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pas y employer de plus grandes fommes. Si j'achete du pain à un fol la livre, je fuis auffi riche que celui qui poffédant plus d'or que moi, le payeroit cinq ou dix fols.

Vous voyez par-là qu'il y a une différence marquée entre la difette réelle & la difette relative. J'appelle difette réelle le défaut de bled, & la difette relative, le hauffement du prix courant. Une nation riche pourra payer cher fans s'appauvrir. Mais quand même elle payeroit au plus haut prix, elle ne diminue pas par fon or la difette réelle.

Il faut donc s'appliquer à remédier au défaut du bled, que le prix en foit du refte tel qu'il voudra. Si nous avons peu d'efpeces monnoyées, nous l'acheterons à moins de frais, comme nos ancêtres qui l'achetoient à 3,4 & 5 fols, & fi nous fommes réduits à un défaut total, le prix de 10 fols qui feroit le double, feroit une cherté auffi exceffive, que fi nous payions

maintenant le froment à 20 batz.

On nous a cité plufieurs exemples, entr'autres ceux de l'Angleterre & de la Hollande. Mais quant au premier, il faut confidérer que le commerce de bled n'y étoit pas libre; car l'importation étoit défendue; on ne favorifoit que l'exportation, lorfque, ce qu'il faut bien remarquer, le prix intérieur ne furpaffoit pas le prix moyen établi. Ce commerce rouloit donc fur la grande abondance intérieure. On extirpa les forêts, on introduifit à la place du bois l'ufage du charbon de terre. Toute la furface labourable étoit donc bien cultivée. Auffi long-temps donc que cette abondance du

l'Angleterre verfa fon fuperflu en France, en Espagne, en Portugal, qui étoient riches en or & en argent, qui fuivirent d'autres fyftêmes, en creufant les mines d'or des indes, & en favorifant préférablement des manufactures de luxe aux dépens de leur agriculture. Mais aujourd'hui ces fyftêmes ont changé. Non-feulement ces Etats ont ouvert les yeux fur l'importance de l'agriculture, mais l'Angleterre même, devenue riche en or & en argent, & devenue plus peuplée, peut exporter moins de bled, parce que fa propre confommation a augmenté. Nous la voyons recourir aux bleds étrangers, changer de fyftême, & reftreindre ce commerce.

La Hollande n'effuye point de famine, mais elle entretient l'abondance par une continuelle importation. S'il arrivoit que l'on n'en importât pas affez, croyez-vous qu'ils n'auroient pas recours aux défenfes de fortie ? Ce font des moyens fâcheux, il eft vrai; mais dans ces calamités ils font inévitables.

Il eft fingulier que ceux qui font fi enchantés du fyftême de l'Angleterre, fi ufé & fi déplacé de nos jours, où la face de l'Europe vient de changer fi visiblement, où tout parle d'économie, de culture, de manufacture, de commerce, de liberté; que ces hommes, dis-je, ne voyent pas que les befoins ceffant, le commerce extérieur doit diminuer auffi. Ils ont beau nous dire, allez vendre votre bled au dehors le mieux que vous pourrez, l'année prochaine, votre cultivateur vous en donnera d'autres en abon

dance.

dance. Depuis la derniere récolte jufqu'à la fuivante, il faut une année entiere d'attente, & durant cet intervalle il faut vivre. Mais comment vivrois-je, fi vous enlevez ma fubfiftance pour la vendre avec profit à un étranger? Comment encouragerez-vous un cultivateur exténué de faim & de mifere, en rempliffant d'or fa bourfe? Il vous criera fans ceffe, donnez-moi du pain! C'est lui qui me nourrit, & vous, gardez votre argent. Laiffez-moi mes dernieres provifions à peine fuffifantes pour ma famille. Je ne veux jamais me défaifir de ma derniere reffource. L'année eft longue, les travaux font grands, les récoltes incertaines, & les reffources du commerce d'importation plus incertaines encore; je ne veux dépendre de perfonne, ni rendre ma fubfiftance, ma nourriture, précaire ou dépendante de la cruelle avarice des hommes.

Vous avez beau nous dire qu'avec de l'argent on achete tout pas toujours, croyez-moi. Allez verfer vos tréfors parmi les calamiteux, parmi une populace affamée, & demandez-leur du pain, vous n'en aurez point. Ce n'eft que dans des lieux d'abondance que l'argent fert de véhicule à nos richesses réelles. Au défaut de celles-ci, un monceau d'or ne vaut pas plus que les cailloux fur la rue.

On nous objectera fans doute comment peut-on connoître le fuperflu, qui peut fe vendre? Faut-il que l'Etat aille faire le dénombrement des provifions particulieres.

