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difette, il faut faire revenir du bled à grands frais voilà une perte nouvelle. Si par exemple, j'avois 1000 mefures à vendre à to batz, je ne reçois que loco francs. Mais fi je les dépofe une année ou deux & que je les vende à 15 batz, j'aurai 1500 francs. Ces 500 francs de furplus me payeront non-feulement le déchet, mais l'intérêt & toutes les dépenfes de garde. Si au contraire, ayant vendu à 1000 francs, cet argent me rapporte tout au plus 4 pour 100, c'eft-à-dire, 40 francs. Si dans deux ans, il me faut acheter 1000 mesures à 15 batz, il me faudra 500 francs de plus; & n'ayant à déduire que 80 francs, il me faudra encore employer 420 francs de mon capital.

C'eft donc un établiffement des plus fages, parmi plufieurs des républiques helvétiques, de faire de grandes réferves de bled en temps d'abondance générale. Si l'Etat y gagne en vendant plus cher, ce gain revient au pays même, & n'en fort pas. Si les édifices ont coûté beaucoup, les ouvriers y gagnent. Si les frais de garde font fur le compte de l'Etat, ce font les pauvres ouvriers qui en fubfiftent. En un mot, un grenier bien rempli est une richeffe réelle de l'Etat. Car encore, ne faut-il pas que nous foyons riches en or, jufqu'à mourir de faim; riches en argent, pour le céder enfuite aux étrangers, malgré nous, dans la calamité.

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Que l'on ne nous dife pas, que le déchet eft grand, que les fouris & les rats confument le Grain ces animaux mangeront auffi aux dépens du cultiva& du marchand de bled, dans leurs greniers. On ne s'avife pas pour cela d'abolir ces réferves particulieres. La vermine ceffe après la premiere fermentation, pour peu de foin qu'on le donne. Les étuves font un excellent remede contre cette infection.

Qu'on ne nous dife pas qu'il fe gliffe des malverfations infinies dans la geftion de ces magafins. Il s'en gliffe dans les finances mais on n'abolit pas la finance, on y met ordre, & cet ordre eft poffible, il ne faut que vouloir & veiller un peu.

Qu'on ne nous dife pas que la conftruction des édifices eft coûteufe, & entraîneroit des impôts. Il ne faut pas faire ces édifices tous à la fois; il n'en faut pas faire des palais fomptueux. Il eft de vieux greniers, qu'on acheteroit ou prendroit à louage à un prix raifonnable. Eh! pourquoi être fi ingénieux à trouver des difficultés plutôt que des expédiens?

Revenons à notre principe. L'abondance eft la bafe du commerce des bleds. Si votre culture eft en décadence; fi vous ne fondez votre commerce fur un fuperflu perpétuel & inaltérable par le moyen des provifions, votre trafic s'en ira en fumée. Il fera naître une foule d'ufuriers qui vendront la subsistance des peuples. Gardez-vous bien de laiffer jamais venir les chofes à cette extrémité. Comme l'on ne fauroit tout de fuite faire naître cette abondance falutaire, & qu'il faut du temps pour mener les hommes à ce point défirable, on devroit trembler au premier moment, que l'on nous parleroit d'entamer nos réserves publiques.

Mais, dira-t-on, quel eft le point, où l'abondance commence, & où le befoin ceffe? Voilà une queftion importante & relative à notre sujet. C'eft nous demander quel eft le prix moyen du bled, ou en d'autres termes, le prix naturel? Mais ce n'eft pas à nous à le déterminer pour tous les marchés. Cependant nous expoferons les réflexions que cette matiere nous a fait faire.

Un auteur refpectable & célébre nous l'indique en foutenant, que c'eft le commerce feul qui l'établit. Je ne fuis pas de fon fentiment. D'abord je conviens avec lui, pour un moment, que le commerce fe fait de proche en proche, c'est-à-dire, que de quinze ou vingt villages qui fe touchent de lieue en lieue; le premier qui manquera de bled, ne le cherchera pas dans le quinzieme, mais dans le fecond, dans le plus proche de lui. Celui-ci le trouvera dans le troifieme, & ainfi de fuite de proche en proche,

Suppofez donc, que dans le premier de ces villages, le prix du bled foit à 20 batz; dans le fecond, à 19; dans le troifieme, à 18; dans le quatrieme, à 17, & dans le cinquieme à 16 batz, ou dans telle autre proportion qu'il vous plaira, ce qui eft toujours une chofe variable; croyezvous que le premier village préférera le fecond, qui vend à 19 batz, s'il peut l'acheter, tous frais faits, à 16 batz dans le cinquieme? Dans ces cas donc le commerce ne fera pas tout-à-fait de proche en proche.

Mais peut-être le troifieme & le quatrieme de ces villages, voudront acheter à 16 batz, alors le commerce fe fait avec les proches. Donc le commerce ne fuit pas uniformément cette regle; il varie à l'infini: or s'il varie à l'infini, il ne fauroit jamais établir un prix naturel, fixe, constant & inaltérable. Il faut abfolument que toutes les denrées hauffent de prix, même jufqu'à l'excès, fi l'on n'y remédie pas. C'est fon cours naturel. Suppofez que le prix du bled de ces 5 villages foit de 16 à 20 batz d'un lieu à l'autre, le prix moyen fera de 18 batz.

