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la fable; quatre hommes fuffifent pour l'enchaîner comme un furieux pour le châtier comme un enfant. C'eft à quoi feroit réduite la force & la Gloire des conquérans, fi l'on arrachoit au peuple le bandeau de l'illufion & les entraves de la crainte.

Quelques-uns fe font crus fort fages en mettant dans la balance, pour apprécier la Gloire d'un vainqueur, ce qu'il devoit au hafard & à fes troupes, avec ce qu'il ne devoit qu'à lui feul. Il s'agit bien là de partager la Gloire! C'eft la honte qu'il faut répandre, c'eft l'horreur qu'il faut infpirer. Celui qui épouvante la terre, eft pour elle un díeu infernal ou célefte; on l'adorera fi on ne l'abhorre: la fuperftition ne connoît point

de milieu.

Ce n'eft pas lui qui a vaincu, direz-vous d'un conquérant : non, mais c'eft lui qui a fait vaincre. N'eft-ce rien que d'inspirer à une multitude d'hommes la résolution de combattre, de vaincre ou de mourir fous fes drapeaux? Cet afcendant fur les efprits fuffiroit lui feul à fa Gloire. Ne cherchez donc pas à détruire le merveilleux des conquêtes, mais rendez ce merveilleux auffi déteftable qu'il eft funefte: c'est par-là qu'il faut l'avilir.

Que la force & l'élévation d'une ame bienfaifante & généreufe, que l'activité d'un efprit fupérieur, appliquée au bonheur du monde, foient les objets de vos hommages; & de la même main qui élevera des autels au défintéreffement, à la bonté, à l'humanité, à la clémence, que l'orgueil, l'ambition, la vengeance, la cupidité, la fureur, foient traînés au tribunal redoutable de l'incorruptible poftérité : c'eft alors que vous ferez les Néméfis de votre fiecle, les Rhadamantes des vivans.

Si les vivans vous intimident, qu'avez-vous à craindre des morts? Vous ne leur devez que l'éloge du bien; le blâme du mal, vous le devez à la terre: l'opprobre attaché à leur nom rejaillira fur leurs imitateurs. Ceux-ci trembleront de fubir à leur tour l'arrêt qui flétrit leurs modeles; ils fe verront dans l'avenir; ils frémiront de leur mémoire.

Mais à l'égard des vivans même, quel parti doit prendre l'homme de lettres, à la vue des fuccès injuftes & des crimes heureux? S'élever contre, s'il en a la liberté & le courage; fe taire, s'il ne peut ou s'il n'ose rien de plus.

Ce filence univerfel des gens de lettres feroit lui-même un jugement terrible, fi l'on étoit accoutumé à les voir fe réunir pour rendre un témoignage éclatant aux actions vraiment glorieufes. Que l'on fuppofe ce concert unanime, tel qu'il devroit être; tous les poëtes, tous les hiftoriens, tous les orateurs fe répondant des extrémités du monde, & prêtant à la renommée d'un bon roi, d'un héros bienfaisant, d'un vainqueur pacifique, des voix éloquentes & fublimes pour répandre fon nom & fa Gloire dans l'univers; que tout homme qui par fes talens & fes vertus aura bien mérité de fa patrie & de l'humanité, foit porté comme en triomphe dans

les écrits de fes contemporains; qu'il paroiffe alors un homme injufte, violent, ambitieux, quelque puiffant, quelqu'heureux qu'il foit, les organes de la Gloire feront muets; la terre entendra ce filence; le tyran l'entendra lui-même, & il en fera confondu. Je fuis condamné, dira-t-il, & pour graver ma honte en airain on n'attend plus que ma ruine.

Quel refpect n'imprimeroient pas le pinceau de la poéfie, le burin de l'hiftoire, la foudre de l'éloquence, dans des mains équitables & pures? Le crayon foible, mais hardi, de l'Arétin, faifoit trembler les empereurs.

