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qu'on n'aura que le choix de la mort ou de l'achat; & ce prix fera encore trop fort. «

» Plus on avance, Sire, dans les détails de cette loi, plus on eft effrayé de fes conféquences. Pourquoi les réglemens affignoient-ils des lieux marqués pour la vente des Grains. C'étoit afin que chaque citoyen pût être für d'y trouver fa subsistance. «<

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Pourquoi indiquoient-ils des heures? C'eft qu'ils vouloient que toutes les opérations d'un commerce fi important puffent être fans ceffe éclairées & que le pauvre qui achete pour vivre eut la préférence fur le marchand qui n'achete que pour vendre. «

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Qui pourra veiller fur l'infidélité des mefures, fur les mauvaises qualités des denrées? Une police fourde & lente fuccédera à une police vigilante & publique. Le poifon aura circulé, avant que l'on fache la fource d'où il fera parti. «

» A quoi connoîtra-t-on le prix des denrées dans la capitale? Haut & bas fucceffivement, fuivant les caprices du commerce, un même jour verra l'abondance fe porter dans un marché & la rareté régner dans un autre. Le journalier, dont l'intérêt eft d'acheter le moins cher poffible, pourra-til les parcourir tous pour se fixer à celui où le prix fera plus avantageux pour lui? Si le befoin, qui calcule comme l'intérêt fur cette matiere, porte l'affluence du peuple vers ces marchés, le grand nombre fera renchérir la denrée; & quand elle fe foutiendroit, les forces ordinaires de la police fuffiroient-elles à contenir une populace qui fe difputera avec acharnement une préférence dont fa vie dépendra, & qui fera toujours au moment de s'enflammer fi on la lui refufe? «

» Une autre réflexion auroit dû faire fentir les inconvéniens de la loi adreffée aujourd'hui à votre parlement. «<

» Il eft des loix dangereufes parce qu'elles femblent incompatibles avec les mœurs générales. Donner de nouveaux moyens à la cupidité, quand le luxe met tous les jours toutes fes reffources en activité, c'eft ouvrir une nouvelle porte à la fraude & à l'injuftice. Une multitude de petits marchands fe concerteront dans les ténèbres, & finiront par porter encore la rareté & le renchériffement dans les Grains. «

» A tant de confidérations, Sire, votre parlement ne pourroit-il pas ajouter les tempéramens mêmes que Votre Majefté s'eft empreffée d'apporter aux inconvéniens de la liberté. «<

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L'expérience avoit démontré que la cherté l'accompagnoit infailliblement. Les premiers effais de Votre Majefté ne firent que la confirmer. « » Elle crut cependant que le mal tenoit moins encore aux principes de la loi qu'aux obftacles qu'elle rencontroit dans fon execution, par tence des différents droits qui fe perçoivent dans les marchés. «

l'exif

» Elle fe porta à les fupprimer. C'eut été fans doute un acte de bienfai fance, fi cet acte, émané de votre volonté abfolue, n'avoit pas porté l'in

quiétude dans l'ame de vos fujets; en même temps qu'il y portoit une foible efpérance de foulagement. «<

» Ces droits s'étoient conciliés long-temps avec l'abondance; mais quand ils auroient influé fur le renchériffement des denrées, votre parlement peutil diffimuler à Votre Majefté que cette fuppreffion opérée par des voies illégales & arbitraires, portoit une atteinte manifefte à la propriété, puifqu'en fupprimant les droits qui fe perçoivent à votre profit, ou à.celui des villes, elle ne préfentoit que des indemnités indéterminées à leurs fermiers, & foumettoit les titres des particuliers à la décision des commiffaires choifis, qui, fans pouvoir légal pour les juger, n'en ont prefque point d'autre que d'anéantir les droits les plus légitimes. Ce qu'on a vu pour les péages, ne nous apprend que trop à quoi il faudroit s'attendre pour les autres droits des feigneurs «

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» Tant de réflexions devoient faire penfer que la liberté indéfinie s'arrêteroit au moins aux portes de la capitale, mais fi cet effai paroiffoit néceffaire à Votre Majefté pour procurer à vos fujets les fruits fi long-temps attendus, fi peu fentis de fon établiffement, il paroiffoit au moins néceffaire, en même temps, de réserver à la police, toutes fes forces, quand elle pourroit avoir à prévenir de plus grands défordres. «

Ces remontrances font voir les difpofitions du parlement de Paris à l'égard du nouveau fyftême. Cependant l'arrêt fut enregistré fans modifications tant étoit grande la confiance de la cour dans la fageffe & dans les foins paternels du roi pour le bien de fes fujets, la cour étant perfuadée que la prudence du monarque lui fuggéreroit les moyens les plus propres pour que les marchés publics fuffent habituellement affez garnis pour procurer aux citoyens leur fubfiftance journaliere.

On fait affez quelles furent les fuites défaftreufes de cette nouvelle loi, fans que nous en retracions ici le tableau. Il nous fuffit de dire qu'elles ramenerent à peu de chofe près les anciens principes que l'on fuit encore en s'oppofant aux abus autant qu'il eft poffible à la prudence humaine.