Je réponds que cette connoiffance eft très-facile. Vous n'avez qu'à voir & qu'à calculer le prix courant de plufieurs années, par exemple, de 20 ou du moins de 12 années, & chercher le prix moyen de chaque année. Obfervez alors, que le menu peuple ne crie jamais à la difette, quand le prix eft au-deffous du moyen, & qu'il commence d'abord fes rumeurs en raifon qu'il s'en éloigne en hauffant. J'en ai fait l'expérience & l'obfervation à diverfes fois. Ce regiftre du marché public eft un vrai barometre, qui ne trompe jamais.

Au deffous du prix moyen, foyez donc affurés que vous êtes dans l'abondance, à moins qu'il ne fe faffe un enlevement fubit, ou l'introduction de grandes fommes monnoyées. Dans ces derniers cas qui font rares, le cours du commerce changeroit de face auffi. Mais comme il circule à peu près une maffe d'argent affez égale en chaque lieu, vous ne fauriez jamais vous tromper de beaucoup.

En foutenant la néceffité des loix de commerce, je ne prétends nullement juftifier l'excès de fes loix. Je n'approuve point les grandes formalités, les vifitations, & toutes les exactions onéreufes & deftructrices, dont quelquefois & en quelques lieux on fe plaint avec raifon. On peut abuser de tout, & de fa liberté & des loix. Mais l'homme fage, le citoyen éclairé & bien intentionné ne fe laiffe jamais emporter par l'enthoufiafme, ni par l'amour déréglé d'un fyftême outré. Il faut des bornes à tout. Il en faut au commerce, qui, s'il est mal dirigé, ne reffemble plus à une riviere Tome XX. Yyy

douce, mais à un torrent qui par l'affluence des eaux, ravage dans un temps les contrées les plus riantes, & quand il a paffé ne laiffe après foi que des fables arides.

S. III.

Suite de la fection précédente.

LA France s'étoit toujours contentée du régime réglémentaire jusqu'à ce que les économistes euffent fait goûter leurs principes de liberté indéfinie du commerce des Grains & de toute autre espece de marchandises. Cette fecte naiffante ofa heurter de front les anciens erremens, & faire croire un moment au miniftere que l'abolition de toute prohibition & gêne, de tout réglement & de toute police à l'égard du commerce des Grains, étoit la vraie & la feule maniere d'en procurer l'abondance & le meilleur marché. » Il faut, difoient-ils, laiffer faire au cultivateur tout ce qu'il voudra » de fa denrée, foit en la confervant & en l'emmagasinant, foit en la ven»dant au dedans ou au dehors du royaume. Nulle crainte de monopole au » milieu d'une liberté générale, indéfinie & illimitée; il ne peut avoir lieu >> avec la concurrence, & il n'eft jamais que le réfultat des gênes de la » police & du régime. Il ne faut pas plus appréhender la famine par l'ex»portation; il ne fortira jamais du royaume que le fuperflu. Un négociant » qui entend fes intérêts, ne vendra à l'étranger que quand le Grain fera » à trop bon compte en France, & cette baiffe n'eft que la fuite d'une trop » grande abondance. «

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Cette belle fpéculation, malheureufe dans la pratique, occafionna en 1774, l'arrêt du confeil d'Etat du roi que je vais tranfcrire ici en

entier.

ARRÊT

DU CONSEIL D'ÉTAT DU ROI,

Par lequel Sa Majefté établit la liberté du commerce des Grains & Farines dans l'intérieur du Royaume : & fe réserve à ftatuer fur la liberté de la vente à Pétranger, lorfque les circonftances feront devenues plus favorables. Du 13 Septembre 1774.

LE

Extrait des regiftres du confeil d'Etat.

E roi s'étant fait rendre compte du prix des Grains dans les différentes parties de fon royaume, des loix rendues fucceffivement fur le commerce de cette denrée, & des mefures qui ont été prifes pour affurer la fubfif

tance des peuples & prévenir la cherté; fa majefté a reconnu que ces mefures n'ont point eu le fuccès qu'on s'en étoit promis.

Perfuadée que rien ne mérite de fa part une attention plus prompte, elle a ordonné que cette matiere fût de nouveau difcutée en fa préfence, afin de ne fe décider qu'après l'examen le plus mûr & le plus réfléchi.

Elle a vu avec la plus grande fatisfaction, que les plans les plus propres à rendre la fubfiftance de fes peuples moins dépendante des viciffitudes des faifons, fe réduisent à obferver l'exacte juftice, à maintenir les droits de la propriété, & la liberté légitime de fes fujets.

En conféquence, elle s'eft refolue à rendre au commerce des Grains, dans l'intérieur de fon royaume, la liberté qu'elle regarde comme l'unique moyen de prévenir, autant qu'il eft poffible, les inégalités exceffives dans les prix, & d'empêcher que rien n'altere le prix jufte & naturel que doivent avoir les fubfiftances, fuivant la variation des faifons & l'étendue des befoins.

