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aussi bien contre les usurpations du pouvoir royal que contre les invasions de la force populaire, portait une atteinte profonde à l'orgueil et à la sécurité des classes riches. Par décret du 27 février, le gouvernement provisoire avait déclaré que tout Français majeur faisait partie de la garde nationale; le 14 mars, sur la proposition du ministre de l'intérieur, il avait prononcé le changement des anciens cadres, la dissolution des compagnies d'élite, grenadiers et voltigeurs 1, et fixé au 18 avril l'élection des nouveaux officiers par le suffrage universel. Ce décret était tout à la fois le plus régulier dans la forme et le plus révolutionnaire dans le fond de tous ceux qu'eût encore rendus le gouvernement; ce n'était ni plus ni moins que l'armement légal du prolétariat et sa prépondérance organisée dans une institution dont le caractère et l'esprit primitif avaient été de le combattre. La bourgeoisie sentit le coup qui lui était porté : le sentiment d'égalité jalouse et le principe du droit démocratique qui l'avaient animée pendant sa longue lutte contre la noblesse et contre la royauté semblaient tout à coup taris en elle du moment qu'elle se voyait forcée d'en étendre au peuple les conséquences. La féodalité industrielle ne voulut pas comprendre qu'à son tour il lui fallait renoncer à ses priviléges. La garde nationale se révolta à la pensée de l'égalité dans l'uniforme et, sans prendre souci de l'exemple détestable qu'elle donnait à la multitude, elle se répandit en murmures contre le gouvernement.

De son côté, M. Ledru-Rollin venait de fournir un motif spécieux aux murmures de la bourgeoisie. Nous l'avons laissé au ministère de l'intérieur donnant aux commissaires envoyés dans les départements ses premières instructions. Comme ces instructions se trouvaient insuffisantes en pré

Les gardes nationales avaient été jusque-là composées: 1° de chasseurs qui formaient la masse des soldats; 2° de voltigeurs; 3° de grenadiers. Les voltigeurs et les grenadiers, recrutés parmi les habitants les plus considérables, formaient deux compagnies d'élite qui portaient des signes distinctifs et constituaient dans les rangs de la garde civique une espèce d'aristocratie bourgeoise.

sence des mille difficultés que soulevait à chaque pas une mission très-complexe, les commissaires insistèrent vivement pour qu'on leur en adressât de plus précises. Alors le ministre chargea M. Jules Favre de rédiger une circulaire qui parut le 8 mars au Moniteur, revêtue de sa signature, et qui devint aussitôt l'occasion, le prétexte et le signal d'une scission ouverte entre les classes et les partis, scission que la sagesse du peuple de Paris et la balance établie dans le gouvernement provisoire entre les opinions extrêmes avaient jusque-là retardée.

La circulaire du ministre de l'intérieur ne contenait cependant rien, ni dans le fond ni même dans la forme, d'aussi révolutionnaire que plusieurs des décrets du gouvernement provisoire. Elle ne faisait autre chose que de confirmer un fait accompli et nécessité par la révolution, c'est-à-dire la concentration provisoire de pouvoirs extraordinaires entre les mains de républicains chargés de remplir dans les départements les fonctions que le Gouvernement provisoire remplissait dans la capitale. Le ton de la circulaire était, d'ailleurs, sauf une phrase malheureuse et qui donna prise à la malveillance, plein de modération, en parfait accord avec les paroles que l'on applaudissait chaque jour dans la bouche de MM. de Lamartine, Arago, Garnier-Pagès: « L'union de tous, y disait le ministre de l'intérieur, doit être la source de la modération après la victoire. Votre premier soin aura donc été de faire comprendre que la République est exempte de toute idée de vengeance et de réaction. » Puis il recommandait aux commissaires de rassurer les esprits timides et de calmer les impatients : « Les uns, disait-il, s'épouvantent de vains fantômes, les autres voudraient précipiter les événements au gré de leurs ardentes espérances. Vous direz aux premiers que la société actuelle est à l'abri des commotions terribles qui ont agité l'existence de nos pères; aux autres vous direz qu'on n'administre pas comme on se bat. Le sol est déblayé, le moment est venu de réédifier. Or qui, pour

l'accomplissement de cette grande œuvre, n'est pas disposé à s'élever au-dessus de tous les méprisables calculs de l'égoïsme? La France est prête à donner au monde le beau spectacle d'une nation assez forte pour faire appel à toutes les libertés, assez sage pour en user pacifiquement. Dans ce vaste mouvement des esprits si énergiquement entraînés vers l'application des principes de fraternité et d'union, où est le danger pour qui que ce soit? Où rencontre-t-on le prétexte d'une crainte? »

Non content de répudier ainsi, sans aucune équivoque, toute atteinte aux libertés et aux lois, M. Ledru-Rollin, pour achever de rassurer les esprits, annonçait le terme prochain d'un état transitoire par la convocation de l'Assemblée nationale. Il ne laissait subsister à cet égard aucun doute en disant :

