fubfifter des masures, autant qu'il en faut pour faire conjecturer leur ancienne grandeur, & l'opulence de leurs maîtres, avec la mifere de la poftérité, s'il en refte. On voit alors s'élever de nouveaux édifices, & des hommes nouveaux qui fortent de la pouffiere. Les anciens titres font éteints, les dignités font abolies, ou dégradées, peut-être à jamais, ou transférées à des valets, à des laquais, à des efclaves vendus nés pour la nudité & pour les chaînes. On voit des fénateurs vénérables, expofés à l'indigence & à la mendicité, tandis que de fimples foldats montent au grade de fénateurs. Des crimi Tome XX PPPP

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