Suppofez qu'il eft de 18 à 22 batz, le prix moyen fera 20 batz. Suppofez qu'il foit de 20 à 24 batz, le prix moyen fera de 22, & ainsi de fuite.

Voilà donc des prix naturels, des prix moyens momentanés établis par le commerce même. Mais malgré cela, s'il diminue depuis 24 batz jusqu'à 22, depuis 22 jufqu'à 20 & ainfi de fuite, il hauffera au contraire dans les autres lieux depuis 16 jufqu'à 18, depuis 18 jufqu'à 20, depuis 20 jufqu'à 22. Or je vous demande fi ces prix moyens-là font avantageux ? Et le pauvre peuple ne mourra-t-il pas également de faim malgré cette égalisation? Je crois qu'oui, & que le commerce avec des Grains trop chers, est toujours ruineux à tous les peuples.

Il eft vrai néanmoins, que le commerce tend à égalifer les valeurs vénales, & que fi dans un diftrict le bled eft à 10 batz, tandis qu'il fe vend dans un autre à 20 batz, le prix moyen fera à 15 batz, qui eft un prix avantageux aux deux partis; s'il fe vend à 10 batz dans l'un & à 18 dans

l'autre, le moyen fera 14; à 10 & à 16 batz, le moyen fera 13 batz, & ainfi de fuite. Voilà effectivement une égalisation affez avantageufe.

Mais continuez; à 10 & à 15 batz, le moyen eft à 12 batz 2 creutz: à 10 & à 14 il eft à 12 batz, à 10 & à 13 il eft à 11 batz & demi ainfi en pouffant trop la concurrence & l'égalité des prix, on approche de la non-valeur; autre écueil où l'entiere liberté peut nous mener, & cela arrive ordinairement dans ces années d'abondance générale, qui, quoique rares, arrivent pourtant tous les vingt ans, au moins une ou deux fois. Donc le commerce tout feul n'établit pas le prix le plus naturel, ni le plus avantageux.

Remarquez qu'ici la trop grande abondance eft même la caufe de l'aviliffement du bled. Mais ceci ne combat pas notre principe; ce fera toujours une vérité conftante & irréfragable, que l'abondance en eft la base. Mais file commerce eft mal mené, mal encouragé, mal foutenu, cette abondance ne fert de rien, elle croupira comme les eaux flagnantes, & empêchera la circulation des richeffes du pays. Pour l'encourager, il faut lui appliquer la faignée. Cette faignée doit fe faire premiérement par des réferves, par des provifions & feulement après il faut fonger à exporter le furplus onéreux.

Concluons donc que le commerce a befoin de loix, & ne fauroit être abandonné à lui-même. S'il faifoit naître l'abondance de lui-même, d'où vient que les anciens, qui ne s'étoient pas avifés de le régler auparavant, effuyerent des famines? S'il faifoit difparoître la difette, qui auroit jamais penfé autre chofe qu'à le laiffer aller comme il voudroit? Mais on voyoit bien, comme aujourd'hui, qu'abandonné à lui-même, il ne fait point lui feul l'effet défiré.

Le moyen de remédier à ces maux étoit de faire des loix; mais on s'y trompa encore parce qu'on en faifoit de mauvaises. On croyoit qu'on n'avoit qu'à choquer cette liberté, qu'à la gêner, & que tout iroit bien. Or fi l'on a fait de mauvaises loix, il faut les corriger; mais il ne s'enfuit pas qu'il n'en faille point du tout.

C'eft donc une queftion importante à réfoudre, quelles font les meilleures loix pour faire fleurir le commerce du bled & pour entretenir l'abondance perpétuelle dans le pays?

Ces loix pourront gêner le commerçant, mais il faut que ce foit en faveur du commerce. Voilà la loi fondamentale.

On ne commercera que du fuperflu, jamais du dernier néceffaire, c'eft une autre loi fondamentale.

Dans le temps de la difette, les défenfes, les reftrictions font néceffaires; mais elles cefferont dès que l'abondance régnera dans le pays. Ce fera donc une loi immuable de ne les jamais appliquer à ces temps de fertilité.

On obligera tous les vendeurs de bled à les porter aux marchés publics,

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afin d'y faire naître la concurrence. On leur défendra de vendre chez eux, excepté à leurs voifins du même lieu, pour leur confommation journaliere.

On établira des dépôts dans les marchés publics, afin que le vendeur ne foit pas forcé de ramener chez lui fon bled, ou de le vendre à trop bas prix. On fera des réglemens pour la fureté de ces dépôts, pour les émolumens de garde & de contrôle, & des autres commodités des vendeurs.

On tiendra à chaque foire un registre où l'on marquera le prix courant. Après vingt ans, vous y verrez au premier coup d'œil le plus haut & plus bas prix, & le prix moyen, & vous faurez diftinguer aisément le point où l'abondance commence, & où la difette va ceffer, en chaque endroit. On établira des punitions contre ceux qui hume&tent leur Grain, afin de le faire enfler.

