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tions en abondance. Les associations ouvrières communistes et jacobines, les Charbonniers, les Ventres creux ou Voraces, les Vengeurs, les Vautours, ont constitué à la Croix-Rousse un pouvoir indépendant de l'Hôtel de Ville, et ils dirigent avec une autorité souveraine le mouvement populaire. Il n'y a plus dans Lyon aucune force de résistance. L'autorité militaire est anéantie. Le général Perrot, qui semblait d'abord disposé à engager la lutte, ne donne plus aucun ordre. Les soldats, qui ne sentent plus la main des chefs, fraternisent avec les ouvriers. Une multitude de clubs se sont ouverts; une presse violente les excite. Malgré l'adhésion de l'archevêque, M. le cardinal de Bonald, la haine du peuple contre les congrégations religieuses l'a emporté à des excès déplorables. Plusieurs fabricants sont menacés; déjà la scierie mécanique de Vaise, l'atelier de construction des bateaux à vapeur sont détruits. Le pénitencier d'Oullins, dirigé par l'abbé Rey, est réduit en cendres. Les souvenirs de la Terreur se dressent dans toutes les imaginations.

Le premier acte par lequel M. Arago essaye de rétablir l'autorité centrale, qui dans toutes nos luttes civiles a rencontré à Lyon plus de résistance que dans aucune autre ville de France, c'est de substituer au drapeau rouge les couleurs officielles adoptées par le gouvernement provisoire. La foule très-agitée, à qui l'on avait déjà insinué que le gouvernement de Paris n'était pas républicain, ne paraissait guère d'humeur à souffrir ce changement. Cependant, quand M. Arago eut expliqué que le drapeau rouge était le drapeau du combat et qu'en signe de victoire il fallait arborer le drapeau tricolore, il fut applaudi, et les cris de Vive Arago! lui donnèrent quelque espoir de pouvoir se faire accepter par ce peuple en défiance.

Son premier soin fut d'annoncer publiquement le décret du gouvernement provisoire qui garantissait l'existence de l'ouvrier et de nommer une commission, à l'instar de celle

du Luxembourg, pour rechercher les moyens d'organiser le travail; puis il fit ouvrir des ateliers nationaux et commencer des travaux de terrassement et de construction qui occupèrent une partie des ouvriers auxquels on avait distribué jusque-là des bons de pain 1.

Mais, à Lyon comme à Paris, le gouvernement devait rencontrer dans le corps des ponts et chaussées la plus inexcusable inertie. Il n'y a rien d'exécutable sur-le-champ, les projets sont à l'étude, disent les ingénieurs; à peine trouvent-ils de l'ouvrage pour une centaine d'hommes, quand plus de 20,000 prolétaires demandent de l'emploi. Heureusement, les chefs du génie militaire font preuve de plus de zèle.

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Cependant le travail reste bien au-dessous des besoins, et le mauvais système de salaire à la journée, joint à un affreux gaspillage dans l'administration, produit bientôt les résultats les plus pitoyables 2.

L'état des finances rendait, d'ailleurs, la situation infiniment critique. La caisse municipale était très-obérée depuis longtemps; un emprunt était irréalisable, et chaque jour il fallait pourvoir aux achats de vivres, d'habillements, aux payements des ateliers nationaux, etc. Les souscriptions volontaires, malgré la générosité du peuple, étaient insuffisantes. Les prolétaires exaspérés s'en prenaient aux riches qui émigraient, emportant, disait-on, des trésors; ils accusaient les fabricants qui fermaient leurs ateliers, attribuant ces effets spontanés de la peur à une savante machination

Du 26 février au 1er mai il a été délivré à Lyon pour 338,000 francs de bons de pain.

« Le moindre des inconvénients de ces chantiers, dit l'Annuaire de Lyon (1849), c'était de coûter chaque jour à la ville, et en pure perte, des sommes énormes; le plus considérable fut la démoralisation des classes ouvrières. » Je trouve l'évaluation suivante des pertes éprouvées dans les ateliers nationaux sur divers points, dans un rapport de l'ingénieur en chef des ponts et chaussées du département des Bouchesdu-Rhône : « A Paris, valeur des travaux exécutés à peu près nulle; à Lyon, 75 francs pour 100 de perte; à Nantes, 65 pour 100; à Nîmes, sommes dépensées presque en pure perte ; à Arles, 61 pour 100. »

contre la République. Dans l'espoir de déjouer ce complot, la multitude se porta aux barrières de la ville, et se mit en devoir de fouiller toutes les voitures. On peut se figurer de quels désordres une pareille exécution fut l'occasion ou le prétexte. M. Arago qui, malgré ses instances réitérées, ne recevait du ministère de l'intérieur ni ordres, ni instructions, ni secours, eut dans cette pressante nécessité l'idée de donner une satisfaction apparente au peuple et de prévenir ainsi des désordres plus graves, en rendant un décret qui prohibait la sortie du numéraire, un autre qui frappait les quatre contributions directes d'un impôt extraordinaire, avec exemption des cotes au-dessous de 25 fr., et des patentes au-dessous de 100 fr. En même temps, il prenait sur lui de consacrer une somme de 500,000 fr. envoyée par M. Garnier-Pagès pour fonder le comptoir d'escompte, à solder la paye arriérée des ateliers nationaux 1.

