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parce qu'il l'a conquise; elle lui appartient parce qu'il saura la garder de tout désordre. La République, à l'intérieur, ne veut d'autre défenseur que le peuple armé.

«Mais quoique ceci soit la vérité aujourd'hui, et que nous vous déclarions que nous ne voulons que le peuple armé pour protéger ses institutions, n'en concluez pas que nous consentions jamais à la déchéance des soldats français ! N'en concluez pas que nous mettions notre brave armée en suspicion, et que nous nous interdisions de l'appeler, même dans l'intérieur, même à Paris, si des circonstances de guerre commandaient telle ou telle disposition de nos forces pour la sûreté extérieure de la patrie! »

Applaudi par un grand nombre de délégués, se sachant appuyé par les chefs des clubs, M. de Lamartine trouve en terminant sa harangue une de ces images frappantes qui souvent déjà l'ont fait triompher des défiances populaires. « Soyez sûr, s'était écrié avec émotion un ouvrier, que le peuple n'est là que pour appuyer le gouvernement. Je le crois, j'en suis certain, réplique M. de Lamartine; mais prenez garde, citoyens, à des réunions comme celles d'aujourd'hui, quelque belles qu'elles soient. Les dix-huit brumaire du peuple pourraient amener, contre son gré, les dixhuit brumaire du despotisme; et ni vous ni nous n'en voulons. >>

Un applaudissement général couvre, à ce mot, la voix de M. de Lamartine. La députation déconcertée s'ébranle. MM. Cabet et Sobrier saisissent ce moment favorable pour déterminer le mouvement de retraite. Blanqui et les siens sont entraînés. Au même instant, on entend sur la place des milliers de voix qui demandent à grands cris le gouvernement provisoire. Il devient manifeste que la force morale est à lui. La colère et l'indignation éclatent sur les physionomies des factieux. Comme M. Louis Blanc descendait lės degrés du grand escalier, l'un d'eux, lui saisissant le bras et le secouant brutalement : « Tu es donc un traître, toi aussi ! » s'écrie-t-il. M. Louis Blanc le regarde stupéfait;

il ne le connaissait pas; c'était un séide de Blanqui, un jacobin fanatique, le cuisinier Flotte 1.

Quand le gouvernement provisoire parut sur l'estrade, il fut reçu par une longue et enthousiaste acclamation du peuple qui ne s'informait seulement pas si ses demandes avaient été accueillies ou rejetées. Seulement, il exprimait par les cris infiniment plus répétés de: Vive Louis Blanc! vive Ledru-Rollin! sa sympathie plus grande pour les membres les plus révolutionnaires du conseil. M. Louis Blanc, sur l'invitation même de ses collègues, prit la parole pour remercier le peuple de la force qu'il donnait par son adhésion, si chaleureuse et si complète, au gouvernement chargé d'exécuter ses volontés.

Après qu'il eut terminé sa harangue, le gouvernement provisoire rentra dans l'hôtel de ville et le défilé des corporations commença. Il fut long et garda jusqu'à la fin sa parfaite discipline. On a évalué à 100,000 hommes environ le chiffre de l'armée populaire. A cinq heures seulement les dernières corporations quittaient la place de Grève. Un groupe nombreux d'ouvriers y resta pour escorter M. Louis Blanc; un autre accompagna M. Ledru-Rollin au ministère de l'intérieur, où le ministre essaya encore une fois, dans une chaleureuse allocution, de leur faire sentir combien ils avaient tort de vouloir éloigner de Paris une armée dévouée au pays et composée d'enfants du peuple.

M. de Lamartine, resté seul, pensif, atteint d'un premier doute, s'achemina lentement à pied, par les rues qui s'illuminaient en l'honneur de ses adversaires politiques, vers l'hôtel de la rue des Capucines, où l'attendaient dans une vive inquiétude sa femme et ses amis. Ceux-ci, effrayés des bruits qui couraient, veillèrent en armes au ministère des affaires étrangères. Ils avaient été avertis par des agents de leur police secrète que Blanqui et ses hommes devaient, pendant la nuit, enlever M. de Lamartine.

Voir Pages d'histoire, p. 94.

