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cence, comme un des plus grands attraits qu'ils puffent employer. Il arrivoit de cette maniere que les foldats maffacroient pour l'ordinaire impunément leurs propres centurions, qui vouloient fe diftinguer par l'obfervation de la difcipline, & qu'on leur permettoit, qui plus eft, d'en choisir d'autres à leur place; auquel cas ils choififfoient les plus indignes & les plus féditieux. Il ne falloit plus s'étonner de voir les foldats très-effrénés; ils n'étoient point réprimés par leurs chefs; ceux-ci étoient entraînés tête baiffée par la furie de la foldatefque.

On doit remarquer auffi que les foldats les moins difciplinés & les moins braves font les plus licencieux & les moins obéiffans; ils font impitoyables. Tacite dit que,, comme anciennement les foldats fe difputoient mu»tuellement à qui l'emporteroit pour la modeftie & les marques de va>> leur; dans ce temps-là, ( c'est-à-dire, durant la Guerre civile) ils fe >> furpaffoient les uns les autres en impudences & en mutineries." De-là venoit qu'ils étoient continuellement à exterminer ou à demander la perte de leurs commandans. Si les foldats fe rendoient coupables de quelque violence énorme ou de lâcheté, ils s'en prenoient à leurs officiers, fur-tout aux braves & à ceux qui n'étoient point coupables. Si quelquefois ils avoient honte de leurs folies, de leurs craintes vaines, & de leurs méprifes, & s'ils s'étoient modérés pendant quelque temps, ils retournoient bientôt à leurs emportemens & à leur fureur. Ces excès étant communs à des légions entieres, une légion encourageoit une autre à mal faire; & quelques légions, s'imaginant que la fédition des autres faifoit oublier la leur, prenoient plaifir à faire de nouveaux crimes. Quelquefois les foldats étoient animés à ces actes féditieux & fanguinaires, par un des commandans qui vouloit fe défaire de fes concurrens, afin d'avoir tout le commandement & toute la gloire. Mais quelle que fût la caufe de ces crimes répétés, ils étoient tous prefque continuellement coupables. Lorfqu'ils ne faifoient point de défordre en corps, ils fe gliffoient un à un, dans les maisons des particuliers, en habits déguifés, comme efpions, guettant quelque fujet pour accufer & ruiner les gens riches & de diftinction; en forte que perfonne n'étoit en fureté chez foi, & que chacun y vivoit dans le foupçon & dans la crainte.

Ce n'étoit pas l'incapacité des chefs, ou leur infidélité, qui portoit les foldats à la fureur; au contraire ils étoient fouvent difpofés à favorifer & encourager cette infidélité. Qui étoit plus grand capitaine, plus irréprochable & plus digne d'admiration que Germanicus? quels outrages les foldats ne lui firent-ils pas? Ils le tirerent de fon lit, & le menacerent de la mort; ils mépriferent fon autorité & fe porterent à une mutinerie générale, & à des actes fanguinaires en fa présence, après l'avoir follicité en vain d'ufurper l'Empire. Où trouve-t-on un caractere plus dégoûtant & plus méprifable que celui de Vitellius? C'étoit un gourmand, plus femblable à un cochon qu'à un homme; il fut cependant fi eftimé par les foldats, qu'à

peine aucun homme a pu acquérir tant de crédit dans leur cœur par des voies nobles, qu'il en acquit par fon peu de valeur, fa gloutonnerie & sa pareffe. C'eft de Tacite que nous tenons ce témoignage de cet empereur & de fes foldats. Toutes les vertus militaires, & la grande capacité de l'illuftre maréchal de Turenne, ne purent point lui affurer l'attachement de fon armée, lorsqu'il fe fut déclaré pour le parti des frondeurs, fous la minorité de Louis XIV, contre l'indigne adminiftration de Mazarin. L'argent de ce cardinal les corrompit tous, & les détacha de ce grand capitaine dans une feule nuit.

