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cruautés fur toute forte de gens; ils condamnerent au gibet des magiftrats du caractere le plus refpectable & du mérite le plus diftingué, entr'autres le préfident Briffon, ce flambeau de la jurifprudence & de la juftice: de forte que le duc de Mayenne fut obligé de recourir de fon côté à des actes de violence: il fit exécuter à mort plufieurs de ces inftrumens de faction & chefs fubalternes.

Ces Démagogues auroient peut-être pû continuer d'exercer leur pouvoir, fans lui & malgré lui, comme ils l'auroient fait probablement, au moins pendant un certain temps, fi eux & l'armée euffent convenu de fe foutenir mutuellement, comme cela arrive quelquefois dans les troubles publics. Le peuple & les foldats, c'eft-à-dire, les incendiaires qui gouvernent les uns & les autres, s'accordent dans les expédiens de l'anarchie & de la fureur; quoique cela arrive rarement dans ceux de la juftice & du bien public. Ainfi à Conftantinople la populace & les janiffaires vont fouvent, de bon accord, exterminer & maffacrer leurs magiftrats, tant fupérieurs que fubordonnés, & en établiffent d'autres; ils ne fe propofent pourtant jamais, & concertent encore moins enfemble, des mefures pour fe garantir, eux & leurs concitoyens, des excès de leurs nouveaux magiftrats; excès qui viennent naturellement & néceffairement de la conftitution de leur gouvernement, dont ils font fort entêtés, n'y voyant aucun défaut. Ajoutons qu'ils méprisent tous les autres gouvernemens, fur-tout ceux qui ont le mieux pourvu, pour la fureté publique, à limiter le pouvoir de ceux qui gouvernent. Les Turcs reffentent journellement, & déplorent la rigueur redoutable de leur brutale fouveraineté; mais ils ne voient pas plus loin que la perfonne de ceux qui ont l'administration, & ne s'en prennent qu'à eux; femblables au chien qui mord la pierre qu'on lui jette, ils en viennent à maffacrer & à détrôner, fans améliorer leur condition, & affouviffent leur vengeance, fans trouver de compenfation ou de reftitution.

Dans les précédens fiecles, pendant le regne des empereurs Grecs, dans toutes les féditions, & toutes les fois que l'on détrônoit un prince, ce qui arrivoit affez fréquemment, le commun peuple avoit auffi la même ardeur que les foldats, & il n'y avoit point de ville alors plus fertile en révolutions que la ville impériale. Quoique l'Etat eût beaucoup de loix, & que les empereurs fiffent profeffion de régner felon les loix, ils ne laiffoient pas de les tranfgreffer & de foutenir leur injufte pouvoir par la violence; s'expofant par-là à être traités de même, & fourniffant ainfi une fource éternelle de révoltes, de maffacres & de Guerres civiles.

De là vient auffi qu'accoutumé aux maux & aux Guerres civiles, qui font de tous les maux les plus grands & les comprennent tous, le peuple s'endurcit & perd l'horreur qu'il devroit avoir pour les calamités publiques, & pour les défordres : il eft porté par cette habitude, finon à encourager, du moins à ne pas s'oppofer à ce qu'ils auroient fans cela confidéré avec crainte & horreur, au point d'expofer leurs vies pour le prévenir.

