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qui en s'expofant à de grands périls, & en furmontant de grands obftacles, tant par l'adreffe de fon génie que par fon grand courage, parvient à une fortune éclatante, fans faire aucune injuftice à perfonne, nous ne le mettrons pas parmi les hommes illuftres; mais du moins il n'y a rien qui foit blamâble dans la conduite de fa vie; il n'a rien à fe reprocher, il fait en grand ce que le commun des bons marchands de la république font en petit. Il a fait une grande fortune, mais fans offenfer ni l'Etat, ni les particuliers; au lieu que Céfar, en acquérant plus de bien, plus de pouvoir que le marchand, renverfe le gouvernement de la nation, & lui caufe une infinité de grands malheurs.

Pour juger du prix réel de ce grand conquérant & de ce grand commerçant, il n'y a qu'à fonger qu'aucun citoyen n'auroit fouhaité la mort du grand commerçant, au lieu que les gens de bien euffent fort fouhaité que Céfar, tout grand capitaine qu'il étoit, n'eût jamais été.

Or pourroit-on prendre pour Grand-homme, celui que ni les hommes. en général, ni fa patrie en particulier, ne fauroient regretter? Ceci paroîtra peut-être paradoxe à quelques lecteurs; mais je parle hardiment, quand je parle pour la juftice & pour le bien public: fi j'attaque leurs anciens préjugés, il leur eft permis, ou d'attaquer mes principes, ou les conféquences que j'en ai tirées.

Sylla, premier tyran de la république, s'empara de l'autorité fouveraine, de peur que Marius, fon ennemi, homme très-dangereux, ne s'en emparât lui-même; mais après avoir vécu dans la dictature avec les fentimens d'un tyran, & après avoir, en homme du commun, exercé plufieurs années le pouvoir tyrannique, il comprit enfin qu'il ne pouvoit jamais être digne du titre de Grand-homme, ni même d'un homme illuftre, auquel il avoit afpiré dès fa plus tendre jeuneffe, s'il ne fe foumettoit aux loix fondamentales de l'Etat; il comprit qu'il ne pafferoit jamais que pour un fcélérat illuftre, tant qu'il demeureroit feul contre les loix en poffeffion de toute la puiffance de la république : ainfi il prit fagement le parti d'abandonner cette puiffance, & de rendre à fes concitoyens la liberté des fuffrages; & pour devenir Grand-homme, il voulut devenir fimple citoyen fans puiffance, foumis aux magiftrats, & protégé uniquement par les loix.

Je ne vois, parmi les Romains, que le dernier Caton que l'on puiffe mettre en parallele avec Scipion. Je me fouviens d'un endroit où Sallufte parle du caractere de Caton; en voici le fens. Il ne difputa jamais avec les plus ambitieux à qui arriveroit, par des voies honteufes & injuftes, à la premiere place de la république; mais il difputa toujours ardemment avec les meilleurs citoyens, à qui rendroit par des voies innocentes & vertueuses, de plus importans fervices à fa patrie.

Sallufte, par ce feul récit, nous fait fentir le grand fens de Caton, qui au travers des préjugés de prefque tous les Romains, qui mettoient la grandeur la plus précieufe à devenir plus puiffans, voit clairement que la Tome XX.

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puiffance n'eft qu'une fauffe grandeur, & que la véritable grandeur n'eft effectivement que dans l'excellent ufage de la puiffance pour la plus grande utilité publique; il nous montre Caton capable de fentir, que l'honneur eft de paffer pour le meilleur, ou pour un des meilleurs citoyens. Il peint l'ardeur & le courage de Caton pour chercher toujours la vertu, c'est-àdire la plus grande utilité publique; & du même trait, Sallufte nous fait remarquer la baffeffe des fentimens & des motifs de Céfar & de Pompée, qui jugeant de la vraie grandeur d'un homme avec auffi peu de difcernement qu'en juge le peuple groffier, préféroient la puiffance; c'eft-à-dire la forte de grandeur que donnent les grands emplois à la véritable grandeur & à la grande eftime qui réfulte des grands talens, du grand zele pour la patrie.