Othon s'étoit fait auffi chérir des foldats, à force de.flatteries & de profufions; cependant ni Othon, ni Vitellius ne purent fe garantir de leur fureur ni de leurs outrages. A la vue de Vitellius, & malgré lui, ils affiégerent d'abord & brûlerent enfuite le capitole, édifice qui étoit la gloire, la force & l'orgueil de Rome. Malgré Othon, les foldats, fur un foupçon in fenfé, & un mal-entendu, quelques-uns d'entr'eux dans l'ivreffe, tous follement paffionnés pour le pillage, tuerent leurs officiers, & entrerent dans Rome, comme eût fait une armée ennemie, menaçant de paffer tout au fil de l'épée, & fur-tout le fénat, qu'ils difoient en termes exprès vouloir massacrer. Ils en vinrent à brifer les portes du palais où Othon étoit dans une grande crainte, de même que ceux qui étoient autour de lui; & il ne put venir à bout d'appaifer leur furie, ni par des foupirs & des larmes indignes d'un homme, ni par des fupplications ferviles; il fallut qu'il y ajou tât des moyens plus efficaces, les feuls moyens de la paix & de la fureté, des dons. Pendant ce terrible tumulte, des perfonnes du premier rang de Rome fe fauverent de nuit pour garantir leur vie; les magiftrats fans leur train & les marques de leur dignité; les dames les plus délicates, & les vieillards de qualité, rodant çà & là dans l'obfcurité; peu d'entr'eux_ofant retourner chez eux; la plupart cherchant des cachettes chez les personnes les plus baffes d'entre leurs créatures.

La foldatefque dans une Guerre civile n'a des égards que pour elleméme; baffeffe des inftrumens & des caufes qui fervent à la commencer & à la continuer.

DANS toutes les Guerres civiles en général, les foldats n'en confide

rent ni la caufe ni le chef; ils ne penfent qu'à eux-mêmes, à la licence & au pillage. Lorfque les nouvelles vinrent à l'armée des Gaules que Galba avoit été tué, & qu'Othon lui avoit fuccédé à l'Empire, cet événement n'y caufa ni joie ni trifteffe. L'efprit de la foldatefque n'avoit de penchant que pour la guerre, & ne confidéroit ni pour qui ni pourquoi elle la faifoit. Souvent les foldats commettoient les plus horribles défordres & les plus grandes cruautés, fans fonger même au pillage, fans être provoqués par quoi que ce foit, fans paffion pour le butin, mais par une fureur &

Tome XX.

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une rage fubites, pour des caufes inconnues; ce qui faifoit qu'il étoit plus difficile d'y porter du remede. Les foldats commandés par Fabius Valens, général de Vitellius, quoique reçus avec toute forte de franchife & de civilité à Dividurum, ville des Gaules, y furent faifis d'une phrénésie soudaine, & fans caufe; ils mirent l'épée à la main pour maffacrer les habitans, & en tuerent quatre mille avant qu'on pût les appaifer.

Il n'eft que trop aifé d'enflammer la multitude; qu'elle foit armée ou non, on a la même facilité de la tromper; elle peut commettre des actes foudains de fureur, étant plus capable de prêter l'oreille à la paffion & aux menfonges controuvés fur le champ, qu'à la vérité & à la raison, qui, pour être écoutées, ont befoin de temps, de patience & d'attention. Un miférable coquin qui peut parler haut & mentir impudemment, ou même fouffler aux oreilles avec artifice, eft capable, fur-tout dans une Guerre civile, d'exciter des mutineries & des féditions, que la plus grande capacité & le plus grand pouvoir ne fauroient éteindre; foit que ce scélérat les effraie par la crainte d'une févere difcipline, ou par celle du manquement ou de la diminution de la paie, par celle de mauvais quartiers d'hiver, par la crainte d'être punis ou caffés, ou en difant que quelques-uns de leurs camarades, pour avoir été fideles au corps, ont été mis à mort fecrétement par ordre du général; ou en alléguant un autre grief, quelque faux & contraire à toute vraisemblance qu'il puiffe être. La multitude ajoute foi aux plus monftrueuses abfurdités qu'on lui débite avec un air d'affurance, & regarde comme importantes les plus grandes fottifes. Ces gens-là écouteront plus volontiers les fauffetés que leur dit un fripon, qu'ils regardent comme de leurs amis, quoiqu'il foit leur plus grand ennemi , que la vérité fortant de la bouche d'un honnête homme, qu'on leur a appris à regarder comme fufpe&t, quoiqu'il foit réellement leur ami.

