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fident dans tous les Etats, même dans ceux où les loix font les plus attentives à affurer aux fujets leur liberté & leur travail, fur-tout en temps de guerre. Par exemple, l'Etat peut légitimement s'emparer des terres d'un fujet, lorsqu'il en a befoin pour fortifier un port, une ville, un passage. Il peut de même prendre fes vaiffeaux pour transporter des troupes, de même que fes provifions, foit qu'il le veuille ou non. Mais, comme j'ai dit, en parlant des cas de néceffité, que celui qui ufe de ces privileges, eft toujours obligé de réparer les dommages qu'ils a caufés à autrui, à plus forte raifon un Etat eft-il obligé de dédommager fes fujets fur les fonds publics des pertes qu'ils ont faites dans les démarches extraordinaires qu'il a été obligé de faire pour le bien public, lorfqu'elles excedent la part qu'ils euffent dû porter en commun avec les autres. Ces droits extraordinaires s'étendent fur les perfonnes comme fur les biens.

Les pouvoirs civils dont il s'agit ici, & qui appartiennent pour l'ordinaire aux fouverains, ne font point auffi effentiels au Gouvernement : quelques-uns peuvent totalement manquer dans un Etat, & demeurer attachés au corps, à caufe du danger qu'il y auroit à les confier aux magistrats, ou à une affemblée. On peut mettre de ce nombre le droit de s'approprier les amendes & les confifcations, les effets & les marchandifes fauvées d'un naufrage, lorfqu'on ne connoît point le propriétaire, le droit fur certaines fortes de mines.

On peut y joindre ceux de conférer des honneurs & des dignités, de battre monnoie, de légitimer les enfans, de faire grace aux criminels, de commuer la peine à laquelle ils avoient été condamnés, d'accorder fa protection aux débiteurs, & autres femblables. Ces fortes de pouvoirs appartiennent ordinairement aux fouverains dans tous les Etats monarchiques, ou au fénat dans les Etats ariftocratiques, qui les transferent à d'autres.

Tout corps politique, foit grand ou petit, qui eft conftitué par un peuple indépendant, & qui n'eft foumis à aucune jurifdiction étrangere, poffede en lui-même l'autorité fouveraine, & a les mêmes droits & la même liberté que les autres Etats, de quelque nature qu'ils puiffent être. On ne doit point avoir égard aux noms, & peu importe qu'on appelle le corps politique un royaume, un empire, une principauté, un duché, une république, une ville libre, &c. s'il exerce légitimement en lui-même toutes les parties effentielles de l'autorité civile, indépendamment de toute autre perfonne ou corps politique, fans qu'aucun ait le droit d'annuller ce qu'il a fait, il eft fouverain, quelque petit que puiffe être fon territoire ou le nombre de fes membres, & il jouit de tous les droits d'un Etat indépendant.

Cette indépendance des Etats, laquelle confifte en ce qu'ils font des corps politiques diftincts les uns des autres, n'eft point détruite, ni par les alliances, ni par les confédérations, qui ont pour but d'exercer conjointement quelques parties de l'autorité fouveraine, par exemple, le droit

de faire la guerre & la paix dans une ligue offenfive & défenfive. Deux Etats, nonobftant ces fortes de traités, ne laiffent pas que d'être des corps féparés & indépendans.

