Page images
PDF
EPUB

541 Il connoît plus tard, il connoît moins exactement & les befoins & les reffources.

Ses opérations, prefque toujours précipitées, fe font d'une maniere plus difpendieufe.

Les agens qu'il emploie n'ayant aucun intérêt à l'économie, achetent plus cherement, tranfportent à plus grands frais, confervent avec moins de précaution; il fe perd, il fe gâte beaucoup de Grains.

Ces agens peuvent, par défaut d'habileté, ou même par infidélité, groffir à l'excès la dépenfe de leurs opérations.

Ils peuvent fe permettre des manœuvres coupables, à l'infu du gouver

nement.

Lors même qu'ils en font le plus innocens, ils ne peuvent éviter d'en être foupçonnés; & le foupçon réjaillit toujours fur l'adminiftration qui les emploie, & qui devient odieuse au peuple, par les foins même qu'elle prend pour le fecourir.

De plus, quand le gouvernement fe charge de pourvoir à la fubfiftance des peuples en faifant le commerce des Grains, il fait ce commerce; parce que pouvant vendre à perte, aucun négociant ne peut fans témérité s'expofer à fa concurrence.

Dès-lors l'administration est seule chargée de remplir le vide des récoltes. Elle ne le peut qu'en y confacrant des fommes immenfes, fur lesquelles elle fait des pertes inévitables.

L'intérêt de fon avance, le montant de fes pertes, forment une augmentation de charges pour l'Etat, & par conféquent pour les peuples; & deviennent un obftacle aux fecours bien plus juftes & plus efficaces, que le roi, dans les temps de diferte, pourroit répandre fur la claffe indigente de fes fujets.

Enfin fi les opérations du gouvernement font mal combinées & manquent leur effet; fi elles font trop lentes, & que les fecours n'arrivent point à temps; fi le vide des récoltes eft tel, que les fommes deftinées à cet objet par l'adminiftration foient infuffifantes, le peuple, dénué des reffources que le commerce réduit à l'inaction, ne peut plus lui apporter, refte abandonné aux horreurs de la famine, & à tous les excès du défespoir.

Le feul motif qui ait pu déterminer les adminiftrateurs à préférer ces mefures dangereufes aux reffources naturelles du commerce libre, a fans doute été la perfuafion, que le gouvernement fe rendroit par-là maitre du prix des fubfiftances, & pourroit, en tenant les Grains à bon marché, soulager le peuple & prévenir fes murmures.

L'illufion de ce fyftême eft cependant aifée à reconnoître.

Se charger de tenir les Grains à bon marché, lorfqu'une mauvaise récolte les a rendus rares, c'eft promettre au peuple une chofe impoffible, & fe rendre refponfable à fes yeux d'un mauvais fuccès inévitable.

11 eft impoffible que la récolte d'une année, dans un lieu déterminé,

542

ne foit pas quelquefois au-deffous du befoin des habitans; puifqu'il n'eft que trop notoire qu'il y a des récoltes fort inférieures à la production de l'année commune, comme il y en a de fort fupérieures.

Or l'année commune des productions ne fauroit être au-deffus de la confommation habituelle.

Car le bled ne vient qu'autant qu'il eft femé le laboureur ne peut femer, qu'autant qu'il eft affuré de retrouver, par la vente de fes récoltes, le dédommagement de fes peines & de fes frais, & la rentrée de toutes fes avances, avec l'intérêt & le profit qu'elles lui auroient rapporté dans toute autre profeffion que celle de laboureur.

Or fi la production des mauvaises années étoit égale à la confommation, que celle des années moyennes fût par conféquent au-deffus, & celle des années abondantes incomparablement plus forte; le prix des Grains seroit tellement bas, que le laboureur retireroit moins de fes ventes qu'il ne dépenferoit en frais.

Il est évident qu'il ne pourroit continuer un métier ruineux; & qu'il n'auroit de reffource que de femer moins de Grains, en diminuant fa culture d'année en année, jufqu'à ce que la production moyenne, compensation faite des années abondantes & des années ftériles, fe trouvât correlpondre exactement à la confommation habituelle.

La production d'une mauvaise année eft donc néceffairement au-deffous des befoins.

Dès-lors, le befoin étant auffi univerfel qu'impérieux, chacun s'empreffe d'offrir à l'envi un prix plus haut de la denrée, pour s'en affurer la préférence.

Non-feulement ce renchériffement eft inévitable; mais il eft l'unique remede poffible de la rareté, en attirant la denrée par l'appât du gain.