Dans les derniers combats entre les armées de Vitellius & de Vespasien, qui fe donnerent dans les rues même de Rome, le peuple, au lieu d'être affligé & de fe regarder comme le malheureux témoin de ces défordres; au lieu de déplorer les malheurs publics, & la malédiction des Guerres civiles, de reffentir de la douleur pour l'état de fa ville natale, la gloire & la maîtreffe du monde, fouillée alors du fang des Romains & des barbares; au lieu de s'intéreffer pour la confervation de fes biens, & pour la vie de fes compatriotes, pour la beauté des édifices, qu'ils voient à la merci du fer & du feu; les Romains, dis-je, étoient fi peu touchés de compaffion, & fembloient y prendre fi peu de part » qu'ils s'affem» bloient comme fpectateurs curieux autour des combattans; & comme » s'il eût été queftion d'un fpectacle fait pour les amufer, ils favorisoient » tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là par leurs acclamations & des battemens » de mains; lorsqu'un parti venoit à lâcher le pied, & que ceux qui en » étoient fe fauvoient dans les maifons ou fe cachoient dans les boutiques, » le peuple vouloit qu'on les en tirât & qu'on les tuât, fe flattant d'avoir » lui-même une part plus confidérable du butin: car tandis que les fol>> dats s'occupoient du fang & du carnage, les dépouilles tomboient au » pouvoir des gens du peuple. La ville ne préfentoit qu'un fpectacle tra

gique & hideux; d'un côté l'on voyoit des combats fanglans & des blef» fures mortelles, de l'autre des bains délicieux & des tavernes remplies » de monde. On voyoit de tous côtés des ruiffeaux de fang & des cada»vres entaffés les uns fur les autres, & tout auprès des femmes publi»ques ou d'autres qui leur reffembloient; des traits de diffolution & de » volupté, tels qu'on les voit en pleine paix & au milieu du luxe, avec » toutes les barbaries qui accompagnent une impitoyable captivité; de » forte qu'on voyoir la même ville plongée dans les excès les plus bru>> taux & abandonnée aux débauches les plus fenfuelles. Rome avoit vû » auparavant combattre des armées dans fes murs, lorfque Sylla y fut deux » fois vainqueur, & Cinna une, & l'on n'y vit pas moins exercer de » cruautés; mais préfentement on voyoit régner une infenfibilité & une fécurité dénaturée: on ne vit pas même négliger pour un feul moment l'amour des plaifirs, comme fi cette confufion & ce carnage étoient ar»rivés à propos pour augmenter la gaieté de leurs fêtes; ils fe réjouiffoient, ils fe livroient à tous les plaifirs, vivant dans une parfaite indif»férence pour tous les partis, & triomphant de la mifere publique. « C'eft de Tacite que nous tenons ce récit.

De l'exceffive corruption & de la diffolution dans les mœurs que produit la Guerre civile: avec les horribles barbaries & les ravages qui l'accompagnent.

ON peut dire que la Guerre civile endurcit le cœur, & qu'elle jetto

dans la débauche les gens de toutes les conditions: elle donne aux ambitieux des vues pour s'élever en autorité; elle encourage les avares & les indigens par l'efpérance du butin; elle accoutume les yeux du peuple aux actes de cruauté, & bannit ainfi ou affoiblit la compaffion naturelle & l'humanité; elle enfeigne à méprifer les loix, & par conféquent à confondre le droit & le tort, les voyant tous les jours fouler aux pieds. II arrive ainfi qu'à la fin d'une Guerre civile il y a beaucoup de gens qui en fouhaitent une nouvelle, & qui font portés à la commencer, dans le deffein, s'ils vivent dans la baffeffe, de fe rendre confidérable; s'ils font pauvres & avides, de s'enrichir fans beaucoup de peine; s'ils font vindicatifs, de fe venger de leurs ennemis; s'ils font débauchés & licencieux, de vivre fans contrainte; s'ils craignent d'être mis en jugement, ou d'être arrêtés pour dettes, pour les défordres ou les crimes qu'ils ont commis, de fe mettre à l'abri de ces craintes.

Toutes les révolutions font un temps propre à toute forte de licence; on voit d'étranges viciffitudes & des changemens fubits, quand les méchans font fouvent récompenfés, ou du moins mis à couvert, & les innocens punis. Cornelius Aquinus, & Fabius Valens, ayant follicité Fonteius Capito de fe rebeller contre Galba, Capito, quoique d'ailleurs homme de peu de probité, rejeta leurs follicitations; ils l'accuferent de la trahison qu'il n'avoit pas voulu commettre, & le tuerent comme un traître. Les meurtriers de Galba fe vantoient de cette action, & demandoient une récompenfe, plufieurs s'en attribuant le mérite en même-temps.