Deux Etats ne font cenfés être unis politiquement, que dans le cas où l'on établit une perfonne ou une affemblée, à qui l'on donne droit d'exercer quelques parties effentielles de l'autorité fouveraine pour l'un & pour l'autre, & d'empêcher qu'ils ne les exercent féparément. Dans le cas où l'on autorife une perfonne ou une affemblée à exercer ces parties effentielles pour tous les deux, ils ne forment alors qu'un Etat, & l'union eft parfaite, encore que les différentes parties de cet Etat puiffent conferver leurs loix & leurs coutumes pour ce qui concerne leurs droits particuliers, vu qu'elles font autorifées à le faire par le pouvoir auquel elles font foumifes. Mais lorsqu'on n'accorde qu'une petite partie de l'autorité fouveraine à une perfonne ou à une affemblée pour tous deux, celle, par exemple, de faire la paix ou la guerre, ou de décider les différens qui furviennent entre deux fujets de différens Etats, pendant que chacun exerce chez lui toutes les autres parties féparément, cela s'appelle alors un fyftême d'Etat; & ces fyftêmes comprennent quelquefois quantité d'autres petits Etats. Ces fyftêmes fe forment, lorfque le fouverain d'un Etat fuccede à un autre, & qu'il ne peut exercer feul, les parties de l'autorité qu'il a fur tous les deux, ou lorfque plufieurs Etats conviennent d'établir une affemblée commune, ainfi que le firent autrefois les Etats de l'Achaïe, d'où vient que quelques auteurs appellent ces fyftêmes confédérations Achéennes.

GOUVERNEUR DE PROVINCE.

QUINTUS MUCIUS gouverna l'Afie avec tant d'intégrité & de douceur,

que les Grecs, habitués dans le pays, inftituerent, après fon départ, une fête folemnelle en fon honneur, qu'ils appellerent la fête de Mucius.

'On vit encore quelques Gouverneurs de provinces Romaines, qui avoient de la vertu mais en général ils étoient d'un mauvais caractere. La Loi Julia, qui obligeoit les villes provinciales de fournir à ceux qui y paffoient avec un caractere public, le foin, le fel & le bois, fut extrémement étendue, & la fource de bien des abus. On demandoit ces provifions nonfeulement aux villes où les Gouverneurs s'arrêtoient, mais encore à toutes celles qu'ils traverfoient; & comme ils n'en avoient pas befoin, ils en prenoient l'équivalent en argent, qu'ils nommoient peut-être droit cafuel, & par la force d'un terme prétendu honnête, ils le regardoient comme légitime, quoiqu'il fût oppofé à la loi, du moins à fon véritable fens.

Ces Gouverneurs trouvoient des gains immenfes dans une autre source de corruption criante; c'étoit en levant de groffes fommes fur diverfes villes

:

pas

& cantons, pour les difpenfer de fournir des quartiers d'hiver aux gens de guerre. La feule ifle de Chypre paya au Gouverneur de Cilicie, du gouvernement duquel elle dépendoit, deux cents talents Attiques, qu'on peut évaluer à près de neuf-cents mille livres de France. Il n'y avoit que la crainte d'un terrible reffentiment qui pût réfoudre les Cypriots à ne pas refufer cette exaction impitoyable. Le Gouverneur n'étoit pas le feul oppreffeur; fes lieutenans, & tous les officiers, tous les gens de fa fuite, l'étoient auffi les coups, les injures, les infultes ne manquoient jamais d'accompa gner le pillage. Ce n'étoit affez que le public pourvût à l'embarquement, à l'argent. & à toutes les chofes néceffaires pour le voyage des Gouverneurs de province, afin de leur ôter tout prétexte d'exiger quelque chofe du pauvre peuple, affez chargé par les impofitions publiques; l'amour du lucre, qui ne connoît peint de frein, étoit plus fort que la Loi, & que toute autre confidération. Ce qu'il y eut encore de plus remarquable en cela, c'est que les pauvres Afiatiques, fi fort opprimés par ce même Gouverneur de Cilicie, furent intimides au point qu'ils envoyerent à grands frais une députation folemnelle à Rome, pour y faire des remercimens publics. Cette députation furprenante ne fut pas la feule; les habitans de Meffine, grande ville de Sicile, envoyerent une femblable députation à Rome, pour y louer publiquement ce monftre de Verrès, par rapport à fa bonne adminiftration. On peut conjecturer quels moyens un Gouverneur employoit pour fe procurer de pareilles députations.

