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Cette seconde circulaire eut pour effet immédiat de déterminer dans Paris, et bientôt après dans les départements, un mouvement prononcé contre la République. Les petits commerçants, les petits capitalistes d'opinion libérale qui avaient accepté la République comme une conséquence un peu forcée, mais supportable, de leur opposition au gouvernement déchu, en voyant qu'on voulait exclure de la représentation nationale les anciens députés de la gauche, s'irritèrent. Plutôt que d'examiner les choses de sang-froid et d'apprécier à leur juste valeur des paroles où l'inconsidération avait plus de part que la volonté d'opprimer, ils s'en prirent à M. Ledru-Rollin de tout ce qui les effrayait ou les blessait dans le mouvement révolutionnaire et, pour résumer tous leurs déplaisirs en une brève formule, ils l'accusèrent de communisme.

De son côté, la majorité du conseil blâmait M. LedruRollin et se déclarait offensée de ce que le ministre n'avait pas jugé convenable de lui soumettre un acte de cette importance. M. de Lamartine surtout, qui voyait avec une inquiétude extrême l'irritation de part et d'autre aller croissant, tout en exprimant très-ouvertement à M. LedruRollin sa désapprobation personnelle, tentait de sincères efforts pour l'arrêter dans la voie où son entourage le poussait et pour empêcher l'éclat d'une scission dans le gouvernement provisoire. « Vos circulaires, disait-il au ministre de l'intérieur dans leurs entretiens particuliers, font plus de mal à la République que dix batailles perdues, car elles réveillent dans le pays les souvenirs d'un temps que le peuple lui-même a voulu répudier; elles détruisent tout l'effet que sa modération a produit sur l'opinion; elles aliènent à la République, en lui faisant parler un langage dictatorial, tous les citoyens qu'une politique libérale et généreuse lui avait conciliés dès sa première heure. »>

Par moments, l'éloquence de M. de Lamartine persuadait M. Ledru-Rollin, dont l'intelligence ne se fermait pas volontairement à la vérité; mais, dès qu'il retrouvait son

entourage intime et les ambitieux subalternes qui voulaient par lui soumettre la France à leur bon plaisir, il prêtait l'oreille à leurs suggestions et ne repoussait plus que d'un accent bien faible les projets de complots qui se tramaient entre eux pour l'investir de la dictature. Pendant ce temps, la garde nationale s'excitait de plus en plus contre lui, et n'osant encore élever la voix contre le gouvernement provisoire tout entier, elle affectait d'isoler le ministre de l'intérieur et le rendait seul responsable de toutes les mesures révolutionnaires.

On était dans ces dispositions réciproques, quand, le 15 mars, la veille même du jour annoncé pour la grande protestation des compagnies d'élite, quelques délégués de la garde nationale de la banlieue vinrent à l'Hôtel de Ville. Ayant été introduits auprès de M. de Lamartine, que l'on espérait pousser à une rupture avec M. Ledru-Rollin, ces délégués se plaignirent amèrement à lui du décret du 14 mars, et lui firent entendre qu'ils comptaient sur son intervention dans le conseil pour obtenir la réparation qui leur était due. Le même soir, une députation du club de la garde nationale, ayant à sa tête un riche bourgeois d'opinion légitimiste, M. de Lépine, renouvela les mêmes plaintes à M. de Lamartine et lui peignit avec plus d'insistance encore le mécontentement général soulevé dans la bourgeoisie parisienne par les circulaires de M. Ledru-Rollin. M. de Lépine n'omit rien de ce qui pouvait, selon lui, -faire impression sur l'esprit de M. de Lamartine, et termina son discours en l'interpellant sur sa politique particulière et sur la part de responsabilité qu'il lui convenait d'assumer dans les actes du ministre de l'intérieur.

Il y avait, dans ces démarches de la garde nationale auprès de M. de Lamartine, une insinuation très-directe et en quelque sorte une sommation de se détacher de la partic révolutionnaire du gouvernement provisoire et de prendre, au nom des classes bourgeoises et de l'opinion conservatrice, le gouvernement des affaires. Mais M. de Lamartine,

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que nous venons de voir reprocher vivement à M. LedruRollin son langage impolitique, ne se laissa point aller à la tentation d'en tirer avantage. Il ne voulait pas plus de la dictature bourgeoise en sa personne qu'il n'entendait souffrir de dictature populaire en la personne de MM. LedruRollin ou Louis Blanc. Son ambition lui montrait dans une perspective rapprochée un but plus haut. Il voulait être l'élu du pays tout entier; et cette ambition, à l'heure où il la conçut, n'avait rien de chimérique, car de tous les points de la France on entendait monter vers lui un murmure approbateur, un assentiment, inquiet encore, mais dont l'accent se raffermissait chaque jour, et qui, en lui promettant l'empire de l'opinion, lui commandait la patience.