En annonçant les principes qu'elle a cru devoir adopter, & les motifs qui ont fixé fa décifion, elle veut développer ces motifs, non-feulement par un effet de fa bonté, & pour témoigner à fes fujets qu'elle fe propose de les gouverner toujours comme un pere conduit fes enfans, en mettant fous leurs yeux leurs véritables intérêts; mais encore pour prévenir ou calmer les inquiétudes que le peuple conçoit fi aifément fur cette matiere & que la feule inftruction peut diffiper; fur-tout pour affurer davantage la fubfiftance des peuples, en augmentant la confiance des négocians dans des difpofitions, auxquelles elle ne donne la fanction de fon autorité, qu'après avoir vu qu'elles ont pour base immuable la raifon & l'utilité

reconnues.

Sa majesté s'eft donc convaincue, que la variété des faifons & la diversité des terreins occafionnant une très-grande inégalité dans la quantité des productions d'un canton à l'autre, & d'une année à l'autre dans le même canton, la récolte de chaque canton fe trouvant par conféquent quelquefois au-deffus, & quelquefois au-deffous du néceffaire pour la fubfiftance des habitans, le peuple ne peut vivre dans les lieux & dans les années où les moiffons ont manqué, qu'avec des Grains, ou apportés des lieux favorisés par l'abondance, ou confervés des années antérieures :

Qu'ainfi le tranfport & la garde des grains, font, après la production, les feuls moyens de prévenir la difette des fubfiftances; parce que ce font les feuls moyens de communication qui faffent du fuperflu la reffource

du befoin.

La liberté de cette communication eft néceffaire à ceux qui manquent de la denrée, puifque fi elle ceffoit un moment, ils feroient réduits à périr.

Elle eft néceffaire à ceux qui poffedent le fuperflu, puifque fans elle ce fuperflu n'auroit aucune valeur, & que les propriétaires ainfi que les la

boureurs, avec plus de Grains qu'il ne leur en faut pour fe nourrir, feroient dans l'impoffibilité de fubvenir à leurs autres befoins, à leurs dépenfes de toute efpece, & aux avances de la culture, indifpenfables pour affurer la production de l'année qui doit fuivre.

Elle eft falutaire pour tous, puifque ceux qui dans un moment fe refu feroient à partager ce qu'ils ont avec ceux qui n'ont pas, fe priveroient du droit d'exiger les mêmes fecours, lorfqu'à leur tour ils éprouveront les mêmes befoins ; & que dans les alternatives de l'abondance & de la difette, tous feroient expofés tour-à-tour aux derniers degrés de la mifere, qu'ils feroient affurés d'éviter tous en s'aidant mutuellement.

Enfin elle est juste, puifqu'elle eft & doit être réciproque, puifque le droit de fe procurer par fon travail & par l'usage légitime de fes propriétés, les moyens de fubfiftance préparés par la providence à tous les hommes, ne peut être fans injuftice ôté à perfonne.

Cette communication, qui fe fait par le tranfport & la garde des Grains, & fans laquelle toutes les provinces fouffriroient alternativement ou la difette ou la non-valeur, ne peut être établie que de deux manieres; ou par l'entremise du commerce laiffé à fui-même, ou par l'intervention du gouvernement.

Les réflexions & l'expérience prouvent également, que la voie du commerce libre eft, pour fournir aux befoins du peuple, la plus fùre, la plus prompte, la moins difpendieufe & la moins fujette à inconvéniens.

Les Négocians, par la multitude des capitaux dont ils difpofent, par l'étendue de leurs correfpondances, par la promptitude & l'exactitude des avis qu'ils reçoivent, par l'économie qu'ils favent mettre dans leurs opérations, par l'usage & l'habitude de traiter les affaires de commerce, ont des moyens & des reffources, qui manquent aux administrateurs les plus éclairés & les plus actifs.

Leur vigilance excitée par l'intérêt, prévient les déchets & les pertes; leur concurrence rend impoffible tout monopole; & le befoin continuel où ils font de faire rentrer leurs fonds promptement pour entretenir leur commerce, les engage à fe contenter de profits médiocres ; d'où il arrive que le prix des Grains dans les années de difette ne reçoit guere que l'aug mentation inévitable qui réfulte des frais & rifques du tranfport ou de la garde.

Ainfi, plus le commerce eft libre, animé, étendu, plus le peuple eft promptement, efficacement & abondamment pourvu; les prix font d'autant plus uniformes, ils s'éloignent d'autant moins du prix moyen & habituel, fur lequel les falaires fe réglent néceffairement.

Les approvifionnemens faits par les foins du gouvernement, ne peuvent avoir les mêmes fuccès.

Son attention partagée entre trop d'objets, ne peut être auffi active que celle des négocians, occupés de leur feul commerce.

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