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grand avantage pour le cultivateur, s'il peut diminuer les frais de fa culture; or pour les diminuer, il faut que le foin, la paille, le bois, le fer, ainfi que la main-d'œuvre, foient à bas prix. Pour baiffer ces prix-là, il est néceffaire de les appliquer moins au luxe, & de les vouer préférablement à la culture de premiere néceffité. Ce profit-là, quoique le bled foit à un prix moindre, fera toujours avantageux au cultivateur, fans être à charge au peuple.

Une autre preuve que le haut prix n'encourage aucun cultivateur, c'eft que le laboureur connoiffant la viciffitude des temps & des faifons, il cultive toujours dans l'efpérance d'une riche moiffon. C'eft dans les années d'abondance qu'il peut payer fes dettes; c'eft dans la cherté du bled, qu'il fe trouve mal à fon aife; je les ai vu mettre alors leurs biens en décret, & leurs terres devenir de nulle valeur. Je les ai vu, au contraire, lorfque le bled étoit à bas prix, bâtir des maisons, élever du bétail, faire de l'amidon, creufer des fontaines. Ce font des faits dont j'ai été témoin, & je ne m'en rapporte à perfonne; car j'ai beaucoup vécu parmi les gens de la campagne.

Ce n'eft pas le bon prix qui les décourage, ni le haut prix qui leur fait du bien; mais une autre caufe leur fait pouffer des plaintes en temps d'abondance même; c'eft la difficulté de vendre leur bled pour argent comptant, même à bas prix voilà un mal réel, mais qui n'eft pas fans remede. C'est bien à tort qu'on a confondu le bas prix avec l'impoffibilité ou le retardement de la vente; ce font deux chofes fort différentes. L'une eft un bien, l'autre un mal. Ce dernier eft ordinairement une fuite du bas prix, il eft vrai, mais auffi du peu de foin qu'on s'eft donné à faciliter au pauvre laboureur les moyens de délai, pour le mettre en état d'attendre le temps d'une vente plus profitable. Vous verrez plus bas que cette attente et toujours utile en temps d'abondance.

Le fecond moyen de faire naître l'abondance, c'eft l'importation des bleds étrangers. J'appelle étrangers, les bleds qui de trois, fix, neuf, jufqu'à dix-huit & plus de lieues, font voiturés dans les lieux où l'on fent le befoin. Si le prix du bled étoit à 10 batz dans tel lieu, & à 20 dans un autre, ces deux endroits entreront en commerce, & le niveau fera 15 batz. Dans l'un il renchérira de 5 batz, & dans l'autre, il baiffera de batz. Ce fera un niveau parfait.

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Mais fi vous exportez du lieu où le bled eft à 10 batz jufqu'à ce qu'il monte jufqu'à 20, ce qui de fait arrive souvent, car j'ai vu que le prix a doublé la même année; qui eft-ce qui ne voit pas que cette exportation eft la caufe de la cherté?

Si vous apportez dans un lieu de cherté du bled de toutes parts, un commerçant ne fachant rien de l'arrivée & de la fpéculation de l'autre, il peut baiffer jufqu'à 10 batz; les marchands de bled, frappés de la trop grande concurrence inopinée, feront forcés de vendre avec perte, plutôt

Tome XX

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que d'attendre à grands frais un temps plus profitable & toujours incertain.
Ils ne retourneront pas; ils ne promeneront pas leur bled de marché en
marché, parce que les frais, les péages, les contre-temps, les risques, le
déchet, abforberoient tout leur profit. A tous ces défavantages fe joint en-
core celui de réprimer la vente des bleds intérieurs. Voilà un vrai décou-
ragement pour le cultivateur, & ce découragement eft produit par la li-
berté du commerce même.