Les maux qu'une Guerre civile, quelque courte qu'elle foit, eft capable de caufer, font en fi grand nombre & fi facheux, que cette confidération doit détourner tout honnête homme, tout homme qui a de l'humanité, de toutes les démarches qui peuvent l'allumer il doit voir qu'alors ni la vie ni les biens ne font en fureté, mais qu'ils font en danger & peuvent devenir la proie de la violence. Alors l'innocence eft un piege, & les loix ne font plus en état de protéger; alors les hommes se livrent au penchant de leurs mauvaifes actions; tous les liens de la morale font rompus, de même que ceux de la fociété; on n'a aucun égard à ceux du fang & de la nature; la force aveugle dicte les loix; les foibles, qui ne font aucun mal, doivent obéir ou périr; les hommes les plus vils & les plus fcélérats font dans la profpérité & s'élevent, uniquement peut-être parce qu'ils font tels; les gens confidérables par leur élévation; ou par leur mérite, font exterminés ou opprimés par la feule raifon de leur élévation ou de leur mérite alors on fe fert des plus vils inftru

654 mens; on les encourage & on les foutient; les richeffes & la vertu font expofées & affujetties à leur malice & à leur rapine, fans protection & fans reffource: le magiftrat civil eft bravé par l'officier; l'autorité de l'officier eft méprifée par fes foldats, qui alors font les maîtres : la populace licencieuse ne craint point d'être réprimée. Alors les ouvrages & les monumens qui ont coûté un fiecle à bâtir, qui ont été le plus grand effort de l'efprit humain, font détruits dans une heure; les villes, qui fe glorifioient de leur opulence & de leur antiquité, fe voyent réduites en cendres, tout d'un coup, par un petit nombre d'incendiaires, peut-être par boutade, ou par méprife, ou dans un accès de débauche; tous les habitans riches & nombreux périffent dans les flammes, ou font réduits à la mendicité, ou font vendus comme efclaves, ou paffés au fil de l'épée, faute d'argent pour se racheter; les vieillards traînés dans les rues par moquerie, & enfuite maffacrés comme inutiles; les jeunes gens dans les fers; les belles & honnêtes femmes forcées à recevoir dans leurs bras des brutaux, fumans du fang de leurs peres, de leurs meres & de leurs freres qu'on a versé devant leurs yeux; ils s'étoient en vain efforcés de fauver leurs chers enfans, leurs fœurs, ou leurs femmes, de la brutalité & de l'infamie, qui eft encore pire que la mort.

C'étoit là le deffein de la foldatefque après qu'elle eut tué Galba, à quoi les foldats n'avoient d'autre prétexte que leur coupable avarice & fa frugalité à contretemps. Les foldats vouloient avoir la liberté de piller, de maffacrer & d'exterminer tous les gens de mérite dans l'Empire Romain; dans cet efprit ils demandoient avec ardeur la mort de Marius Celfus, à cause de fa capacité & de fa vertu, qu'ils craignoient & qu'ils abhorroient comme des crimes dangereux.

Les criminels font toujours portés à la révolte: tels étoient les foldats de Nymphidius, Capitaine des gardes Prétoriennes de Néron; tels étoient auffi les foldats de Vindex dans la Gaule, & les armées de la Germanie. Ils s'étoient tous engagés dans des projets de trahifon, & fentant que de pareils engagemens les rendoient coupables, ils fe trouvoient toujours portés à commettre tous les actes de trahifon. La foldatefque, accoutumée à voir le regne méprifable de Néron, en vint jufqu'à admirer la baffeffe & les vices de fes princes, autant que les armées précédentes avoient admiré leur vertu, comme Tacite le remarque. Il ne falloit donc pas s'étonper de ce qui auroit furpris auparavant, que deux fimples foldats entrepriffent de transporter le grand Empire Romain d'un prince à un autre & ils en vinrent en effet à bout, l'efprit du refte de l'armée fe trouvant aigri & porté à cette révolution.

