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Et tandis que tous les ennemis du peuple ont assez d'audace pour se jouer de l'humanité, je manquerai du courage nécessaire pour réclamer ses droits! Et je garderais devant eux un lâche silence, dans le seul moment où depuis tant de siècles la voix de la vérité ait pu se faire entendre avec énergie, dans le moment où le vice, armé d'un injuste pouvoir, doit apprendre lui-même à trembler devant la justice et la raison triomphantes!... >>

Robespierre engage donc vivement ses concitoyens à renverser les prétendus états d'Artois, malgré la prétention de leurs membres d'obtenir de l'Assemblée nationale le maintien de leur constitution; car c'est pour les peuples un droit imprescriptible et inaliénable de révoquer leurs mandataires infidèles. Puis il se raille de cette autre prétention des états d'Artois de nommer eux-mêmes les députés aux états généraux, auxquels le clergé de la province, faisant échange de compliments avec la noblesse, recommandait comme un devoir de conserver les priviléges d'un ordre gardien du bonheur et de la prospérité du pays. « Ah! certes, » dit avec raison Robespierre, « il faut que l'habitude du despotisme inspire un mépris bien profond pour les hommes, puisqu'on les croit assez stupides pour entendre, de sangfroid, vanter leur bonheur lorsqu'ils gémissent dans l'oppression et qu'ils commencent à s'indigner de leur fers! » Mais, ajoute-t-il, au peuple seul il appartient de choisir ses représentants avec une entière liberté et surtout avec discernement. Qu'il se garde des piéges grossiers que lui tendent certains privilégiés qui, sous le masque du patriotisme, cherchent à capter ses suffrages pour le trahir bientôt. Ce n'est pas sur ceux qui sont intéressés à maintenir les abus qu'il peut compter pour en demander la suppression. Qu'il déjoue donc les intrigues et les menées à l'aide desquelles les membres des états d'Artois osent espérer de lui imposer leurs choix; c'est de son propre sein qu'il doit tirer les instruments de son salut.

Or, le moment est solennel, car on touche à l'heure où le pays doit décider de sa liberté ou de sa servitude, de son bonheur ou de sa misère. Tout, dit Robespierre, dépend du caractère et des principes des représentants chargés de régler les futures destinées de la patrie et du zèle que montrera le peuple pour recouvrer les droits sacrés et imprescriptibles dont il a été dépouillé. Il conseille donc vivement à ses concitoyens de secouer l'indolence habituelle, de dérober quelques instants à leurs plaisirs et à leurs affaires pour réfléchir mûrement sur leurs choix, sur la nature des vœux et des demandes à porter dans les comices « où la France allait se régénérer où périr sans retour. »

Par cette brochure vigoureuse, Robespierre avait posé directement sa candidature, et il fut dès lors un des membres désignés pour les futurs états généraux. En mars 1789 il publia une nouvelle adresse Au peuple de l'Artois, par un habitant de la province, dans laquelle, sans solliciter directement les suffrages de ses concitoyens, il s'attachait à les éclairer sur leurs choix et définissait les qualités indispensables à un député de ce tiers état, riche en vertus et en talents, et sur lequel les autres ordres avaient la prétention de continuer leur injuste domination. S'il ne se croit pas un mérite suffisant pour représenter ses compatriotes, il croit pouvoir du moins leur donner de sages conseils et mettre au jour quelques idées utiles dans une aussi grave circonstance : « J'ai un cœur droit, une âme ferme; je n'ai jamais su plier sous le joug de la bassesse et de la corruption... Si l'on a un reproche à me faire, c'est celui de n'avoir jamais su déguiser ma façon de penser, de n'avoir jamais dit: Oui, lorsque ma conscience me criait de dire : Non...; de n'avoir jamais fait ma cour aux puissances de mon pays, dont je me suis toujours cru indépendant, quelques efforts que l'on ait tentés pour me persuader qu'il n'en coûte rien pour se présenter, en se courbant, dans l'antichambre d'un grand, que particulier l'on n'aime pas, que citoyen on dé

teste. Voilà, mes chers compatriotes, l'homme qui va vous parler. Voici ce qu'il a à vous dire Vous allez avoir à nommer des représentants, et sûrement vous y avez déjà pensé. Vous allez confier à un petit nombre d'entre vous vos libertés, vos droits, vos intérêts les plus précieux; sans doute vous vous proposez de les remettre en des mains pures; mais quels soins, quelle vigilance vous devez apporter pour apercevoir la plus légère tache qui aurait pu les flétrir! Prenez-y garde, le choix est difficile; il m'épouvante lorsque j'entreprends l'énumération des vertus que doit avoir un représentant du tiers état. » Suit alors la longue énumération des qualités requises: la plus scrupuleuse probité; une élévation d'âme peu commune et n'ayant pas attendu les circonstances présentes pour se développer tout à coup; une inébranlable fermeté; une indépendance absolue; de grandes vues; un coup d'oeil pénétrant, sachant découvrir dans le lointain les vérités utiles; le talent nécessaire pour défendre et faire triompher ces vérités; l'éloquence du cœur, sans laquelle on n'arrive pas à persuader. Il faut enfin que l'élu de la nation soit incapable de rétrograder, se montre inabordable à toutes les séductions, soit incorruptible, en un mot. « Incorruptible! c'est le nom dont lui-même il sera bientôt universellement baptisé; et, il faut bien le reconnaître, ces qualités exquises dont il exige. qu'un représentant du peuple soit pourvu, il les posséda toutes au plus haut degré.» (HAMEL, Histoire de Robespierre.)