GRANA (Le Marquis de) ambassadeur de l'empereur à la cour d'Espagne en 1642.

LE marquis de Grana & de Final, s'acquit une égale gloire dans le

confeil de Vienne & à la tête des armées. Mais dans l'ambaffade qu'il fit à Madrid en l'an 1641, qui eft la feule, fi je ne me trompe, où il ait été employé, il fit un coup du plus habile homme, qui fe mêlât jamais de négocier. Philippe IV, roi d'Espagne, avoit abandonné toute la conduite de fes affaires au comte duc d'Olivarès; mais foit que la capacité ou le génie de ce miniftre cédât à celui du cardinal de Richelieu, rien

ne lui réuffiffoit au contraire plufieurs provinces fe révolterent, & des royaumes entiers fe détacherent de la couronne de Caftille. Les Pays-Bas étoient fur le point de fe perdre, & le mal fe communiquant à PAllemagne, le marquis de Grana, confidérant l'intérêt commun de la maison d'Autriche, entreprit de repréfenter au roi d'Efpegne le pitoyable état des affaires, & prit pour cela des mefures fi juftes avec la reine, qui étoit fort entendue, qu'ils firent éloigner le comte. Ce fut un coup hardi & adroit d'un miniftre qui en favoit bien d'autres, & qui rendit en cela un très-fignalé fervice à l'empereur, & à toute la maifon d'Autriche. Je ne propofe pourtant point cet exemple à imiter. Une pareille entreprise eft trop délicate, trop fujette à des inconvéniens de toute efpece, & qui ne peut réuffir que par des intrigues dont il eft rare qu'un ambaffadeur fe tire avec honneur dans une cour étrangere.

Ce marquis de Grana eut un fils qui hérita des qualités de fon pere & fe diftingua également dans la carriere des armes & dans celle des négociations.

IL

GRAND-HOM ME.

L ne faut pas confondre le Grand-homme avec l'homme illuftre : nous allons en marquer la différence. Chaque nation a fes Grands-hommes: nous fommes portés naturellement à les comparer entr'eux, mais nous ne faurions bien difcerner lequel eft le plus grand, qu'en comparant, 1o. la grandeur de leurs talens pour furmonter les grandes difficultés; 2°. La grandeur de leurs zeles pour le bien public; 3°. la grandeur des avantages qu'ils ont procurés, ou aux hommes en général, ou à leurs concitoyens en particulier.

Epaminondas paroît le plus Grand-homme d'entre les capitaines Grecs: il eft vrai qu'Alexandre a fait plus de bruit par fes grandes conquêtes ; mais les difficultés qu'il a furmontées, étoient, à tout prendre, moins grandes que celles qu'a furmontées Epaminondas. Or c'eft la grandeur des difficultés furmontées qui prouve la grandeur des talens. D'ailleurs, ce qui eft décifif dans la comparaifon de ces deux hommes, c'eft que les entreprifes d'Alexandre n'avoient pour motif rien de louable, puifqu'il n'agif foit que pour fon propre intérêt & pour fon propre agrandiffement, motif qui n'a rien de véritablement grand; au lieu qu'Epaminondas avoit, pour motif de fes entreprises, le falut & les grands avantages de fes concitoyens; motif très-vertueux, & par conféquent très-louable. Auffi Epaminondas procura plus d'avantages à fa patrie qu'Alexandre à la fienne. Ainsi Epaminondas eft Grand-homme, & Alexandre n'eft qu'un conquérant célébre, un roi d'une grande réputation entre les rois; en un mot, ce n'est qu'un homme illuftre.

Il eft permis de n'avoir pour motif de fes deffeins que fes intérêts particuliers, lorfqu'il n'y a rien d'injufte : il eft même permis d'avoir pour motif fes plaifirs, lorfqu'il n'y a rien que d'innocent & de conforme à la politeffe agir uniquement pour fes intérêts, pour augmenter ou fa fortune ou fes plaifirs, c'eft le train ordinaire du commun des hommes & des hommes du commun: mais ce qui n'eft que permis n'a rien de vertueux, & par conféquent ne mérite aucune louange.

Les entreprises, qui ne font ni louables, ni vertueufes, parce qu'elles n'ont point pour motif l'intérêt public, peuvent avoir quelquefois une grandeur apparente, par les grands fuccès, telles que celles d'Alexandre. Les grandes difficultés furmontées excitent notre admiration, & prouvent ou le grand courage ou les grands talens mais fi le motif de ces entreprises eft petit ou commun, s'il ne regarde pas la grande utilité publique, il n'a rien de vertueux, & les fuccès de fes entreprises difficiles, peuvent bien rendre un homme très-illuftre, très-renommé; mais ils ne fauroient jamais faire un Grand-homme.

Telle est la regle que nous dicte la raifon ; & quelle grande augmentation de bonheur réfulta-t-il des conquêtes d'Alexandre, foit pour les républiques Grecques, foit pour le genre-humain?

