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ment. Entre tous les clubs, le club Blanqui avait la faveur des curieux de cette trempe. Les loges et les galeries où, dans les années précédentes, une société d'élite venait entendre avec recueillement les chefs-d'œuvre de l'art musical, la Symphonie pastorale, le Requiem ou l'ouverture d'Euryanthe, étaient chaque soir envahies par un public singulièrement mélangé et tapageur. Les femmes du monde, sous des vêtements plus que modestes, s'y glissaient furtivement, protégées par la lumière crépusculaire des quinquets où l'huile était parcimonieusement mesurée. On se reconnaissait de loin, on se saluait d'un signe rapide, perdu qu'on était dans cette foule en blouse et en veste que l'on croyait armée et qui s'amusait souvent, dans ses harangues et ses apostrophes, à qualifier les riches d'une façon peu flatteuse, à les menacer, à leur prédire, s'ils osaient lever la tête, un châtiment exemplaire.

Le club de la Révolution avait un caractère tout différent. M. Barbès attirait à lui, non par art ni par effort de volonté, mais par l'ascendant naturel d'une âme honnête. ce qu'il y avait dans la Révolution de mieux intentionné et de plus droit. Des hommes plus doués que lui de talent et de capacité rendaient hommage à sa supériorité morale. Il était en vénération au peuple. Le rare accord de ses actes et de ses paroles dans tout le cours d'une vie jetée à la tourmente révolutionnaire, la dignité parfaite qu'il avait su garder toujours dans les échecs de ses tentatives, dans les dissensions de son parti, devant ses juges, devant ses geôliers, devant la mort qu'il vit de près en plus d'une rencontre donnaient à Barbès une autorité toujours croissante dans le déclin d'une fortune de plus en plus contraire. On ne lui demandait pas compte de ses doctrines. On ne s'inquiétait pas de savoir s'il avait ou non de la prudence et du discernement. La pureté de ses intentions, la candeur et le dévouement qu'il portait dans des entreprises nuisibles à sa propre cause, lui tenaient lieu de tout dans l'esprit des masses et forçaient au respect ses rivaux et ses adversaires.

L'enfance d'Armand Barbès avait été sans joie. Il était le fruit d'une union qui fut pleine d'amertume. Son père, d'une famille aisée de Carcassonne, était entré jeune dans les ordres. Aux premiers jours de la Révolution, il quitta l'habit ecclésiastique, passa à la Guadeloupe, y pratiqua la médecine pour vivre. Une jeune fille, sauvée par ses soins d'une maladie mortelle, s'èprit de lui et l'épousa. Lorsqu'elle revint avec lui dans sa ville natale, elle y apprit ce qu'il avait eu la faiblesse de lui cacher; elle connut qu'elle avait contracté un lien réprouvé par l'Eglise. Sa piété s'épouvanta. L'énormité de son sacrilége involontaire chargea sa conscience d'un poids accablant. Elle languit dans les larmes et mourut bientôt, laissant deux fils et deux filles aux soins d'un homme atteint aussi et troublé par le remords. La fatalité acharnée contre Barbès ne devait pas s'arrêter là. Sa fille aînée inspira à un jeune homme trèsdistingué, appartenant à une famille honorable du pays, une passion qu'elle partagea. Le mariage était convenu quand le père du jeune homme apprit qu'il allait recevoir dans sa maison la fille d'un prêtre marié. Il rompit aussitôt avec éclat. L'infortunė Barbès, déjà fortement ébranlé par la mort de sa femme, ne put supporter ce nouveau coup; ; il se donna la mort.

Ces événements sinistres et peut-être l'influence du sang imprimèrent de bonne heure à l'âme d'Armand Barbès un caractère d'abnégation et de tristesse religieuse. On eût dit qu'il se sentait prédestiné au martyre. Il adopta avec une ferveur concentrée la cause de ceux qui souffraient. Héritier de biens considérables, il professa les doctrines communistes dans ce qu'elles ont de plus absolu. La compassion, en pénétrant dans son cœur, absorba toutes ses autres facultés. La pensée incessante des douleurs du peuple fit sur

1 Il comparait la société actuelle, défendant ce qu'il appelait l'idole du capital contre les communistes, au paganisme défendant Jupiter et Mercure contre le Christ qui venait apporter au monde une religion nouvelle.

lui l'effet de ces vœux intérieurs qui consacraient les chevaliers du moyen âge à une entreprise héroïque. Une douceur et une égalité d'âme parfaites parurent constamment, depuis qu'on le vit mêlé aux troubles politiques, dans toute sa personne. Quand il revint à Paris, après neuf années passées dans les prisons d'État, sa belle tête, devenue un peu chauve, semblait encore plus fière; sa démarche, avec plus de lenteur, avait pris plus de dignité; son œil voilé et son visage pâli décelaient la souffrance, mais son sourire gardait une sérénité inaltérable et sa voix touchante n'avait pas perdu dans l'isolement le don de la persuasion.

