Page images
PDF
EPUB

fut pas moindre que celui des précédents : « Je ne viens pas vous occuper ici, quoiqu'on en puisse dire, disait-il dans son exorde, de l'intérêt de quelques individus, ni du mien. C'est la cause publique qui est l'unique objet de toute cette contestation. Gardez-vous de penser que les destinées du peuple soient attachées à quelques hommes; gardez-vous de redouter le choc des opinions, et les orages des discussions politiques, qui ne sont que les douleurs de l'enfantement de la liberté. Cette pusillanimité, reste honteux de nos anciennes mœurs, serait-il l'écueil de l'esprit public et la sauvegarde de tous les crimes? Élevons-nous, une fois pour toutes, à la hauteur des âmes antiques, et songeons que le courage et la vérité peuvent seuls achever cette grande révolution. Je suis calomnié à l'envi par les journaux de tous les partis ligués contre moi, je ne m'en plains pas, je ne cabale pas contre mes accusateurs; j'aime bien que l'on m'accuse; je regarde la liberté des dénonciations, dans tous les temps, comme la sauvegarde du peuple, comme le droit sacré de tout citoyen; et je prends ici l'engagement formel de ne jamais porter mes plaintes à d'autre tribunal qu'à celui de l'opinion publique; mais il est juste au moins que je rende un hommage à ce tribunal vraiment souverain, en répondant devant lui à mes adversaires. Je le dois d'autant plus que, dans les temps où nous sommes, ces sortes d'attaques sont moins dirigées contre les personnes que contre la cause et les principes qu'elles défendent. Chef de parti, agitateur du peuple, agent du comité autrichien, payé ou tout au moins égaré 1. Si l'absurdité de ces inculpations me défend de les réfuter, leur nature, l'in

a

1. Trois opinions partagent le public sur M. de Robespierre, écrivalt Brissot dans le Patriote français (18 avril 1792): les uns le croient. fou, les autres attribuent sa conduite à une vanité blessée, une troisième partie le croit mis en œuvre par la liste civile. Nous ne croyons jamais à la corruption qu'elle ne soit bien prouvée.

[ocr errors]

fluence et le caractère de leurs auteurs méritent au moins une réponse.

« Je ne ferai point celle de Scipion, ou de Lafayette, qui, accusé dans cette même tribune de plusieurs crimes de lèse-nation, ne répondit rien. Je répondrai sérieusement à cette question de Brissot: Qu'avez-vous fait pour avoir le droit de censurer ma conduite et celle de mes amis? Il est vrai que tout en m'interrogeant, il semble lui-même m'avoir fermé la bouche, en répétant éternellement, avec tous mes ennemis, que je sacrifiais la chose publique à mon orgueil; que je ne cessais de vanter mes services, quoiqu'il sache bien que je n'ai jamais parlé de moi que lorsqu'on m'a forcé de repousser la calomnie et de défendre mes principes. Mais enfin, comme le droit d'interroger et de calomnier suppose celui de répondre, je vais lui dire franchement et sans orgueil ce que j'ai fait. Jamais personne ne m'accusa d'avoir exercé un métier lâche, ou flétri mon nom par des liaisons honteuses, ou par des procès scandaleux, mais on m'accusa de défendre, avec trop de chaleur, la cause des faibles opprimés contre les oppresseurs puissants; on m'accusa, avec raison, d'avoir violé le respect dû aux tribunaux tyranniques de l'ancien régime, pour les forcer à être justes par pudeur; d'avoir immolé à l'innocence outragée, l'orgueil de l'aristocratie bourgeoise, municipale, nobiliaire, ecclésiastique. » Robespierre rappelle avec détail sa conduite lorsqu'il était juge au tribunal de l'évêque d'Arras; les persécutions qu'il subit << de la part de toutes les puissances conjurées contre lui, et auxquelles alors « le peuple l'arracha pour le porter dans le sein de l'Assemblée nationale. » Il fait ensuite l'apologie de son attitude à l'Assemblée, où « des courtisans ambitieux, habiles dans l'art de tromper et cachés sous le masque du patriotisme, se réunissaient souvent aux phalanges aristocratiques pour étouffer sa voix. »

[ocr errors]

Brissot lui avait reproché d'avoir calomnié Condorcet,

rappelant la part importante qu'il avait prise avec Voltaire et d'Alembert aux luttes philosophiques desquelles, en définitive, était sortie la Révolution. Voici comment Robespierre répond à ce reproche: « Je pourrais observer que la Révolution a rapetissé hien des grands hommes de l'ancien régime, que, si les académiciens et les géomètres que M. Brissot nous propose pour modèles, ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n'en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois dont ils ont tiré un assez bon parti, et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce JeanJacques, dont j'aperçois ici l'image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita les honneurs publics, prostitués depuis par l'intrigue à des charlatans politiques et à de misérables héros. >>