Cicéron fut le fucceffeur immédiat de ce gouverneur de Cilicie: heureux changement pour le peuple, qu'il délivra de cette fangfue publique ! Il trouva les habitans tout-à-fait hors d'état de payer leurs taxes; tous leurs revenus étoient hypothéqués; la pauvreté, les gémiffemens & les plaintes étoient le résultat d'un gouvernement exercé, non par une créature humaine fur ceux de fon efpece, mais par une bête carnaciere qui ravage la fociété. Il n'eft pas furprenant de voir qu'ils furent charmés de l'adminiftration douce & integre de Cicéron; mais ce qui peut l'être, c'eft que fon prédéceffeur, loin d'être puni de fes étranges malverfations, parvint à l'office le plus vénérable de l'Etat, je veux dire à la cenfure. C'étoit à la vérité un homme de naiffance & de courage; & ce qui paroîtra merveilleux, il remplit les devoirs de la charge de Cenfeur avec beaucoup d'intégrité & de vigueur, peut-être avec plus d'exactitude qu'il ne convenoit à cette conjoncture critique.

Je fuis porté à croire, par l'oppofition qui fe trouve entre l'adminiftration de ces différentes fonctions, que, lors qu'il fut cenfeur, il agiffoit par lui-même, & qu'étant Gouverneur il abandonna fon autorité à fes officiers & aux gens de fa fuite. Il arrive fouvent que de très-honnêtes gens font de très-mauvais Gouverneurs, parce qu'ils ne font point d'ufage de leurs meilleures qualités, & que, n'ayant que le nom de leur emploi, ils

en laiffent aveuglément faire les fonctions à d'autres. Quelque contrariété qu'il y ait dans la conduite des hommes, il arrive rarement qu'ils changent tout d'un coup, & qu'ils paffent d'une conduite violente & injufte, à un train réglé de probité & de juftice infléxibles.

Cicéron, allant à fon gouvernement, fit tout le voyage à fes propres dépens, fans être à charge à perfonne; il ne voulut pas même fe fervir du bénéfice de la loi Julia; toute fa fuite conferva la même modération. Il fe confidéroit comme appellé à procurer le bien du genre-humain, & vouloit mériter les louanges de ceux qu'il protégeoit, & même de ceux qu'il n'opprimoit pas, & qu'il ne fouffroit point qu'on opprimât. Cette vertu, qui n'étoit que trop rare alors, étoit d'autant plus glorieuse pour lui à l'exemple des grandes ames, il regardoit au deffous de lui de tirer un vil avantage de fon pofte. Ceux qui l'accompagnoient faifoient comme lui, étant attentifs à fuivre fa conduite, & ayant égard à fon honneur. Tout ce qui fe trouve autour d'un homme corrompu, eft corrompu comme lui. Cicéron étoit trop pénétrant & trop attentif pour fouffrir que fon administration reçût quelque tache par l'efprit vénal & les concuffions de fes créatures; tandis que fes mains, fon cœur & toute fa conduite confervoient leur pureté, & s'employoient avec tant de vertu à procurer le foulagement & le bonheur de la province. Ce fut donc un témoignage jufte & honorable que celui que lui rendit Caton, » que l'excellence du gou» vernement de Cicéron méritoit les plus grandes louanges, & que fi les >> honneurs publics étoient accordés à la probité, auffi-bien qu'à la victoire, » Cicéron n'en fauroit trop obtenir.