Le jour même de son arrivée, M. Barbès, après avoir entendu ses amis et sondé avec chagrin la profondeur des dissentiments qui séparaient l'un de l'autre les membres du gouvernement provisoire, résolut de tenter une conciliation. Comme M. de Lamartine lui paraissait, ainsi qu'à presque tous les chefs du parti populaire, l'homme le plus propre à réunir sous le drapeau républicain les différentes opinions du pays, ce fut lui qu'il alla trouver. Il lui offrit un concours désintéressé, s'engagea à soutenir le gouvernement provisoire dans la tâche qu'il s'était donnée de traverser sans effusion de sang les jours qui devaient s'écouler jusqu'à la convocation de l'Assemblée, promit de modérer l'impatience des prolétaires et de veiller sur les hommes suspects, dont il voyait déjà poindre les mauvaises menées. Il témoigna à M. de Lamartine une grande confiance et, satisfait de ses entretiens avec lui, il ouvrit son club par une adhésion explicite à la politique du gouvernement provisoire.

Dans une des premières séances du conseil, M. Barbès avait été fait gouverneur du Luxembourg; peu de temps après, on le nomma colonel de la 12o légion de la garde nationale. Malgré les instances de M. Louis Blanc, il refusa la première de ces fonctions, la jugeant une sinėcure, et n'accepta qu'avec peine le commandement de la légion.

Sa simplicité et sa modestie répugnaient à toute distinction. Barbès était, entre les démocrates, l'un des plus sincèrement pénétrés du sentiment de l'égalité et le plus conséquent avec ses principes dans les habitudes de la vie. Son club, moins exclusif que d'autres, assidûment fréquenté par un auditoire sérieux, réunit un grand nombre d'hommes influents sur le peuple. MM. Pierre Leroux, Bac, Ribeyrolles, Martin-Bernard, Proudhon, Lamieussens, Greppo s'y rendaient chaque soir. On y traitait avec beaucoup d'animation les questions politiques et sociales. Le communisme y eut des orateurs passionnės; mais pendant très-longtemps on écarta toutes les propositions hostiles au gouvernement provisoire, et les discussions les plus vives se terminaient toujours par des paroles de conciliation, par des conseils de prudence.

Le club des Amis du peuple, ouvert par M. Raspail au Marais et qui rassemblait chaque soir environ six mille personnes, n'avait pas, dans l'origine, un caractère plus agressif que celui de M. Barbès. M. Raspail y parlait à peu près seul et ramenait le plus possible les délibérations à l'examen des questions de doctrine. Bien qu'il fût d'une nature soupçonneuse à l'excès et que le langage du gou-vernement provisoire lui inspirât peu de confiance 1, M. Raspail était un esprit capable de politique, et il comprenait mieux que personne la nécessité d'accoutumer peu à peu, par un gouvernement sans violence, les classes bourgeoises à la République. Il pensait aussi que le nom et la personne de M. de Lamartine devaient rallier tous les partis et qu'aucun chef populaire, pas plus lui-même que Barbès ou Blanqui, Louis Blanc, Pierre Leroux ou Cabet, ne pouvait sérieusement prétendre imposer à la nation.

1 En passant, le 26 février, devant une affiche du gouvernement où le mot citoyen avait fait place à une M majuscule, M. Raspail signala à l'un de ses amis cette substitution qu'il considérait comme un premier acte significatif de réaction contre l'égalité démocratique.

un gouvernement dictatorial et des institutions communistes.

Quoique ses doctrines, fortement liées dans un système de philosophie panthéiste, allassent à un communisme radical et qu'il considérât le droit de propriété comme une illusion de l'amour-propre, il s'élevait en toute occasion contre la pensée d'une réforme immédiate et violente; il combattait la loi agraire, qu'il appelait une chimère de répartition, une idée absurde. « Ceux qui rêveraient la réforme sociale par le bouleversement subit de la propriété, disaitil, seraient plus que des coupables; ce seraient des insensės; ce seraient des sauvages qui se vengent de leurs ennemis en dévastant leurs moissons, et qui couronnent de leur propre mort le succès d'une stupide vengeance. L'égalité des droits est une loi immuable, l'égalité des biens ne durerait pas deux heures. »

Ce qu'il y avait d'absolu dans l'expression même de ses idées les plus sages, son caractère ombrageux, son austėrité isolaient Raspail des partis et des coteries. Il exerçait un ascendant personnel très-grand sur la population des faubourgs. Son savoir médical le mettait à même de secou rir efficacement, à toute heure, des maux et des souffrances que les rhéteurs des clubs se contentaient de peindre et que les ambitieux savaient exploiter; mais c'était une action morale, isolée, secrètement jalousée et contrecarrée par les chefs de parti, et qui n'eut jamais l'initiative dans le mouvement révolutionnaire. A l'exception de M. Kersausie, noble breton, son inséparable compagnon dans la lutte et dans la captivité, on ne voyait autour de M. Raspail que les soldats obscurs de la démocratie. Les membres les plus ra

1 Kersausie (Théophile-Cuillard de Latour-d'Auvergne), était capitaine de hussards en 1830. Il donna sa démission et entra bientôt dans les sociétés secrètes. Condamné à la déportation, en 1835, il revint en France après l'amnistie, alla combattre en Espagne contre les carlistes et passa de là en Italie, où il apprit, dans les premiers jours de mars 1848, la proclamation de la République.

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