« Quant à nous, salués par l'acclamation populaire pour préparer l'établissement définitif de la démocratie, nous avons hâte, plus que tous, de déposer dans les mains de la nation souveraine l'autorité que l'insurrection et le salut public nous ont conférée. Mais, pour remplir plus dignement cette noble tâche, nous avons essentiellement besoin de confiance et de calme. Tous nos efforts tendront à ce qu'il n'y ait pas une heure de perdue, et qu'au plus tôt, sortis cette fois sans fiction du sein du peuple tout entier, les représentants du pays se réunissent pour révéler sa volonté et régler les destinées de l'avenir. A cette Assemblée est réservée la grande œuvre. La nôtre sera complète si, pendant la transition nécessaire, nous donnons à la patrie ce qu'elle attend de nous l'ordre, la sécurité, la confiance au gouvernement républicain. Pénétré de cette vérité, vous ferez exécuter les lois existantes en ce qu'elles n'ont rien de contraire au régime nouveau. Les pouvoirs qui vous sont conférés ne vous mettent au-dessus de leur action qu'en ce qui touche l'organisation politique dont vous devez être les instruments actifs et dévoués. N'oubliez pas non plus que vous agissez d'urgence et provisoirement, et que je dois

avoir immédiatement connaissance des mesures prises par vous. C'est à cette condition seulement que nous pourrons, les uns et les autres, maintenir la paix publique et conduire la France, sans secousses nouvelles, jusqu'à la réunion de ses mandataires. >>

Il poussait enfin les ménagements envers les classes riches jusqu'à recommander explicitement aux commissaires de résumer avec précision et clarté tout ce qui touchait au sort des travailleurs, de ménager les transitions, et de ne point inquiéter des intérêts respectables, dont le trouble pourrait nuire à ceux mêmes que l'on voudrait protéger 1.

L'esprit de conciliation qui dictait de semblables instructions sera manifeste dans l'avenir pour tous les hommes de bonne foi; mais, dans les discordes civiles, la bonne foi des partis, qui relèverait la défaite et tempérerait la victoire, disparaît si complétement que la calomnie trouve accès partout, et que là où l'on tente de la repousser, c'est encore en lui opposant le mensonge.

Une indignation vraie à demi, à demi factice, de même nature que celle qui poussait à la révolte les compagnies privilégiées de la garde nationale, éclata dans les partis royalistes à la lecture de la circulaire où se trouvait, entre tous les passages que je viens de citer, le passage suivant, dont on se fit contre M. Ledru-Rollin une arme perfide :

« Le pouvoir méprisable que le souffle populaire a fait disparaître, disait la circulaire, avait infecté de sa corruption tous les rouages de l'administration. Ceux qui ont obéi à ses instructions ne peuvent servir le peuple. A la tête de chaque arrondissement, de chaque municipalité, placez donc des hommes sympathiques et résolus. Ne leur ménagez pas les instructions, animez leur zèle. Par les élections qui vont s'accomplir, ils tiennent dans leurs mains les destinées de la France: qu'ils nous donnent une Assemblée nationale

1 Voir la première circulaire de M. Ledru-Rollin, au Moniteur du 9 mars.

capable de comprendre et d'achever l'œuvre du peuple. En un mot, tous hommes de la veille et pas du lendemain. »

Cette phrase malhabile, qui cependant n'exprimait autre chose qu'une idée fort simple, acceptée par tout le monde, à savoir que la République devait employer des agents républicains 1, fut commentée et raillée de mille manières par la presse royaliste. Comme il arrive généralement en pareilles occasions, ces attaques outrées, au lieu d'éclairer le ministre et de le rendre plus circonspect, le provoquèrent à des exagérations nouvelles. Dans la circulaire du 12 mars, il insista sur le point qui avait blessé, et lui qui recommandait à ses agents, dans ses instructions verbales, tous les ménagements de la prudence, il leur adressa dans une circulaire officielle, comme s'il eût pris plaisir à défier l'opinion, des injonctions aussi inutiles qu'impolitiques.

« Vous demandez quels sont vos pouvoirs, disait le ministre, ils sont illimités. Agent d'une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaire aussi. La victoire du peuple vous a imposé le mandat de faire proclamer, de consolider son œuvre. Pour l'accomplissement de cette tâche, vous êtes investi de sa souveraineté, vous ne relevez que de votre conscience, vous devez faire ce que les circonstances exigent pour le salut public. »

1 Cette nécessité était comprise de tous les hommes de bonne foi. Un grand nombre d'anciens députés, de personnes influentes dans le parti conservateur ou libéral, renoncèrent aux candidatures qui leur étaient offertes par ce sentiment de convenance politique. M. Paillard-Ducléré, beau-père de M. de Montalivet, proclamait tout haut l'intention d'appuyer l'élection de MM. Garnier-Pagès et Ledru-Rollin. Le maréchal Bugeaud déclinait la candidature. Un ancien député des Côtes du Nord et du Morbihan, M. Bernard, conseiller à la cour de cassation, s'exprimait ainsi dans une lettre à ses concitoyens : « Est-ce bien, d'ailleurs, aux députés qui ont soutenu depuis huit ans la monarchie constitutionnelle, qu'il faut demander l'établissement de la République? Quelque sincère que fût leur concours, la défiance inspirée par leur passé ne les frapperait-elle pas d'impuissance? Il importe, à mon avis, que l'Assemblée nationale, sauf un certain nombre d'orateurs et d'écrivains éminents de nos deux anciennes chambres, soit composée d'hommes nouveaux. » (Journal des Débats, 23 mars 1848.)

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