Il eft certain que la vertu paroît encore un peu plus mâle, plus ferme & plus refpectable dans Caton. Il eft vrai que le zele pour le bien public, paroît en lui encore un peu plus ardent & plus conftant que dans Scipion; mais en récompenfe les fervices effectifs que Scipion rendit à fa patrie, font beaucoup plus importans que tous ceux que lui rendit Caton. La vertu dans Scipion paroît plus douce & plus aimable; de forte que si j'avois à les juger, mon tempérament indulgent me feroit, je crois, pencher pour Scipion.

Nous regardons avec juftice Descartes, ce fameux philofophe du fiecle paffé, non-feulement pour le plus grand phyficien, & comme le plus grand géometre qui eut paru jufques là dans le monde, mais encore pour un Grand-homme : C'eft que par une étendue & par une jufteffe d'efprit prodigieufe, par une grande ardeur & par une grande conftance pour la méditation, il a furmonté de très-grands obftacles pour perfectionner dans les hommes leur maniere de raifonner non-feulement dans la phyfique, mais encore dans toutes les autres connoiffances humaines; & ce n'eft pas tant des découvertes dans les fciences, dont je lui fais gré, que d'avoir mis fes fucceffeurs en état d'y en faire d'incomparablement plus utiles

fiennes.

que les

Pour juger de la grandeur de fon génie, il n'y a qu'à faire attention à la multitude de connoiffances plus exactes & plus vraifemblables qu'il a acquifes depuis le point où il a trouvé la géométrie & la phyfique, jusqu'au point où il les à laiffées. Il nous a donné plus de connoiffances vraifemblables fur la phyfique en vingt ans, que les fectateurs de Platon, d'Ariftote & d'Epicure n'avoient fait en deux mille ans.

Mais le point principal, c'eft le grand avantage qu'il a procuré à la raifon humaine. On ne raifonnoit prefque point avec jufteffe, c'eft-à-dire, conféquemment avant Defcartes. Nos connoiffances n'avoient prefque aucune liaison entr'elles; on n'y voyoit prefque rien de fyftématique, prefque rien qui fit corps, & dont les parties fuffent liées les unes aux autres pour former quelque chofe de folide. Il y a diverfes efpeces de vraisem

blances; il y a même des degrés différens dans la même efpece. Avant lui nous confondions & les efpeces différentes, & les différens degrés de vraisemblance, & cette confufion étoit une fource inépuifable d'erreurs & de mauvais raifonnemens. Nous avions quantité de vains & déplorables difcoureurs; nous n'avions point de folides démonftrateurs: il n'y avoit guere que les géometres qui connuffent ce que c'étoit que démontrer. Avant lui le fens de la démonftration, le fens de la conféquence jufte dans les chofes qui ne font fufceptibles que de vraisemblance; ce fens qui met une fi grande différence entre hommes d'efprit & homme d'efprit; ce fens fi précieux n'étoit prefque point exercé on prenoit pour principe des propofitions très-obfcures, très-équivoques, très-fauffes; & même nous tirions mal nos conféquences de principes vrais. Nous confondions encore la certitude qui vient de l'évidence, avec la certitude de l'habitude de juger fouvent, & long-temps de fuite de la même maniere. Ainfi les préjugés de l'enfance étoient pour nous des principes fi certains, qu'ils nous paroiffoient évidens. Nous marchions en aveugles, & nous ne marchions point fur une ligne droite dans le chemin de la vérité; nous ne faifions proprement que des cercles, & nos cercles étoient même de très-petite étendue.