Dans une Guerre civile, les deux partis étant en général, implacables, & determinés à en venir à leur but, il doit en réfulter une cruauté & des ravages infinis, & même une deftruction générale; la Guerre ne finit que par une victoire complete, qui n'arrive guere qu'après des effufions de

fang infinies & d'extrêmes miferes. Ciceron dit que » les diffentions entre les >> grands qui fe font rendus populaires, (il veut dire les Chefs de parti) » n'ont d'ordinaire d'autre iffue qu'une défolation univerfelle, fuivie de » la domination du vainqueur, & de l'établiffement de la tyrannie. Sylla, » d'une naiffance illuftre, & d'une bravoure diftinguée, fe brouilla, étant » conful, avec le fameux Marius. Chacun d'eux fut vaincu & fuccomba, » mais de telle forte que chacun fut auffi vainqueur, & exerça le pou>> voir fouverain. La difcorde fe mit auffi entre le conful Octavius, & » fon collegue Cinna : la fortune, favorable à tous deux, leur offrit un pou» voir abfolu, & enfuite leur devenant contraire, caufa leur perte » mortelle.

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Pendant la paix qui fuivit ces guerres civiles, l'épée ne laissa pas d'être continuellement tirée, & l'on s'en fervit contre ceux qui s'étoient foumis paifiblement. Sylla, par exemple, non content d'avoir fait périr par le fer plus de foixante-dix mille hommes, à fon entrée dans Rome, fit maffacrer plufieurs milliers de citoyens foumis à fon autorité, & défarmés; il fit cela ouvertement, & au milieu de Rome; & ce carnage étoit en outre exécuté de tous côtés par fes gens à leur fantaisie, jufqu'à ce que Furfidius leur fit prendre garde que, pour l'amour d'eux-mêmes, il falloit en laiffer vivre quelques-uns, fans quoi il n'y auroit perfonne qu'on pût gouverner & fur qui l'on pût dominer. Cela fut fuivi de la fanglante profcription, la plus audacieuse & la plus terrible boucherie de toutes, celle de deux mille Romains de diftinction, choifis dans le Sénat & dans l'Ordre des Chevaliers. Ce n'étoit pas même affez que de verfer leur fang: quelques gens de marque furent démembrés à loifir; on arracha leurs yeux & leurs jambes de leurs corps, & on les exposa au public, tandis qu'ils refpiroient encore. La deftruction des communautés entieres fuivit celle des perfonnes de diftination les Villes les plus confidérables, & les plus libres de l'Italie, furent confifquées, & même vendues à l'encan avec leur territoire, telles que Florence, Prenefte, Spolete, &c.

Lorfque la fortune fe fut déclarée pour Vitellius, l'Italie éprouva des cruautés plus grandes & plus barbares que celles qu'elle avoit fouffertes durant la Guerre. Les foldats, qui étoient dans les grandes villes, fe livroient au pillage, à la cruauté, au ravage, & à toute forte d'infamies. Ils exerçoient la rapine, ou traitoient à prix d'argent pour s'en abftenir n'épargnant ni le facré ni le profane. Quelques-uns s'habillerent en foldats pour fe défaire de leurs ennemis particuliers: les foldats eux-mêmes marquoient pour le pillage toutes les plus riches fermes; s'ils trouvoient de la réfiftance, ils les condamnoient, auffi-bien que les propriétaires, au fer & au feu; & leurs généraux n'ofoient les réprimer, étant eux-mêmes coupables de femblables excès, & tenus en crainte par leurs propres gens, Leurs chefs, à la tête des deux partis oppofés, pour les engager entiérement dans cette Guerre civile, leur lâchoient la bride à toute forte de li

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