La fauffe Gloire des conquérans n'eft pas la feule qu'il faudroit convertir en opprobre; mais les principes qui la condamnent, s'appliquent naturellement à tout ce qui lui reffemble, & les bornes qui nous font prescrites ne nous permettent que de donner à réfléchir fur les objets que nous parcourons.

La vraie Gloire a pour objets l'utile, l'honnête & le jufte; & c'eft la feule qui foutienne les regards de la vérité : ce qu'elle a de merveilleux, confifte dans des efforts de talent ou de vertu dirigés au bonheur des hommes.

Nous avons obfervé qu'il fembloit y avoir une forte de Gloire accordée au merveilleux agréable; mais ce n'eft qu'une participation à la Gloire attachée au merveilleux utile: telle eft la Gloire des beaux-arts.

Les beaux-arts ont leur merveilleux : ce merveilleux a fait leur Gloire. Le pouvoir de l'éloquence, le preftige de la poéfie, le charme de la mufique, l'illufion de la peinture, &c. ont dû paroître des prodiges, dans les temps fur-tout où l'éloquence changeoit la face des Etats, où la mufique & la poéfie civilifoient les hommes, où la fculpture & la peinture imprimoient à la terre le refpect & l'adoration.

Ces effets merveilleux des arts ont été mis au rang de ce que les hommes avoient produit de plus étonnant & de plus utile; & l'éclatante célébrité qu'ils ont eue, a formé l'une des efpeces comprises fous le nom générique de Gloire, foit que les hommes ayent compté leurs plaisirs au nombre des plus grands biens, & les arts qui les caufoient, au nombre des dons les plus précieux que le ciel eut faits à la terre; foit qu'ils n'ayent jamais cru pouvoir trop honorer ce qui avoit contribué à les rendre moins barbares; & que les arts confidérés comme compagnons des vertus, ayent été jugés dignes d'en partager le triomphe, après en avoir fecondé les

travaux.

Ce n'est même qu'à ce titre que les talens en général nous femblent avoir droit d'entrer en fociété de Gloire avec les vertus, & la fociété devient plus intime à mesure qu'ils concourent plus directement à la même fin. Cette fin eft le bonheur du monde; ainfi les talens qui contribuent le plus à rendre les hommes heureux, devroient naturellement avoir le plus de part à la Gloire. Mais ce prix attaché aux talens doit être encore en raifon de leur rareté & de leur utilité combinées. Ce qui n'est que

difficile, ne mérite aucune attention; ce qui eft aifé, quoique utile, pour exercer un talent commun, n'attend qu'un falaire modique. Il fuffit au laboureur de fe nourrir de ses moiffons. Ce qui eft en même temps d'une grande importance & d'une extrême difficulté, demande des encouragemens proportionnés aux talens qu'on y emploie. Le mérite du fuccès eft en raifon de l'utilité de l'entreprise, & de la rareté des moyens.

Suivant cette regle, les talens appliqués aux beaux-arts, quoique peutêtre les plus étonnans, ne font pas les premiers admis au partage de la gloire. Avec moins de génie que Tacite & que Corneille, un ministre, un légiflateur feront placés au deffus d'eux.

Suivant cette regle encore, les mêmes talens ne font pas toujours également recommandables; & leurs protecteurs, pour encourager les plus utiles, doivent confulter la difpofition des efprits & la conftitution des chofes; favorifer, par exemple, la poéfie dans des temps de barbarie & de férocité, l'éloquence dans des temps d'abattement & de défolation, la philofophie dans des temps de fuperftition & de fanatifme. La premiere adoucira les mœurs, & rendra les ames flexibles; la feconde relevera le courage des peuples, & leur infpirera ces réfolutions vigoureufes qui triomphent des revers la derniere diffiperà les fantômes de l'erreur & de la crainte, & montrera aux hommes le précipice où ils fe laiffent conduire les mains liées & les yeux bandés.