>> Vous me demandez tout ce que j'ai fait, poursuit Robespierre, et vous m'avez adressé cette question dans cette tribune, dans cette société, dont l'existence même est un monument de ce que j'ai fait! Vous n'étiez pas ici lorsque, sous le glaive de la proscription, environné de piéges et de baïonnettes, je la défendais, et contre les fureurs de nos modernes Sylla, et même contre toute la puissance de l'Assemblée constituante. Interrogez donc ceux qui m'entendirent; interrogez tous les amis de la constitution répandus sur toute la surface de l'empire; demandez-leur quels sont les noms auxquels ils se sont ralliés dans ces temps orageux. Sans ce que j'ai fait, vous ne m'auriez point outragé dans cette tribune, car elle n'existerait plus, et ce n'est pas vous qui l'auriez sauvée. Demandez leur qui a consolé les patriotes persécutés, ranimé l'esprit public, dénoncé à la France entière une coalition perfide et toute - puissante, arrêté le cours de ses sinistres projets, et converti ses jours de triomphe en jours d'angoisses et d'ignominie. J'ai fait tout ce qu'à fait le magistrat intègre que vous louez dans

les mêmes feuilles où vous me déchirez'. C'est en vain que vous vous efforcez de séparer des hommes que l'opinion publique et l'amour de la patrie ont unis. Les outrages que vous me prodiguez sont dirigés contre lui-même, et les calomniateurs sont les fléaux de tous les bons citoyens. Vous jetez un nuage sur la conduite et sur les principes de mon compagnon d'armes, vous enchérissez sur les calomnies de nos ennemis communs, quand vous osez m'accuser de vouloir égarer et flatter le peuple! Et comment le pourraisje? je ne suis ni le courtisan, ni le modérateur, ni le tribun, ni le défenseur du peuple! Je suis peuple moi-même. >>

Guadet avait dénoncé Robespierre comme étant devenu, « soit malheur, soit ambition, l'idole du peuple, » et ajoutait il: « par amour pour la liberté de notre patrie, il devrait peut-être s'imposer à lui-même la loi de l'ostracisme : car c'est servir le peuple que se dérober à son idolâtrie. » <«< Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir! répond Robespierre. Pour moi, où voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple où je trouverai la liberté établie? et quel despote voudra me donner asile! Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante; mais menacée, mais déchirée, mais opprimée? on ne la fuit pas, on la sauve, ou on meurt pour elle. Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté, et qui me fit naitre sous la domination des tyrans, le ciel qui prolongea mon exis. tence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté; j'accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore, je l'offre à ma patrie : c'est celui de ma réputation. Je vous la livre, réunissez-vous tous pour la

1. Pétion, dont Robespierre ne devait pas tarder à se séparer avec éclat.

déchirer, joignez-vous à la foule innombrable de tous les ennemis de la liberté, unissez, multipliez vos libelles périodiques, je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays: si, pour la conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la vérité et du peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne à tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J'aurai l'orgueil encore de préférer, à leurs frivoles applaudissements, le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes vertueux et éclairés; appuyé sur elle et sur la vérité, j'attendrai le secours tardif du temps qui doit venger l'humanité trahie et les peuples opprimés. >> Voilà mon apologie, c'est vous dire assez sans doute que je n'en avais pas besoin. »

Cependant en terminant son discours, Robespierre offrait la paix à ses adversaires, à la condition de s'unir ensemble pour combattre les partis ligués contre l'égalité et la constitution. «De tous ces partis, le plus dangereux, à mon avis, disait-il, est celui qui a pour chef le héros qui, après avoir assisté à la révolution du Nouveau-Monde, ne s'est appliqué jusqu'ici qu'à arrêter les progrès de la liberté dans l'ancien, en opprimant ses concitoyens. Voilà, à mon avis, le plus grand des dangers qui menacent la liberté. Unissez-vous à nous pour le prévenir. Dévoilez, comme députés et comme écrivains, et cette faction et ce chef!» Lorsque Lafayette, après le 20 juin, ayant voulu exercer une pression réactionnaire sur l'Assemblée, fut universellement blâme, Robespierre se réconcilia publiquement aux Jacobins avec Brissot et Guadet : « J'ai senti, dit-il, que l'oubli et l'union étaient dans mon cœur, au plaisir que m'a fait ce matin le discours de Guadet à l'Assemblée et au plaisir que j'éprouve en ce moment en entendant Brissot! Unissons-nous pour accuser Lafayette! » Mais cette réconciliation ne fut pas de longue durée.

Parmi les incidents auxquels donna lieu au club des Jaco

« PreviousContinue »