L'occupation des forts par les ouvriers donnait aussi de graves inquiétudes au gouvernement. M. Arago décida de se rendre à la Croix-Rousse et de tâcher d'obtenir par la persuasion ce qu'il n'avait aucun moyen d'obtenir d'une autre -manière : la remise des forts à la garde nationale. Il comptait dans cette circonstance difficile sur le concours de quelques-unes des principales associations ouvrières, entre autres sur celle des Voraces, avec laquelle, depuis son arrivée à Lyon, il entretenait de bons rapports, et qui s'était engagée d'honneur à exercer dans la ville une police rigoureuse. L'attente de M. Arago ne fut pas déçue. La réunion convoquée

1 Ce changement de destination, devenu le texte de calomnies grossières, ne fut décidé par M. Arago qu'après qu'il eut pris l'avis de M. Laforest, maire de Lyon, de M. Delahante, receveur général, de M. Magimel, inspecteur des finances, de M. Olivier, directeur du comptoir d'escompte. Tout le monde tomba d'accord qu'il fallait courir au péril le plus pressant, et qu'on ne pouvait, sans s'exposer à d'horribles malheurs, ajourner la paye de 20,000 ouvriers en armes. Le gouvernement provisoire approuva, d'ailleurs, la mesure de M. Arago.

par lui à la Croix-Rousse, et composée du maire, du conseil municipal, des chefs de la garde nationale, de plusieurs ouvriers influents, se montra favorablement disposée; il obtint sans beaucoup de difficultés la promesse que les forts seraient rendus le jour même Mais, comme il se disposait à rentrer dans Lyon, M. Arago, qui était venu scul et à pied à la Croix-Rousse, se voit tout à coup entouré d'une foule immense qui crie: A la trahison! et s'oppose de force à son passage. Il essaye de haranguer cette foule et de lui faire comprendre l'utilité de la mesure qui vient d'être adoptée par le conseil municipal; mais des cris redoublés étouffent sa voix. Une trentaine d'hommes furieux ferment les grilles de l'octroi, saisissent M. Arago, le poussent contre le mur, le couchent en joue et menacent de le fusiller sur l'heure, à moins qu'il ne jure au peuple de lui laisser les forts. Cependant l'alarme s'est répandue, on entend sonner le tocsin de la ville, une compagnie de Voraces parait. A cette vue, la foule se range, et le commissaire, délivré, est reconduit. solennellement à la Préfecture.

Le lendemain, une longue procession d'hommes, de femmes, d'enfants, descend de la Croix-Rousse, tambours et drapeau en tête, défile devant l'Hôtel de Ville où M. Arago, prévenu de cette manifestation, vient recevoir le témoignage des regrets que causaient à la population les violences dont il avait failli être victime. Les trente hommes qui l'avaient couché en joue marchaient ensemble et portaient en signe de repentir le crêpe noir au fusil. L'un d'eux essaye de prononcer quelques paroles; mais son émotion est trop forte, les sanglots le suffoquent, ses camarades se prennent à pleurer avec lui. Pendant que la procession défilait encore, on entendit les coups de feu que les ouvriers tiraient en l'air en remettant les forts à la garde nationale. Dans les fluctuations orageuses de ces masses indéterminées, où, pour parler avec Bossuet, tout est en proie, des colères sauvages faisaient place à des docilités d'enfant; à des révoltes confuses succédaient des repentirs aveugles; la raison, con

fondue encore avec l'instinct, jetait comme au hasard, sur ce chaos mouvant, ses clartés rapides.

Pour se dédommager de la reddition des forts, les ouvriers s'étaient mis à démolir le mur d'enceinte; ils poussaient avec un acharnement extrême cette œuvre de destruction et de représailles. M. Arago, pour prévenir les accidents causés par un travail précipité et désordonné, obtint qu'on en laisserait l'achèvement à la direction du génie militaire. Au bout de quelques jours, l'enceinte crénelée avait disparu. Il ne restait debout que le fort Saint-Jean, nécessaire, disait le décret, à la défense commune du faubourg et de la ville.

Toutes ces mesures, bien que révolutionnaires, ne soulevaient encore dans les classes riches aucune opposition apparente; la noblesse et la bourgeoisie savaient gré au commissaire du gouvernement de ses efforts pour maintenir l'ordre, et elles connaissaient trop la force populaire pour trouver mauvais que l'on composât avec elle; mais il n'en fut plus de même quand les jésuites et le parti ultramontain se virent menacés. Le signal de la résistance partit de ce côté, et la lutte commença, d'abord à demi avouée, mais bientôt ouvertement conduite avec une audace incroyable. M. Arago avait cru devoir prévenir le général des jésuites et le supérieur des capucins des dispositions hostiles de la population; il les avait engagés à quitter la ville, se déclarant dans l'impossibilité de protéger contre l'animadversion du peuple des congrégations non autorisées par la loi. Peu de jours après, le 12 mars, il rendait un décret qui, rappelant les décrets de la Constituante, la loi de 1792, celles de 1817 et de 1825, prononçait la dissolution de toutes les congrégations non autorisées.

Aussitôt une plainte, des moins mesurées, fut portée au ministre des cultes par l'archevêque de Lyon contre le commissaire; et comme le gouvernement provisoire refusait de lui donner satisfaction en rapportant le décret, le parti ultramontain, à défaut de satisfaction, se mit en devoir de se procurer vengeance.

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