Il y a plus: c'eft que faute d'un certain fens fpirituel, néceffaire pour difcerner par nous-mêmes la vérité, nous étions réduits à nous citer les uns les autres, & à citer même des anciens de deux mille ans; nous qui aidés de leurs lumieres & des lumieres de foixante générations, devions avoir incomparablement plus de connoiffances & de lumieres que ces anciens nous en étions venus à ce point d'imbécillité, que pour connoître ce qu'il falloit penfer fur cette matiere, nous ne difputions plus du fond de la question, mais de quel fentiment étoit Ariftote, ou tel autre homme fujet comme nous à l'ignorance & à l'erreur; nous avions des yeux, & nous ne voyions point. Defcartes nous apprit à ouvrir les yeux & à en faire ufage; & voilà ce que nous lui devons.

S'il ne nous a pas laiffé de véritables démonftrations dans la physique; c'eft que la matière jufqu'ici n'en eft guere fufceptible; mais il nous a enfeigné les moyens d'approcher de plus en plus du plus haut degré de vraisemblance. Il nous a appris à bien diftinguer la vraisemblance de la démonftration, & les différens degrés de vraisemblance. Ainfi guidés déformais par fa méthode, nous examinons nos idées pour les bien diftinguer entr'elles, pour les ranger & pour les lier par le raifonnement. Nous définiffons plus exactement nos termes pour éviter des équivoques, & nous commençons à faire ufage de cette méthode pour former des démonftrations arithmétiques dans ce qui regarde la politique, le fujet le plus important de toutes les connoiffances humaines.

Il avoit pour fon entreprise un motif vertueux : il ne cherchoit ni les grands revenus, ni les grands emplois; il ne fouhaitoit que la gloire précieuse de rendre un très-grand fervice à la fociété en général, en perfec

tionnant la raifon humaine. Son motif étoit donc très-louable. On voit affez que fon entreprise étoit très-grande, qu'il faut qu'il ait furmonté par fon grand courage & par fon grand génie de très-grandes difficultés pour y réuffir, & il y a réuffi. Il a rendu aux hommes en général un fervice très-important. Ainfi le voilà Grand-homme fans conteftation, & l'un des plus grands hommes qui aient jamais été.

On voit tous les jours des hommes qui mettent toute la force de leur efprit, toute leur ardeur & toute leur conftance à furpaffer leurs pareils dans des bagatelles très-difficiles à la vérité; mais dans le fond très-peu utiles à la grande augmentation du bonheur de leur patrie. Il femble qu'ils n'ont en vue que de difputer ou d'efprit ou de mémoire, en prouvant qu'ils peuvent, dans leurs entreprifes, furmonter des plus grandes difficultés que leurs pareils, & arriver par ce chemin à une plus grande diftinction; mais ils ne s'avifent pas de difputer d'utilité d'entreprises; ce qui eft cependant un manque de difcernement & d'étendue d'intelligence: car avant que d'entreprendre de difputer d'efprit, ne vaudroit-il pas mieux difputer de difcernement fur le choix de la matiere où l'on peut employer fon temps à fon efprit. Ne faudroit-il pas commencer par choifir celle qui eft la plus importante pour l'augmentation du bonheur des citoyens ?

il

D'autres, avec de grands talens, ont travaillé fans relâche avec des efforts continuels & incroyables, & ont furmonté effectivement des difficultés étonnantes, mais uniquement pour faire une fortune éclatante, & pour être grands du moins aux yeux du vulgaire, qui ne peut mefurer la grandeur des hommes que par leur puiffance, c'eft-à-dire par la grandeur des richeffes & des places; mais comme ces hommes vains fe bornoient petitement & baffement à leur intérêt particulier fans fe foucier du bien public comme leur motif n'étoit ni grand, ni louable, ni vertueux, n'eft pas furprenant que le connoiffeur ne les regarde pas comme Grandshommes, quelques talens qu'ils aient poffédé, quelques fuccès qu'ils aient eu pour obtenir les plus grands revenus & les premieres places d'un Etat. Les gens de bien les regardent, au contraire, comme des ames très-petites, très-baffes, très-communes, qui n'ont eu pour motif que la grandeur de la place, & non pas l'acquifition des grandes qualités que demande la grande place: ils ont laiffé la vraie gloire pour courir après la vanité; ils ont manqué d'efprit dans le point le plus effentiel, c'eft-à-dire, dans le choix du but qu'ils devoient fe propofer.