Car puifqu'il y a un vide, & que ce vide ne peut être rempli que par les Grains réservés des années précédentes, ou apportés d'ailleurs, il faut bien que le prix ordinaire de la denrée foit augmenté du prix de la garde, ou de celui du transport; fans l'affurance de cette augmentation, l'on n'auroit point gardé la denrée, on ne l'apporteroit pas; il faudroit donc qu'une partie du peuple manquât du néceffaire & pérît.

Quelques moyens que le gouvernement emploie, quelques fommes qu'il prodigue; jamais, & l'expérience l'a montré dans toutes les occafions, il ne peut empêcher que le bled ne foit cher quand les récoltes font mauvaises.

Si, par des moyens forcés, il réuffit à retarder cet effet néceffaire, ce ne peut être que dans quelque lieu particulier, pour un temps très-court; & en croyant foulager le peuple, il ne fait qu'affurer & aggraver ses

malheurs.

Les facrifices faits par l'adminiftration, pour procurer ce bas prix momentané, font une aumône faite aux riches, au moins autant qu'aux

pauvres; puifque les perfonnes aifées confomment, foit par elles-mêmes, foit par la dépenfe de leurs maifons, une très-grande quantité de Grains. La cupidité fait s'approprier ce que le gouvernement a voulu perdre, en achetant au-deffous de fon véritable prix, une denrée fur laquelle le renchériffement, qu'elle prévoit avec une certitude infaillible, lui promet des profits confidérables.

Un grand nombre de perfonnes, par la crainte de manquer, achetent beaucoup au-delà de leurs befoins, & forment ainfi une multitude d'amas particuliers de Grains, qu'elles n'ofent confommer, qui font entièrement perdus pour la fubfiftance des peuples, & qu'on retrouve quelquefois gâtés après le retour de l'abondance.

Pendant ce temps, les Grains du dehors, qui ne peuvent venir qu'autant qu'il y a du profit à les apporter, ne viennent point. Le vide augmente par la confommation journaliere; les approvifionnemens, par lefquels on avoit cru foutenir le bas prix, s'épuifent; le befoin fe montre tout-à-coup dans toute fon étendue, & lorfque le temps & les moyens manquent pour y remédier.

C'eft alors que les adminiftrateurs, égarés par une inquiétude qui augmente encore celle des peuples, fe livrent à des recherches effrayantes dans les maifons des citoyens, fe permettent d'attenter à la liberté, à la propriété, à l'honneur des commerçans, des laboureurs, de tous ceux qu'ils foupçonnent de pofféder des Grains. Le commerce vexé, outragé, dénoncé à la haine du peuple, fuit de plus en plus la terreur monte à fon comble; le renchériffement n'a plus de bornes ; & toutes les mesures de l'administration font rompues.

Le gouvernement ne peut donc fe réserver le tranfport & la garde des Grains, fans compromettre la fubfiftance & la tranquillité des peuples. C'eft par le commerce feul, & par le commerce libre, que l'inégalité des récoltes peut être corrigée.

Le roi doit donc à fes peuples, d'honorer, de protéger, d'encourager d'une maniere fpéciale le commerce des Grains, comme le plus néceffaire

de tous.

Sa majefté ayant examiné fous ce point de vue, les réglemens auxquels ce commerce a été affujetti, & qui après avoir été abrogés par la déclaration du 25 mai 1763, ont été renouvellés par l'arrêt du 23 Décembre 1770; elle a reconnu que ces réglemens renferment des difpofitions directement contraires au but qu'on auroit dû fe proposer:

Que l'obligation impofée à ceux qui veulent entreprendre le commerce des Grains, de faire infcrire fur les regiftres de la police, leurs noms furnoms, qualités & demeures, le lieu de leurs magafins & les actes relatifs à leurs entreprises, flétrit & décourage ce commerce par la défiance qu'une telle précaution fuppofe de la part du gouvernement; par l'appui qu'elle donne aux foupçons injuftes du peuple; fur-tout parce qu'elle tend

[ocr errors]

à mettre continuellement la matiere de ce commerce, & par conféquent la fortune de ceux qui s'y livrent, fous la main d'une autorité qui femble s'être réservé le droit de les ruiner & de les déshonorer arbitraire

ment :

Que ces formalités aviliffantes écartent néceffairement de ce commerce tous ceux d'entre les négocians, qui par leur fortune, par l'étendue de leurs combinaisons, par la multiplicité de leurs correfpondances, par leurs lumieres & l'honnêteté de leur caractere, feroient les feuls feroient les feuls propres à procurer une véritable abondance:

Que la défense de vendre ailleurs que dans les marchés, furcharge fans aucune utilité les achats & les ventes, des frais de voiture au marché, des droits de hallage, magafinage & autres, également nuifibles au laboureur qui produit, & au peuple qui confomme :