L'attitude prise en cette circonstance par M. de Lamartine fait honneur à sa loyauté. Il repoussa la prétention des compagnies privilégiées à rester en dehors de la règle commune ; il évita de parler en son nom personnel, mais, en même temps, il promit que le gouvernement tout entier s'expliquerait sur la conduite qu'il entendait tenir dans les élections, et rétablirait ce qui, dans les termes et non dans l'intention des circulaires, avait pu blesser la fierté publique. Ces assurances obligeaient M. de Lamartine à se retirer si le gouvernement refusait de les ratifier; mais il connaissait trop bien la faiblesse du ministre de l'intérieur et son isolement dans le conseil, où MM. Louis Blanc et Albert ne le soutenaient qu'à demi, pour concevoir à cet égard des inquiétudes sérieuses. Il s'occupa donc sans retard à rédiger un projet de proclamation, qui contenait le désaveu des circulaires, et l'apporta le lendemain au conseil réuni à l'Hôtel de Ville.

Depuis le matin, Paris était agité; mille bruits contradictoires jetaient le trouble dans les esprits. On savait qu'il se tramait quelque chose contre le gouvernement provisoire, mais, ainsi qu'il arrive le plus souvent dans nos discordes civiles, l'émotion, produite à la fois sur tous les

points de la cité, ou ne s'expliquait pas du tout à elle-même, ou s'expliquait par des causes opposées.

Aux abords de l'Hôtel de Ville, tout présageait une lutte sérieuse. Quand la première légion de la garde nationale, qui s'était mise en marche, tambours en tête, sous la conduite de ses officiers, déboucha sur la place du Châtelet, elle se vit tout d'un coup arrêtée par une masse considérable d'hommes du peuple qui, avertis la veille au soir dans les clubs, étaient accourus pour défendre, contre les bourgeois et les légitimistes, le gouvernement provisoire. Des colloques animés s'engagent, des propos injurieux sont échangés. Le général Courtais, escorté de trois chasseurs à cheval et de deux élèves des écoles, paraît à ce moment et, l'épée nue à la main, haranguant la première légion, il lui reproche, en termes très-vifs, l'illégalité de sa démarche et le mauvais exemple qu'elle donne au peuple. Une clameur prolongée l'interrompt; les cris de à bas Courtais! à bas les communistes1! retentissent dans les rangs; le peuple se presse autour du général pour le défendre; une lutte corps à corps s'engage pendant laquelle un garde national, se précipitant sur le général et l'accablant d'insultes, lui arrache son épée et ses épaulettes. A cette vue, la foule qui grossissait de minute en minute, se jette en avant, rompt les rangs de la garde nationale, la force à reculer, la disperse et, après l'avoir poursuivie quelque temps de ses huées, revient triomphante occuper les quais et la place.

Mais, pendant que la 1re légion subissait cet échec ridicule, la 10 occupait la place de l'Hôtel-de-Ville, appuyant les compagnies d'élite qui attendaient, dans une attitude menaçante et en proférant les propos les plus séditieux, le retour de la députation envoyée au gouvernement provisoire. Pendant la délibération du conseil, qui ne

A ce moment-là, la confusion des idées était si grande que la bourgeoisie voyait dans M. Ledru-Rollin le chef des communistes.

dura pas moins de deux heures, des clameurs de toute nature ne cessèrent de retentir. L'arrivée de M. Ledru-Rollin, qui se rendait à l'Hôtel de Ville dans la voiture de M. Arago, porta l'exaspération des séditieux à son comble. Mille propos insultants, mille outrages furent proférés sur le passage du ministre de l'intérieur. En vain M. Arago, penché hors de sa voiture, essayait de calmer, de ramener à la raison, au respect d'eux-mêmes ces hommes qui se disaient les défenseurs de l'ordre. « Mort à Ledru-Rollin! » répétaient ces furieux, sans vouloir rien entendre. L'un d'eux même, en se rapprochant de la voiture, fit un geste menaçant. «Malheureux! s'écria M. Arago en lui saisissant le bras, oubliez-vous donc qu'ici même, à cette place, périt Foulon!» Mais que pouvaient, sur de si aveugles passions, les avertissements d'un vieillard et les souvenirs de l'histoire!

Parvenu enfin, à travers cette émeute odieuse autant que ridicule, jusqu'à l'Hôtel de Ville, M. Arago, en faisant au conseil le récit de ce qui se passe sur la place, prête une force nouvelle à l'opinion de M. de Lamartine. M. LedruRollin n'essaye point de la combattre; il désavoue les termes de la circulaire, dont il rejette la responsabilité sur M. Jules Favre, et, après que M. de Lamartine, sur les observations de M. Louis Blanc, a de son côté consenti à modifier plusieurs des expressions de sa proclamation, tous les membres du gouvernement y apposent leur signature1. Pendant ce temps, MM. Arago, Marrast et Buchez recevaient la députation de la garde nationale et lui exprimaient avec sévérité le blâme que méritait sa conduite. M. Arago, surtout, usant du droit que lui donnaient son âge et l'autorité de son nom, lui faisait sentir sans mėnagement l'absurdité d'une pareille rébellion et les effets fåcheux qu'elle ne pouvait manquer de produire.

« On a parlé de M. Ledru-Rollin, dit M. Arago, comme

1 Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 7.

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