Mais comme ces effets ne font pas exclufifs; que les talens qui les operent fe communiquent & fe confondent; que la philofophie éclaire la poéfie qui l'embellit; que l'éloquence anime l'une & l'autre, & s'enrichit de leurs tréfors, le parti le plus avantageux feroit de les nourrir, de les exercer ensemble, pour les faire agir à propos, tour-à-tour ou de concert, fuivant les hommes, les lieux & les temps. Ce font des moyens bien puiffans & bien négligés, de conduire & de gouverner les peuples. La lageffe des anciennes républiques brilla fur-tout dans l'emploi des talens capables de perfuader & d'émouvoir.

Au contraire rien n'annonce plus la corruption & l'ivreffe où les efprits font plongés, que les honneurs extravagans accordés à des arts frivoles. Rome n'eft plus qu'un objet de pitié, lorfqu'elle fe divife en factions pour des pantomimes, lorfque l'exil de ces hommes perdus eft une calamité, & leur retour un triomphe.

La Gloire, comme nous l'avons dit, doit être réservée aux coopérateurs du bien public: & non-feulement les talens, mais les vertus elles-mêmes n'ont droit d'y afpirer qu'à ce titre.

L'action de Virginius immolant fa fille, eft auffi forte & plus pure que celle de Brutus condamnant fon fils; cependant la derniere eft glorieuse, la premiere ne l'eft pas. Pourquoi ? Virginius ne fauvoit que l'honneur des fiens, Brutus fauvoit l'honneur des loix & de la patrie. Il y avoit peutêtre bien de l'orgueil dans l'action de Brutus, peut-être n'y avoit-il que

de l'orgueil il n'y avoit dans celle de Virginius que de l'honnêteté & du courage; mais celui-ci faifoit tout pour fa famille, celui-là faifoit tout, ou fembloit faire tout pour Rome; & Rome, qui n'a regardé l'action de Virginius que comme celle d'un honnête homme & d'un bon pere, a confacré l'action de Brutus comme celle d'un héros. Rien n'eft plus jufte que ce retour.

Les grands facrifices de l'intérêt perfonnel au bien public, demandent un effort qui éleve l'homme au-deffus de lui-même, & la Gloire eft le feul prix qui foit digne d'y être attaché. Qu'offrir à celui qui immole fsa vie, comme Décius; son honneur, comme Fabius; fon reffentiment, comme Camille; fes enfans, comme Brutus & Manlius? La vertu qui fe fuffit, eft une vertu plus qu'humaine: il n'eft donc ni prudent ni jufte d'exiger que la vertu fe fuffife. Sa récompenfe doit être proportionnée au bien qu'elle opere, au facrifice qui lui en coûte, aux talens perfonnels qui la fecondent; ou fi les talens personnels lui manquent, au choix des talens étrangers qu'elle appelle à fon fecours car ce choix dans un homme public renferme en lui tous les talens.

L'homme public qui feroit tout par lui-même, feroit peu de choses. L'éloge que donne Horace à Augufte, Cùm tot fuftineas, & tanta negotia folus, fignifie feulement que tout fe faifoit en fon nom, que tout fe paffoit fous fes yeux. Le don de régner avec Gloire n'exige qu'un talent & qu'une vertu; ils tiennent lieu de tout, & rien n'y fupplée. Cette vertu, c'eft d'aimer les hommes; ce talent, c'eft de les placer. Qu'un roi veuille courageusement le bien, qu'il y emploie à-propos les talens & les vertus analogues; ce qu'il fait par infpiration n'en eft pas moins à lui, & la Gloire qui lui en revient ne fait que remonter à fa fource.

Il ne faut pas croire que les talens & les vertus fublimes fe donnent rendez-vous pour fe trouver ensemble dans tel fiecle & dans tel pays; on doit fuppofer un aimant qui les attire, un fouffle qui les développe, un efprit qui les anime, un centre d'activité qui les enchaîne autour de lui. C'est donc à jufte titre qu'on attribue à un roi qui a fu régner, toute la Gloire de fon regne; ce qu'il a inspiré, il l'a fait, & l'hommage lui en eft dû.