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Paris fut jusqu'au matin en proie à un grand trouble. L'impression produite par ce que l'on savait et par ce que l'on soupçonnait des événements de la journée pesait sur tous les esprits. Ce long cortège de prolétaires qui, de l'arc de triomphe à l'Hôtel de Ville et de l'Hôtel de Ville à la Bastille, avait partout, sur son passage, notifié, imposé en quelque sorte à la bourgeoisie, avec une effrayante solennité, sa volonté muette et mystérieuse, jetait les imaginations dans une perplexité extraordinaire. Personne ne comprenait clairement le sens indéterminé de cette manifestation; chacun l'interprétait à sa manière. La majeure partie des ouvriers qui s'étaient joints spontanément à la manifestation, dans un esprit naïf et sincère de fraternité républicaine, demeuraient persuadés qu'ils avaient donné au gouvernement un témoignage de respect et qu'ils l'avaient protégé contre un complot des carlistes. Plusieurs entre les chefs populaires, MM. Cabet, Raspail, Barbès, qui accusaient ce qu'ils appelaient le parti du National de conspirer au sein du gouvernement, d'accord avec M. Thiers, le retour de la duchesse d'Orléans et de son fils, avaient eu principalement en vue de raffermir la minorité du conseil et d'enlever M. de Lamartine, en lui montrant le peuple si fort et si sage, aux influences d'un entourage suspect. Les cinq ou six cents partisans de M. Blanqui, dont l'espoir était déjoué, n'osaient pas le laisser voir et feignaient de partager la joie populaire. M. Louis Blanc, qui avait eu l'initiative et la conduite principale de la manifestation, avait senti cependant qu'il n'en tenait pas tous les fils; il se demandait à part lui ce que signifiait cette intervention occulte de quelques meneurs; il s'étonnait aussi que M. Ledru-Rollin eût une part égale, sinon supérieure à la sienne, dans l'acclamation populaire. On le voit, autant il y avait eu d'ordre, de régularitéė, de discipline extérieure dans cette grande procession populaire, autant il y avait de confusion dans l'esprit de ceux qui l'avaient préparée. Mais les jours qui suivirent en marquèrent le sens et jetèrent dans la bourgeoisie une grande

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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

appréhension. Elle vit, dès le soir du 17 mars, M. de Lamartine, en qui elle avait mis tout son espoir, devenir soucieux. Elle reconnut dans les décrets, dans les proclamations qui suivirent coup sur coup, la prépondérance de M. LedruRollin et l'influence de M. Louis Blanc. Elle comprit que Paris était décidément acquis à la révolution, et elle tourna son principal effort vers les départements, où les royalistes et les conservateurs, un moment dispersés, étourdis par un choc inattendu, commençaient à reprendre haleine, à se rapprocher, à se concerter pour ressaisir, dans la lutte électorale, les avantages politiques que donnent en tous temps l'hérédité ou l'illustration du nom, l'éducation supérieure et la fortune acquise.

CHAPITRE XXIV

Situation des départements. — Commissaires extraordinaires. — Rouen.

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Quand la première ivresse de la victoire se fut dissipée dans cette incroyable expansion de la joie populaire dont j'ai essayé de rendre quelques aspects, le gouvernement et les partis se prirent à songer aux départements et se demandèrent dans quel esprit allaient se faire les élections générales dont le jour était proche. Il était difficile de s'en former une idée exacte. Nous avons vu comment la province reçut l'avis d'une révolution à laquelle elle n'avait pris, par le mouvement réformiste, qu'une part très-indirecte. Son attitude passive, sa soumission inquiète et comme involontaire, ne surprirent personne. Si la société officielle, au centre même de son action politique, si les trois grands pouvoirs de l'État, réunis sur le point le mieux défendu du pays légal, s'étaient laissé disperser presque sans combat, comment la représentation affaiblie et partielle de ces pouvoirs se serait-elle maintenue? En vertu de quel principe une administration locale, dépendante, étrangère aux populations sur lesquelles elle n'exerçait qu'une action passagère, superficielle et en quelque sorte mécanique, auraitelle provoqué une résistance dont la royauté ne donnait pas le signal? Il cût fallu pour cela un fanatisme de dé

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