Les hiftoriens expofent à nos yeux une foule de ces petits hommes, & de ces hommes du commun, qui achetoient follement des places & des dignités honorables, par une conduite très-déshonorante, c'eft-à-dire, par des flatteries, par des lâchetés, par des perfidies, & par de noires calomnies. Ils vouloient être honorés : ils furmontoient dans leur vie, par un motif trèspuiffant, mais nullement vertueux, de très-grandes difficultés. Or qui voudroit, par exemple, donner la moindre louange à Séjan, à Tigellin, les

miniftres les plus autorifés du plus grand empire du monde. Ils ont furmonté avec beaucoup d'efprit & une ardeur incroyable de très-grandes difficultés, foit pour arriver à la place de premier miniftre & de favori, soit pour s'y maintenir; je le veux: mais étoit-ce par des motifs vertueux qu'ils les ont furmontés. Et d'ailleurs, qu'ont-ils fait de grand pour l'utilité de l'empire, après qu'ils font arrivés à ces premieres places?

Nous faifons naturellement des comparaifons entre les hommes de même métier & de même profeffion. Nous en trouvons qui, à force d'avoir furmonté de grandes difficultés, font parvenus à exceller de beaucoup entre leurs pareils. Ils font grands dans leur profeffion; & nous difons un grand poëte, un grand orateur, un grand jurifconfulte, un grand médecin, un grand géometre, un grand aftronome, un grand fculpteur, un grand architecte parce qu'en furmontant de grandes difficultés par leur travail, & par la pénétration de leur efprit, ils fe font fort diftingués entre leurs pareils.

Mais le titre de Grand-homme tout court, ne convient proprement qu'aux grands génies de deux efpeces de profeffions illuftres & importantes.

La premiere de ces profeffions regarde la grande augmentation du bonheur des hommes en général. Telle eft la profeffion des génies fpéculatifs, appliqués à perfectionner confidérablement celles des connoiffances humaines qui font les plus importantes au bonheur des hommes, & à démontrer un grand nombre de vérités très-importantes à la fociété humaine en général, & heureufement pour le bien public. Dans la profeffion de ces Ipéculatifs qui cherchent des vérités très-importantes, un grand génie avec une méditation profonde & conftante, peut furpaffer de beaucoup fes illuftres concurrens, & devenir Grand-homme, fans avoir besoin, ni de protection, ni de grands revenus, ni d'emplois publics.

L'autre profeffion illuftre & importante, eft des génies plus praticiens que fpéculatifs, plus occupés de l'action que de la méditation: elle regarde la grande augmentation du bonheur, non des hommes en général, mais d'une nation en particulier. Telle eft la profeffion & l'emploi des rois, quand ils ont, comme Louis-le-Grand, affez d'inclination pour la gloire, & affez d'averfion pour la fainéantife, pour préférer dès leur jeuneffe le travail & l'honneur de bien gouverner, à la vie oifive & voluptueufe; & quand ils ont comme lui la force néceffaire pour tenir eux-mêmes avec fermeté & avec conftance le timon du gouvernement. Tel eft encore l'emploi du miniftere des généraux d'armée, & des premiers Magiftrats des provinces, parce que dans ces profeffions, ils peuvent rendre, par leurs grands talens & par leur grande application, de grands fervices à leur nation.

Or, comme les génies fpéculatifs peuvent fe diftinguer entre leurs pareils, par la grande utilité de leurs découvertes, les génies praticiens, occupés à réduire en pratique les vérités démontrées, foit par la fpéculation, foit par l'expérience, peuvent de même fe diftinguer beaucoup entre leurs

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