« Défiez-vous,» ajoutait-il, « du patriotisme de fraîche date, de ceux qui vont partout prônant leur dévouement intéressé, et des hypocrites qui vous méprisaient hier et qui vous flattent aujourd'hui pour vous trahir demain. Interrogez la conduite passée des candidats : elle doit être le garant de leur conduite future. Pour servir dignement son pays, il faut être pur de tout reproche. » Quant à lui, s'il n'était besoin que d'être animé du sincère amour du peuple et de la ferme volonté de le défendre, il pourrait aussi

aspirer en secret à la gloire de représenter ses concitoyens. mais son insuffisance lui commande la modestie; il se borne donc à former des vœux pour le bonheur de la France. Ces vœux, dit-il en terminant par un mot où l'on peut déjà deviner le Robespierre de la Convention, ces vœux, l'Etre suprême les entendra; il en connaît la ferveur et la sincérité; je dois espérer qu'il les exaucera. »

La première réunion électorale du tiers état de la ville d'Arras eut lieu le lundi 27 mars. Elle fut très-orageuse. Les officiers municipaux qui étaient présents, et dont les pouvoirs avaient été vivement contestés, donnèrent leur démission dans la soirée. On s'était plaint surtout de ce que quelques-uns d'entre eux avaient pénétré dans l'assemblée, quoique appartenant à l'ordre de la noblesse. Le duc de Guines, gouverneur de la province, arrêta, afin de calmer l'effervescence des esprits, que les seuls membres de l'échevinage, faisant partie du tiers état, auraient droit d'assister aux réunions suivantes. La séance du lendemain fut plus paisible; mais, sur la motion d'un membre, on décida qu'on demanderait une loi aux états généraux, afin que les officiers municipaux fussent désormais nommés directement par les communes. L'assemblée électorale du tiers état de la ville d'Arras termina ses opérations le 30 mars, fort avant dans la nuit, par la nomination de vingt-quatre députés ou plutôt électeurs du second degré, au nombre desquels figurait Robespierre qui avait pris une part active aux discussions de ces quatre jours'.

Il a raconté lui-même toutes les scènes dont cette assemblée fut le théâtre, dans une brochure intitulée : Les Ennemis de la patrie, démasqués par le récit de ce qui s'est passé dans les assemblées du tiers état de la ville d'Arras, in-8° de 58 pages. C'est le récit de toutes les intrigues dont

1. Au scrutin pour l'élection des députés du tiers-état aux états généraux, ouvert le 24 avril, Robespierre fut élu le cinquième.

usèrent les gens de la noblesse pour exclure les candidats démocratiques. On y lit entre autres choses qui caractérisent bien l'homme « O citoyens ! la patrie est en danger; des ennemis domestiques plus redoutables que les armées étrangères trament en secret sa ruine. Volons à son secours, et rallions tous ses défenseurs au cri de l'honneur, de la raison et de l'humanité... Que m'importe que, fondant sur leur multitude ou sur leurs intrigues l'espoir de nous replonger dans tous les maux dont nous voulons nous délivrer, ils méditent déjà de changer en martyrs tous les défenseurs du peuple! Fussent-ils assez puissants pour m'enlever tous les biens qu'on envie, me raviront-ils mon âme et la conscience du bien que j'aurai voulu faire 1?... »

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1. M. Ernest Hamel rapporte que, quelque temps avant l'ouverture du scrutin, ayant à plaider la cause d'un malheureux qui avait été longtemps enfermé à la sollicitation de ses parents, il prit texte de cette affaire pour réclamer hautement la complète abolition des lettres de cachet. Puis, traçant par avance le tableau des bienfaits que, selon lui, la nation était en droit d'attendre des prochains étatsgénéraux, il s'écriait, en s'adressant au roi lui-même, et après avoir dicté en quelque sorte les principes fondamentaux du nouveau droit des Français: Oh! quel jour brillant, sire, que celui où ces principes, gravés dans le cœur de Votre Majesté, proclamés par sa bouche auguste recevront la sanction inviolable de la plus belle nation de l'Europe; ce jour où, non content d'assurer ce bienfait à votre nation, vous lui sacrifierez encore tous les autres abus, source fatale de tant de crimes et de tant de maux... Conduire les hommes au bonheur par la vertu et à la vertu par une législation fondée sur les principes immuables de la morale universelle, et faite pour retablir la nature humaine dans tous ses droits et sa dignité première; renouer la chaine immortelle qui doit unir l'homme à Dieu et à ses semblables, en détruisant toutes les causes de l'oppression et de la tyrannie, qui sème sur la terre la crainte, l'orgueil, la défiance, la bassesse, l'égoïsme, la haine, la cupidité et tous les vices qui entraînent l'homme loin du but que le législateur éternel avait assigné à la société; voilà, sire, la glorieuse entreprise à laquelle il vous a appelé. »

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