On y donnera des mefures ou des balances exactes, & le vendeur fera forcé de ne fe pas fervir d'autres.

Dans les temps de difette, on ne permettra l'importation qu'à ceux qui auront des patentes, & ces patentes ne feront pas données à un petit, mais à un grand nombre de commerçans & d'affociés. On ne permettra que deux, trois ou quatre affociés à chaque compagnie.

On établira de trois ou de quatre lieues en quatre lieues de distance, des marchés publics, où les villes font trop diftantes les unes des autres, & l'on défendra d'en établir ailleurs. On défendra ainfi que du paffé, de vendre le Grain aux champs, avant qu'il foit moiffonné, battu & nettoyé. Belle loi qui prévient de mauvaises pratiques! De même on défendra de prêter de l'argent fur une moiffon aux champs, & les fruits fuivront toujours le fond, c'est-à-dire, appartiendront au cultivateur ou fermier.

L'Etat ou les villes qui établiffent des provifions, fe feront une loi irrévocable de ne jamais vendre ces provifions en temps d'abondance, ni d'en trafiquer au dehors.

Ils ne feront jamais ces provifions dans des temps de cherté ou de prix

moyen.

Ils en vendront en temps de cherté en détail, jamais en gros, jamais aux commerçans, mais aux peres de famille une portion par chaque femaine au prix courant, jufqu'à ce que le prix tombe au deffous du moyen. Voilà des loix fimples qui gêneront un peu le commerçant & le cultivateur, mais c'eft en faveur de l'abondance, en faveur du commerce.

Entretenant ainfi cette abondance falutaire, on n'a pas befoin de recourir à des réglemens & des reftrictions. On peut laiffer trafiquer chacun comme il lui plaît; parce qu'alors on ne fait que fe débarraffer d'un fuperflu onéreux. Le gouvernement n'a qu'à donner des encouragemens, procurer des facilités dans le tranfport, à faire réparer les chemins, à favorifer la navigation, à faire des traités de commerce, à donner même,

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s'il le veut, des gratifications dans l'abondance exceffive, ou augmenter les provifions publiques, tant pour la guerre que pour la paix.

Une autre réflexion nous fera ouvrir les yeux fur le danger d'abandonner le commerce à lui-même, quand nous confidérerons l'influence de l'argent fur ce commerce.

Suppofez deux, trois, ou plufieurs Etats qui fe touchent & commercent librement entr'eux; vous conviendrez d'abord qu'il circule dans chaque Etat une quantité d'argent plus ou moins grande dans l'un que dans l'autre, proportion gardée.

Dans celui qui abonde en efpeces monnoyées, les denrées feront à haut prix; c'eft une vérité connue, & celui qui l'ignore, n'a qu'à confulter l'hiftoire des fiecles paffés, où, avec moins d'argent, on achetoit une mesure de bled pour trois ou quatre fols.

Dans celui qui poffede peu d'argent, les vivres feront à un prix plus bas, lors même que les récoltes feroient à peu près égales dans les deux Etats. Or, en permettant la libre exportation à ces deux Etats, qui ne font ni l'un ni l'autre dans le befoin, celui qui aura peu d'argent, verfera fon bled dans celui où il fe vend plus cher. Quel fera l'effet de ce commerce?

Le voici :

1°. L'Etat pauvre attirera l'argent de l'Etat riche.

2o. Il diminuera la maffe des récoltes intérieures, jufqu'à faire manquer de pain aux incoles.

3°. Il groffira les richeffes pécuniaires, & hauffera le prix des denrées devenues plus rares, & l'argent plus commun.

4. Il forcera cet Etat de chercher du bled au dehors, & ce même argent s'en ira comme il étoit venu.

5. Dans l'Etat riche la révolution fera inverfe, il perdra fon argent. 6°. La confluence du bled étranger fera baiffer le prix intérieur, & découragera les cultivateurs incoles. Il faut remarquer ici, que lorsque ces incoles ont un furplus de bled provenu de leurs fonds, le bas prix ne les décourage point. Mais fi l'abondance eft augmentée par l'introduction des denrées étrangeres, alors le bas prix les terraffe.

7°. Si l'acheteur & le confommateur ne peuvent payer faute d'argent, on ne leur en apportera plus, & on cultivera moins; on penfe tirer du bled de dehors, ce qui eft une efpérance trompeufe & funefte. Il faut donc, tôt ou tard, recourir à fa propre agriculture découragée.

8. Cet Etat fouffrira une difette réelle faute de bled, quoiqu'à bon marché & faute d'argent.

Or fi le bon marché excite les commerçans à exporter le bled qui ne fe trouve pas en fuffifante quantité dans le pays, on ne dira jamais que ce foit un trafic utile & avantageux. Aucun Etat ne verra de bon œil fortir les especes monnoyées en trop grande quantité, ni fe priver de fon propre néceffaire. Si avec moins d'argent on peut auffi trafiquer, on n'ira

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