Que cette défenfe, en forçant les vendeurs & les acheteurs à choisir, pour leurs opérations, les jours & les heures des marchés, peut les rendre tardives, au grand préjudice de ceux qui attendent, avec toute l'impatience du befoin, qu'on leur porte la denrée :

Qu'enfin, n'étant pas poffible de faire, dans les marchés, aucun achat confidérable, fans y faire hauffer extraordinairement les prix, & fans y produire un vide fubit, qui répandant l'alarme fouleve les efprits du peuple'; défendre d'acheter hors des marchés, c'eft mettre tout négociant dans l'impoffibilité d'acheter une quantité de Grains fuffifante, pour fecourir d'une maniere efficace, les provinces qui font dans le befoin: d'où il réfulte, que cette défense équivaut à une interdiction abfolue du transport & de la circulation des Grains d'une province à l'autre :

Qu'ainfi, tandis que l'arrêt du 23 décembre 1770 affuroit expreffément la liberté du transport de province à province, il y mettoit, par fes autres difpofitions, un obftacle tellement invincible, que depuis cette époque le commerce a perdu toute activité, & qu'on a été forcé de recourir, pour y fuppléer, à des moyens extraordinaires, onéreux à l'Etat, qui n'ont point rempli leur objet, & qui ne peuvent ni ne doivent être continués.

Ces confidérations mûrement pefées ont déterminé fa majefté à remettre en vigueur les principes établis par la déclaration du 25 Mai 1763; à délivrer le commerce des Grains des formalités & des gênes auxquelles on l'avoit depuis affujetti par le renouvellement de quelques anciens réglemens; à raffurer les négocians contre la crainte de voir leurs opérations traverfées par des achats faits pour le compte du gouvernement. Elle les invite tous à fe livrer à ce commerce. Elle déclare que fon intention est de les foutenir par fa protection la plus fignalée. Et pour les encourager d'autant plus à augmenter dans le royaume la maffe des fubfiftances, en y introduifant des Grains étrangers, Elle leur affure la liberté d'en difpofer à leur gré. Elle veut s'interdire à elle-même, & à fes officiers, toutes mefures contraires à la liberté & à la propriété de fes fujets, qu'elle dé

fendra

fendra toujours contre toute atteinte injufte. Mais fi la providence permettoit que pendant le cours de fon regne, fes provinces fuffent affligées par la difette, Elle fe promet de ne négliger aucun moyen pour procurer des fecours vraiment efficaces à la portion de fes fujets qui fouffre le plus des calamités publiques. A quoi voulant pourvoir: Oui le rapport du fieur Turgot, confeiller ordinaire au confeil royal, contrôleur-général des finances; LE ROI ÉTANT EN SON CONSEIL, a ordonné & ordonne ce qui fuit :

ARTICLE PREMIER.

>> Les articles I.er & II de la déclaration du 25 Mai 1763, feront exécutés fuivant leur forme & teneur : en conféquence, il fera libre à toutes perfonnes, de quelque qualité & condition qu'elles foient, de faire, ainfi que bon leur femblera, dans l'intérieur du royaume, le commerce des Grains & farines, de les vendre & acheter en quelques lieux que ce foit, même hors des halles & marchés; de les garder & voiturer à leur gré, fans qu'ils puiffent être aftreints à aucune formalité ni enregistrement, ni foumis à aucunes prohibitions ou contraintes, fous quelque prétexte que ce puiffe être, en aucun cas & en aucun lieu du royaume. «

I I.

Fait fa majefté très-expreffes inhibitions & défenfes à toutes perfonnes, notamment aux juges de police, à tous fes autres officiers & à ceux des feigneurs, de mettre aucun obftacle à la libre circulation des Grains & farines de province à province; d'en arrêter le tranfport, fous quelque prétexte que ce foit; comme auffi de contraindre aucun marchand, fermier, laboureur ou autres, de porter des Grains ou farines au marché, ou de les empêcher de vendre par-tout où bon leur femblera. «<

I I I.

» Sa majefté voulant qu'il ne foit fait à l'avenir aucun achat de Grains & farines pour fon compte, elle fait très-expreffes inhibitions & défenfes à toutes perfonnes, de fe dire chargées de faire de femblables achats pour elle & par fes ordres; fe réfervant, dans les cas de difette, de procurer à la partie indigente de fes fujets, les fecours que les circonftances exigeront. <<

I V.

» Défirant encourager l'introduction des bleds étrangers dans fes états, & affurer ce fecours à fes peuples, fa majefté permet à tous fes fujers, & aux étrangers, qui auront fait entrer des Grains dans le royaume, d'en faire telles deftinations & ufages que bon leur femblera; même de les faire reffortir fans payer aucuns droits, en juftifiant que les Grains fortans font Tome XX.

Zzz

« PreviousContinue »