Cicéron étoit perfuadé que le devoir des généraux & des Gouverneurs de province, étoit de fe contenter de la gloire que donne une jufte administration, fans en tirer d'autre avantage: Nihil enim præter laudem bonis atque innocentibus, neque ex hoftibus, neque à fociis repetendum. Les conquêtes de Marcus Marcellus en Sicile ne furent pas moins glorieufes & à lui & à la république, que la bonne-foi du général, fon défintéreffement & fon humanité envers les vaincus. Une pareille adminiftration fut non feulement une grande fource de gloire pour Rome & pour fes magiftrats, mais auffi de fureté & de force à proportion. Cette conduite pourtant ne fut ni conftante ni générale on vit communément que les commandans Romains, envoyés pour défendre les provinces contre un ennemi étranger, les opprimoient & les pilloient dans la fuite, avec la violence d'un ennemi : pour peu que leur gouvernement durât, ils changeoient leur qualité de libérateur en celle de tyran. C'étoit une fituation bien cruelle pour les provinces, de n'ofer ni s'expofer à l'invafion, ni recourir au fecours pour n'être point envahies, ni fe dispenser d'en demander: C'eft ainfi que les armées Romaines devinrent plus redoutables que celles de l'ennemi; les frontieres avoient moins à fouffrir d'un conquérant généreux que de leurs Gouverneurs, lorfqu'ils venoient à avoir un titre fondé fur les loix & fur la

protection

protection de l'Etat. La conféquence de cela fut que, lorfque Rome perdit fa liberté, les provinces, opprimées depuis longtemps par fes citoyens, favoriferent d'abord la révolution, & fe foumirent fans peine au gouvernement des empereurs.

Il étoit rare de voir des Gouverneurs venir de Rome, avec autant de probité que Cicéron; & il étoit rare auffi qu'ils encouruffent aucun châtiment. Prefque toutes les perfonnes de diftinction étant corrompues, elles fe foutenoient mutuellement dans une caufe qui leur étoit commune. Ceux qui devoient juger un criminel l'avoient été eux-mêmes, ou efpéroient de le devenir; ainfi ils étoient peu difpofés à punir une malverfation qu'ils avoient commife ou qu'ils fe propofoient de commettre le profit légitime de ces gouvernemens leur paroiffoit peu confidérable, s'ils n'opprimoient pas les peuples pour en tirer davantage; la plupart, revêtus de cet efprit, formoient le deffein de les opprimer, étant pour l'ordinaire pauvres ou avides, ou tous les deux enfemble; & comme c'étoient le plus fouvent des gens de qualité, qui ne font pas toujours les plus gens de bien, ils comptoient fur une puiffante protection à Rome.

Caius Licinius Macer, Gouverneur de l'Afie, fut accufé de s'y être mal comporté, & la cause fut portée devant Cicéron alors préteur; quelque coupable que fut Macer, il comptoit fi fort fur l'appui & la recommandation du fameux Marcus Craffus fon ami & fon parent, que pendant que les juges étoient aux voix, il quitta toutes les marques de deuil que l'ufage vouloit que les accufés portaflent. Il n'auroit pas même été condamné par fes juges, n'eût été l'autorité & la conduite de Cicéron.

Le fameux Catilina fut abfous d'une pareille accufation intentée contre lui par les peuples d'Afrique dont il avoit été Gouverneur, quoique fon crime fût auffi clair que le foleil en plein midi; & même il eut l'impudence de fe mettre au nombre des candidats pour la premiere charge de la république, pour le confulat, dans un temps où il prévoyoit bien qu'il ne pouvoit pas manquer d'être accufé.

Les juges, qui avoient été nommés pour juger le fcélerat Clodius, demanderent au fénat une garde pour leur fureté, qui leur fut accordée : Catulus, qui favoit qu'ils avoient été gagnés, ayant rencontré l'un d'eux lui demanda, fi c'étoit pour empêcher qu'on ne leur enlevât l'argent qu'ils avoient reçu de l'accufé.

Lentulus, qui dans la fuite fut un des principaux conjurés avec Catilina, après avoir corrompu fes juges, fe trouva avoir deux fuffrages favorables au-delà du nombre de ceux qui lui furent contraires : il fe plaignit d'avoir fait une dépenfe inutile. J'ai acheté, difoit-il, une voix de trop; il me fuffifoit d'avoir exactement mon nombre.

Caius Gracchus n'étoit-il donc pas bien fondé à folliciter le peuple Romain de tranfporter les jugemens des fénateurs aux chevaliers, lorfqu'il s'appuya fur cette grande vérité, que les plébéiens ne devoient attendre

Tome XX.

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