Le bled étant une denrée lourde, fujette à fe gâter facilement, étant toujours exposée en voitures à toutes fortes d'accidens, il ne doit pas être transporté en trop grande quantité, ni de trop loin, fur-tout en terre ferme. Il devient par-là même trop coûteux à la province qui en achete. Les nations devenues plus clairvoyantes fur leur vrai intérêt, fongent presque toutes à avoir chez elles autant de bled qu'il en faut pour leur propre consommation, & pour n'être aucunement affujetties à la dépendance.

En effet, cette importation est toujours un moyen incertain; il ne faut que des guerres, ou des méfintelligences, ou des fyftêmes nouveaux, toujours variables dans les hommes, & l'importation des bleds étrangers effuyera mille obftacles, mille frais, mille inconvéniens imprévus, dont je ne voudrois pas faire l'énumération.

Et d'ailleurs, fi vous permettez l'importation, & qu'elle foit même facilitée par vos voifins, qui vous affurera que ces voifins, plus intelligens que vous, vous permettront chez eux la même facilité? Si votre argent & vos autres valeurs vénales, font une fois forties du pays pour une denrée entiérement diffipée, comment les ferez-vous revenir en cas que dans vos années d'abondance, votre commerce extérieur foit gêné. La liberté du commerce d'importation n'eft donc pas utile à un pays agricole. Il ne l'eft qu'à des pays ftériles, comme la Hollande.

Le troifieme moyen de conferver l'abondance, ce font les provisions. Comme un habile marchand ne vend jamais toutes fes marchandises à la fois, c'eft-à-dire, qu'il ne les jette pas toutes en même temps dans le commerce pour ne les pas trop avilir, & qu'un banquier ne fe laisse jamais prendre au dépourvu, de même les économes intelligens ne menent pas tout leur bled au marché. Il en eft peu qui ne faffent des réserves dans fes greniers.

Mais comme ces particuliers ne font pas tous en état de faire ces provifions, ni pour affez long-temps, ni affez nombreuses, il faut que quelqu'un les faffe, & fupplée au défaut de leurs facultés. Il faut de néceffité, qu'il y ait des magafins de réferve, que l'on y jette la furabondance qui les incommode.

Sans ces réserves, le cultivateur eft forcé de vendre fon bled à bas prix pour payer des voitures & des provifions inutiles, afin de fortir ce fuperflu. Le marchand ne leur paye pas un fol de plus, parce que c'eft fur le bas prix qu'il veut gagner: voilà la premiere perte qu'ils font. En temps de

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difette, il faut faire revenir du bled à grands frais voilà une perte nouvelle. Si par exemple, j'avois 1000 mefures à vendre à to batz, je ne reçois que loco francs. Mais fi je les dépofe une année ou deux & que je les vende à 15 batz, j'aurai 1500 francs. Ces 500 francs de furplus me payeront non-feulement le déchet, mais l'intérêt & toutes les dépenfes de garde. Si au contraire, ayant vendu à 1000 francs, cet argent me rapporte tout au plus 4 pour 100, c'eft-à-dire, 40 francs. Si dans deux ans, il me faut acheter 1000 mefures à 15 batz, il me faudra 500 francs de plus; & n'ayant à déduire que 80 francs, il me faudra encore employer 420 francs de mon capital.

C'est donc un établiffement des plus fages, parmi plufieurs des républiques helvétiques, de faire de grandes réferves de bled en temps d'abondance générale. Si l'Etat y gagne en vendant plus cher, ce gain revient au pays même, & n'en fort pas. Si les édifices ont coûté beaucoup, les ouvriers y gagnent. Si les frais de garde font fur le compte de l'Etat, ce font les pauvres ouvriers qui en fubfiftent. En un mot, un grenier bien rempli eft une richeffe réelle de l'Etat. Car encore, ne faut-il pas que nous Toyons riches en or, jufqu'à mourir de faim; riches en argent, pour le céder enfuite aux étrangers, malgré nous, dans la calamité.