Un coquin déguifé, qui joue hardiment le rôle d'un prince, ou d'un chef mort ou tué, trouve d'abord des adhérens leur nombre croît de jour en jour, & plus attachés à l'impofture qu'à une exacte information, ils auront plus d'ardeur pour le rétablir que pour l'abandonner. Ainfi les Guerres civiles commencent fouvent par un menfonge méprifable, & fe continuent avec une obftination infinie, & une grande effufion de fang. L'Angleterre, & plufieurs autres pays, en fourniffent des exemples.

On ne fauroit en trouver de plus propre à faire voir la petiteffe des caufes qui produifent les plus grandes Guerres civiles, que la fameuse révolution qui ôta la couronne à Edouard IV pour rétablir Henri VI. Cette Guerre commença par un conte venu d'un coin du royaume, fur une fraude commife contre un hôpital au fujet de quelque bled. La populace informée de cette affaire, racontée d'une maniere malicieufe, quoique véritable, fe jeta en tumulte fur les officiers employés à recueillir ce bled; & le reffentiment fut pouffé fi loin, que ce qui n'étoit dans le commencement

qu'une fimple querelle de particuliers, que ce fût charité ou avarice, devint un foulevement contre l'Etat, qui le renverfa.

La grande révolution de la Chine, qui mit en 1644 ce puiffant Etat fous la domination & le joug des Tartares, qui s'y font maintenus jufqu'à préfent, fut exécutée avec tant de promptitude, que la ville capitale fut prife, & même la cour extérieure du palais, avant que l'empereur eût la moindre connoiffance du danger où il fe trouvoit. Il eft vrai que tout difpofoit à une révolution; l'efprit de fes fujets étoit aliéné à caufe de la tyrannie de fon gouvernement, fource des plus grands mécontentemens, des factions qui cauferent des révoltes.

Un accident, qui n'étoit pas confidérable en lui-même, contribua beaucoup au premier Triumvirat, qui fut fi fatal à la république Romaine. Céfar avoit une intrigue avec Mucia, femme de Pompée, qui pour cette cause la répudia. Cet affront irrita fi fort Metellus Celer, frere de cette dame, qu'il forma des oppofitions à tous les projets de fon beau-frere; il fit ce qu'il put pour empêcher la confirmation de tout ce que Pompée avoit fait, réglé & ordonné dans les provinces dont il avoit eu le commandement, comme auffi la diftribution des terres que Pompée demandoit pour les foldats qui avoient fervi fous fes ordres. Toutes ces oppofitions l'engagerent dans la ligue ruineufe avec Céfar & Craffus.

Villeroi dit dans fes mémoires, que l'une des grandes caufes des malheurs qui arriverent à Henri III, & à la France fous fon regne, fa fin tragique, la ligue furieufe & la guerre civile fi fanglante, venoient de ce qu'il avoit changé la forme de l'expédition des conceffions & des dons royaux, qui auparavant devoient être contrôlés par des officiers exprès, qui ne pouvoient les paffer, lorfqu'ils n'étoient pas conformes à la forme ancienne & aux réglemens. C'étoit une excellente fauve-garde pour la cou ronne & un moyen fûr pour empêcher que le roi ne fût trompé, & qu'on ne lui extorquât des dons exceffifs, également ruineux pour lui & pour fes fujets; réglemens propres à prévenir le trop de crédit & l'élévation des indignes favoris & des flatteurs. Malgré cela, ces favoris & ces flatteurs n'eurent que trop d'accès & de pouvoir fur l'efprit d'un jeune monarque naturellement généreux, & qui aimoit à gouverner fans être contrôlé. Ils lui difoient, » que c'étoit au-deffous d'un roi, que fa volonté & fes ordres » fuffent cenfurés par fes fujets. fes fujets. « La conféquence en fut que fes profufions l'appauvrirent & le réduifirent dans la néceffité d'opprimer fon peuple, qui devint inquiet & mécontent; ce qui encouragea les ambitieux & les chefs de parti, & leur donna lieu d'allumer & même d'engager la guerre civile.