Voyez un roi qui par les liens de la confiance & de l'amour unit toutes les parties de fon Etat, en fait un corps dont il eft l'ame, encourage la population & l'induftrie, fait fleurir l'agriculture & le commerce; excite, aiguillonne les arts, rend les talens actifs & les vertus fécondes: ce roi, fans coûter une larme à fes fujets, une goutte de fang à la terre, accumule au sein du repos un tréfor immenfe de Gloire, & la moiffon en appartient à la main qui l'a femée.

Mais la Gloire, comme la lumiere, fe communique fans s'affoiblir : celle du fouverain fe répand fur la nation; & chacun des grands hommes dont les travaux y contribuent, brille en particulier du rayon qui émane

de lui. On a dit le grand Condé, le grand Colbert, le grand Corneille, comme on a dit Louis-le-grand. Celui des fujets qui contribue & participe le plus à la Gloire d'un regne heureux, c'eft un miniftre éclairé, laborieux, acceffible, également dévoué à l'Etat & au prince qui s'oublie lui-même, & qui ne voit que le bien; mais la Gloire même de cet homme étonnant remonte au roi qui fe l'attache. En effet, fi l'utile & le merveilleux font la Gloire, quoi de plus glorieux pour un prince, que la découverte & le choix d'un fi digne ami?

Dans la balance de la Gloire doivent entrer avec le bien qu'on a fait, les difficultés qu'on a furmontées; c'eft l'avantage des fondateurs, tels que Lycurgue & le czar Pierre. Mais on doit auffi diftraire du mérite du fuccés, tout ce qu'a fait la violence. Il eft beau de prévoir, comme Lycur gue, qu'on humanifera un peuple féroce avec de la mufique; il n'y a aucun mérite à imaginer, comme le czar, de fe faire obéir à coups de fabre. La feule domination glorieufe eft celle que les hommes préferent ou par raison ou par amour imperatoriam majeftatem armis decoratam, legibus oportet effe armatam, dit l'empereur Juftinien.

De tous ceux qui ont défolé la terre, il n'en eft aucun qui, à l'en croire, n'en voulût affurer le bonheur. Défiez-vous de quiconque prétend rendre les hommes plus heureux qu'ils ne veulent l'être; c'est la chimere des ufurpateurs, & le prétexte des tyrans. Celui qui fonde un empire pour lui-même, taille dans un peuple comme dans le marbre, fans en regretter les débris; celui qui fonde un empire pour le peuple qui le compose, commence par rendre ce peuple flexible, & le modifie fans le brifer. En général, la perfonnalité dans la cause publique, eft un crime de lefe-humanité. L'homme qui fe facrifie à lui feul le repos, le bonheur des hommes, eft de tous les animaux le plus cruel & le plus vorace : tout doit s'unir pour l'accabler.

Sur ce principe nous nous fommes élevés contre les auteurs de toute guerre injufte. Nous avons invité les difpenfateurs de la Gloire à couvrir d'opprobre les fuccès même des conquérans ambitieux; mais nous fommes bien éloignés de difputer à la profeffion des armes la part qu'elle doit avoir à la Gloire de l'Etat dont elle eft le bouclier, & du trône dont elle eft la barriere.

Que celui qui fert fon prince ou fa patrie foit armé pour la bonne ou pour la mauvaife caufe, qu'il reçoive l'épée des mains de la juftice ou des mains de l'ambition, il n'eft ni juge ni garant des projets qu'il exécute; fa Gloire perfonnelle eft fans tache, elle doit être proportionnée aux efforts qu'elle lui coûte. L'austérité de la difcipline à laquelle il fe foumet, la rigueur des travaux qu'il s'impofe, les dangers affreux qu'il va courir; en un mot, les facrifices multipliés de fa liberté, de fon repos & de fa vie ne peuvent être dignement payés que par la Gloire. A cette Gloire qui accompagne la valeur généreufe & pure, fe joint encore la Gloire des

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