Que l'on ne nous dife pas, que le déchet eft grand, que les fouris & les rats confument le Grain: ces animaux mangeront auffi aux dépens du cultivateur, & du marchand de bled, dans leurs greniers. On ne s'avise pas pour cela d'abolir ces réferves particulieres. La vermine ceffe après la premiere fermentation, pour peu de foin qu'on le donne. Les étuvės font un excellent remede contre cette infection.

Qu'on ne nous dife pas qu'il fe gliffe des malverfations infinies dans la geftion de ces magafins. Il s'en gliffe dans les finances, mais on n'abolit pas la finance, on y met ordre, & cet ordre eft poffible, il ne faut que vouloir & veiller un peu.

Qu'on ne nous dife pas que la conftruction des édifices eft coûteufe, & entraîneroit des impôts. Il ne faut pas faire ces édifices tous à la fois; il n'en faut pas faire des palais fomptueux. Il eft de vieux greniers, qu'on acheteroit ou prendroit à louage à un prix raifonnable. Eh! pourquoi être fi ingénieux à trouver des difficultés plutôt que des expédiens?

Revenons à notre principe. L'abondance eft la bafe du commerce des bleds. Si votre culture eft en décadence; fi vous ne fondez votre commerce fur un fuperflu perpétuel & inaltérable par le moyen des provifions, votre trafic s'en ira en fumée. Il fera naître une foule d'ufuriers qui vendront la fubfiftance des peuples. Gardez-vous bien de laiffer jamais venir les chofes à cette extrémité. Comme l'on ne fauroit tout de fuite faire naître cette abondance falutaire, & qu'il faut du temps pour mener les hommes à ce point défirable, on devroit trembler au premier moment, que l'on nous parleroit d'entamer nos réserves publiques.

Mais, dira-t-on, quel eft le point, où l'abondance commence, & où le befoin ceffe? Voilà une queftion importante & relative à notre fujet. C'eft nous demander quel eft le prix moyen du bled, ou en d'autres termes, le prix naturel? Mais ce n'eft pas à nous à le déterminer pour tous les marchés. Cependant nous expoferons les réflexions que cette matiere nous a fait faire.

Un auteur refpectable & célébre nous l'indique en foutenant, que c'est le commerce feul qui l'établit. Je ne fuis pas de fon fentiment. D'abord je conviens avec lui, pour un moment, que le commerce se fait de proche en proche, c'est-à-dire, que de quinze ou vingt villages qui fe touchent de lieue en lieue; le premier qui manquera de bled, ne le cherchera pas dans le quinzieme, mais dans le fecond, dans le plus proche de lui. Celui-ci le trouvera dans le troifieme, & ainfi de fuite de proche en proche.

Suppofez donc, que dans le premier de ces villages, le prix du bled foit à 20 batz; dans le fecond, à 19; dans le troifieme, à 18; dans le quatrieme, à 17, & dans le cinquieme à 16 batz, ou dans telle autre proportion qu'il vous plaira, ce qui eft toujours une chose variable; croyezvous que le premier village préférera le fecond, qui vend à 19 batz, s'il peut l'acheter, tous frais faits, à 16 batz dans le cinquieme? Dans ces cas donc le commerce ne fera pas tout-à-fait de proche en proche.

Mais peut-être le troifieme & le quatrieme de ces villages, voudront acheter à 16 batz, alors le commerce fe fait avec les proches. Donc le commerce ne fuit pas uniformément cette regle; il varie à l'infini or s'il varie à l'infini, il ne fauroit jamais établir un prix naturel, fixe, constant & inaltérable. Il faut abfolument que toutes les denrées hauffent de prix, même jusqu'à l'excès, fi l'on n'y remédie pas. C'eft fon cours naturel.

Suppofez que le prix du bled de ces 15 villages foit de 16 à 20 batz d'un lieu à l'autre, le prix moyen fera de 18 batz.

Suppofez qu'il eft de 18 à 22 batz, le prix moyen fera 20 batz. Suppofez qu'il foit de 20 à 24 batz, le prix moyen sera de 22, & ainfi

de fuite.