Celui qui furmonte de grandes difficultés, ne mérite pas toujours notre eftime & nos louanges. Nous admirons un excellent danfeur de corde; Indiens fuperftitieux, qui font des abftinences & des macérations corporelles, qui femblent furgaffer les forces de la nature; ils font des chofes extrêmement difficiles; nous en admirons la difficulté, mais cette admiration n'est pas jointe à une grande eftime de leur perfonne; au lieu que nous accordons l'admiration, la grande eftime & la bienveillance à ceux qui, comme Epaminondas, viennent à bout d'entreprises qui, d'un côté, font très-difficiles, & de l'autre font très-avantageufes à leur patrie.

Si j'avois un Grec à comparer à Epaminondas, ce feroit Solon, qui furmonta de grandes difficultés par fes grands talens & par fa grande conftance, & qui, avec des motifs parfaitement vertueux, rendit de grands fervices à fa patrie, en lui faifant approuver des loix fages & falutaires, Entre les Romains, c'eft Scipion, vainqueur d'Annibal, qui nous paroît furpaffer les autres Grands-hommes Romains. Céfar n'exécuta rien de fi difficile que Scipion, il n'eut jamais d'Annibal à furmonter. Céfar ne fit qu'augmenter la puiffance de Rome; au lieu que Scipion en augmentant la puiffance de la république, fauva les Romains de la fervitude des Carthaginois il affermit la liberté intérieure & extérieure de la république, & augmenta la puiffance de Rome de toute la puiffance de Carthage.

A l'égard des motifs, Céfar ne travailloit que pour fa propre élévation, & pour augmenter fa propre puiffance; au lieu que Scipion, dans fes entreprises, ne cherche que l'honneur de rendre de grands fervices à fa patrie, en lui confervant toute la liberté. Il eft vrai que Céfar en travaillant

pour lui, dans les conquêtes des Gaules, rendit de grands fervices aux Romains; mais dès qu'il fe fert des forces & de l'autorité que la république lui avoit confiées pour s'en rendre lui-même le tyran, je n'arrête plus mes yeux fur les fervices qu'il a rendus, je les arrête uniquement fur la trahison; il ne me paroît plus qu'un fcélérat célébre, qui a fu cacher de très-mauvaises intentions fous l'apparence de fervices effectifs. Il eft fi vrai qu'il ne mérite aucunes louanges, que s'il avoit été tué à Pharfale, & que l'on eût rendu au fénat fon ancienne autorité, & aux peuples la liberté des fuffrages, Cicéron, Hortenfe, Caton, & les autres bons citoyens n'euffent fait aucune difficulté de le comparer à Catilina, avec cette différence, qu'ils euffent trouvé, que fi Céfar avoit rendu à la république de plus grands fervices que Catilina, il lui avoit caufé auffi de beaucoup plus grands malheurs; de forte que fon nom fût venu jufqu'à nous, chargé de la même exécration que le nom célébre de Catilina.

Céfar eut pour but de bouleverfer la république : il réuffit dans fa dételtable entreprise Catilina dans une femblable entreprise y fuccomba. En bonne foi, qui de nous oferoit conclure du fuccès de Céfar, que c'est un Grand-homme, & l'autre un fcélérat exécrable? Et qui ne voit qu'ils ne font tous deux effectivement que de véritables fcélérats, qui, facrifiant les plus grands intérêts de l'Etat à leur intérêt particulier, font tous deux dignes de la haine & de l'exécration publique.

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Et il ne faut pas croire que Céfar fe foit rendu maître de la république, feulement de peur que Pompée ne s'en emparât le premier. Car s'il avoit eu réellement pour motif le falut & la grande augmentation du bonheur de fa patrie, n'auroit-il pas, en rentrant dans Rome victorieux de la tyrannie de Pompée, n'auroit-il pas, dis-je, rendu à fes citoyens la liberté des fuffrages pour le choix des magiftrats & des miniftres de l'Etat n'auroit-il pas reftitué la fouveraine autorité à la république ? N'auroit-il pas, concert avec Caton & avec les autres gens de bien, perfectionné la méthode des élections, fur-tout pour les principaux emplois ? N'auroit-il travaillé avec eux à fermer pour toujours aux fcélérats, les voies de la corruption qu'il avoit lui-même mise en ufage que pour arriver aux emplois publics? C'étoit là l'unique voie de fe faire la plus belle & la plus grande réputation qu'un homme de bien eût pu défirer: c'étoit pour lui l'unique voie pour arriver au titre de Grand-homme où il afpiroit; mais il n'eut pas l'efprit affez pénétrant & affez jufte pour l'appercevoir: il n'eut pas l'ame affez grande pour fentir que la qualité effentielle aux Grands-hommes, c'eft de vifer à l'honneur agréable d'augmenter de beaucoup le bonheur de fa patrie il prit à gauche, & fuivit la route des ambitieux du commun, qui au lieu de facrifier à la véritable grandeur qui eft éternelle & perfonnelle, ne facrifient qu'à la puiffance, qui n'eft qu'une grandeur paffagere, extérieure & empruntée.

Je fuppofe dans le temps de Céfar, un riche commerçant dans Rome,

qui

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