Quelles que foient les alarmes de la populace, & les caufes des foulevemens, quelque abfurdité qu'il y ait, les alarmes & les féditions ne manqueront prefque jamais de têtes pour les fomenter, & de mains capables de les fortifier. Des miférables, qui fe vantent de lire dans les étoiles,

& même bien au-delà, des gens qui font commerce de galimatias, d'aftrologie & de fauffes prophéties, ont toujours de grandes influences en pareilles occafions, & font de grands incendiaires. Ils fe moquent du Ciel; ils trompent & enflamment l'efprit des hommes, comme fi la divinité fe communiquoit uniquement avec les auteurs des défordres, & feulement pour faire du mal. Cependant ceux qui calomnient la divinité ont fouvent le plus grand crédit parmi les hommes.

Les peuples ont toujours de la difpofition à être dupes, & principalement dans les émotions publiques, dans les malheurs généraux, & dans les révolutions, lorfque leurs efpérances & leurs craintes font dans une grande fermentation : ce qui les difpofe à nourrir ces paffions avec de faux objets, comme il leur arrive toujours au commencement, ou dans le progrès d'une guerre civile. C'eft alors un bon temps pour les Aftrologues, & pour tous ces charlatans spirituels & fanatiques, qui ne manquent pas de bien faire leurs affaires & qui augmentent & perpétuent même la fureur de la difcorde entre les citoyens. Lorfqu'ils ont une fois perfuadé leurs dupes qu'on verra un tel événement, il leur eft aifé de les porter à mettre la main à l'œuvre pour le faire éclore. Ceux qui croient que c'eft un décret de Dieu en font d'autant plus animés à l'accomplir, & qui plus eft, à fe glorifier d'être les inftrumens de la providence. Lorsqu'on eut affuré à Othon qu'il régneroit, il ne fit aucune difficulté de faire tuer le Prince régnant. Lorsqu'on fe perfuade que le Tout-Puiffant diige & fan&tifie la fin, les moyens font auffi fanctifiés par ceux qui en font ufage.

Combien il eft difficile de mettre fin à une Guerre civile; difpofition d'une pareille Guerre à en produire de nouvelles; combien elle aiguife l'efprit des gens, ébranle la conftitution du Gouvernement & produit la tyrannie.

TANDI

ANDIS que la guerre civile fubfifte, elle ne peut fe faire que par des foldats; & alors ce font les foldats, & non les loix, qui gouvernent; il arrive affez fouvent qu'ils agiffent contre les ordres de leur général & contre les loix de la guerre, & que quand la guerre civile finit, ce font auffi les foldats qui y mettent fin, tant par leur pouvoir que par leur confentement. Les foldats de leur côté perpétuent leur pouvoir s'ils ne font pas congédiés, comme ils devroient l'être; ils gouvernent, même en temps de paix, ou laifferont gouverner leur chef, qui fera obligé de gouverner à leur gré ou de ne point gouverner du tout. Il eft alors à l'option de l'armée de faire continuer ou difcontinuer les avantages de la paix. » C'eft, dit Ciceron, à quoi ont abouti toutes nos guerres civiles; non» feulement on s'eft toujours foumis au bon plaifir du vainqueur, mais auffi > on a fait plufieurs dons à ceux par le fecours de qui il a vaincu. «<

Si tous les foldats, ou bien un nombre confidérable d'entr'eux, font con

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