Voilà donc des prix naturels, des prix moyens momentanés établis par le commerce même. Mais malgré cela, s'il diminue depuis 24 batz jufqu'à 22, depuis 22 jufqu'à 20 & ainfi de fuite, il hauffera au contraire dans les autres lieux depuis 16 jufqu'à 18, depuis 18 jufqu'à 20, depuis 20 jusqu'à 22. Or je vous demande fi ces prix moyens-là font avantageux ? Et le pauvre peuple ne mourra-t-il pas également de faim malgré cette égalisation? Je crois qu'oui, & que le commerce avec des Grains trop chers, eft toujours ruineux à tous les peuples.

Il eft vrai néanmoins, que le commerce tend à égalifer les valeurs vénales, & que fi dans un diftrict le bled eft à 10 batz, tandis qu'il se vend dans un autre à 20 batz, le prix moyen fera à 15 batz, qui eft un prix avantageux aux deux partis; s'il fe vend à 10 batz dans l'un & à 18 dans

l'autre, le moyen fera 14; à 10 & à 16 batz, le moyen fera 13 batz, & ainfi de fuite. Voilà effectivement une égalisation affez avantageufe.

Mais continuez; à 10 & à 15 batz, le moyen eft à 12 batz 2 creutz: à 10 & à 14 il eft à 12 batz, à 10 & à 13 il eft à 11 batz & demi, ainfi en pouffant trop la concurrence & l'égalité des prix, on approche de la non-valeur; autre écueil où l'entiere liberté peut nous mener, & cela arrive ordinairement dans ces années d'abondance générale, qui, quoique rares, arrivent pourtant tous les vingt ans, au moins une ou deux fois. Donc le commerce tout feul n'établit pas le prix le plus naturel, ni le plus

avantageux.

Remarquez qu'ici la trop grande abondance eft même la caufe de l'aviliffement du bled. Mais ceci ne combat pas notre principe; ce sera toujours une vérité conftante & irréfragable, que l'abondance en eft la base. Mais file commerce eft mal mené, mal encouragé, mal foutenu, cette abondance ne fert de rien, elle croupira comme les eaux ftagnantes, & empêchera la circulation des richeffes du pays. Pour l'encourager, il faut lui appliquer la faignée. Cette faignée doit fe faire premiérement par des réferves, par des provifions & feulement après il faut fonger à exporter le furplus onéreux.

Concluons donc que le commerce a befoin de loix, & ne fauroit être abandonné à lui-même. S'il faifoit naître l'abondance de lui-même, d'où vient que les anciens, qui ne s'étoient pas avifés de le régler auparavant, effuyerent des famines? S'il faifoit difparoître la difette, qui auroit jamais penfé autre chofe qu'à le laiffer aller comme il voudroit? Mais on voyoit bien, comme aujourd'hui, qu'abandonné à lui-même, il ne fait point lui feul l'effet défiré.

Le moyen de remédier à ces maux étoit de faire des loix; mais on s'y trompa encore parce qu'on en faifoit de mauvaises. On croyoit qu'on n'avoit qu'à choquer cette liberté, qu'à la gêner, & que tout iroit bien. Or fi l'on a fait de mauvaises loix, il faut les corriger; mais il ne s'enfuit pas qu'il n'en faille point du tout.

C'eft donc une queftion importante à réfoudre, quelles font les meilleures loix pour faire fleurir le commerce du bled & pour entretenir l'abondance perpétuelle dans le pays?

Ces loix pourront gêner le commerçant, mais il faut que ce foit en faveur du commerce. Voilà la loi fondamentale.

On ne commercera que du fuperflu, jamais du dernier néceffaire, c'est une autre loi fondamentale.

Dans le temps de la difette, les défenses, les reftrictions font nécessaires; mais elles cefferont dès que l'abondance régnera dans le pays. Ce fera donc une loi immuable de ne les jamais appliquer à ces temps de fertilité.

On obligera tous les vendeurs de bled à les porter aux marchés publics,

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