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ment élucidées, à l'assemblée générale des ouvriers. MM. Vidal et Pecqueur travaillèrent consciencieusement, au sein de ce comité, à un projet de travail industriel et agricole, dans lequel les idées de M. Louis Blanc reçurent des modifications considérables. Ce projet, dont l'éclectisme faisait une part à tous les systèmes socialistes, et qui se fondait sur la supposition erronée qui leur est commune à tous, que l'État est en puissance de régler la production et la consommation générales, fut déposé sur le bureau de l'Assemblée, mais il ne fut pas lu à la tribune. On n'en fit aucune mention dans la grande discussion sur le Droit au travail; il passa inaperçu aussi bien des législateurs que du public et de la plupart des ouvriers.

Cependant les prolétaires, que le sentiment de leur droit rendait persévérants, continuaient de se réunir, appre naient ainsi à se connaître, à se considérer en corps et comme une force collective. Peu enclins à s'absorber dans l'examen des théories, ils commençaient à s'entretenir des avantages pratiques de l'association; ils discutaient ses divers modes, se communiquaient des projets de société, des plans de règlements disciplinaires, se confirmaient insensiblement les uns les autres dans cette salutaire pensée que c'était en eux-mêmes et par eux-mêmes, en substituant à l'ancienne association partielle, incomplète et égoïste, du compagnonnage une solidarité générale des corporations ouvrières, qu'ils devaient chercher la réalisation de leurs vœux. La sagacité de M. Louis Blanc comprit toute l'impor tance de cette nouvelle direction des esprits; il se flatta de ressaisir par cette voie l'ascendant qu'il compromettait par ses harangues trop multipliées et trop vagues. Il encoura gea les désirs manifestés par les ouvriers tailleurs, qui forment la corporation la plus nombreuse, la plus intelligente et la plus souffrante de Paris', de former une association;

1 Le nombre des ouvriers tailleurs parait être de quinze à dix-huit mille hommes parmi lesquels se trouvent beaucoup d'étrangers; celui

il les aida à rédiger des statuts, leur fit ouvrir, le 28 mars, l'ancienne prison des détenus pour dettes à Clichy, et obtint pour eux, du ministre de l'intérieur et de la ville de Paris, une commande considérable d'habillements pour la garde nationale sédentaire et pour la garde mobile. M. Louis Blanc contribua aussi à fonder une association de selliers et une association de fileurs.

Au bout de peu de temps, ces associations, malgré les difficultés résultant de la crise industrielle et de l'impossibilité où se trouvaient les ouvriers sans fortune de réunir un capital suffisant, réussirent, ainsi que les mécaniciens de l'établissement Derosnes et Cail, à réaliser des bénéfices modestes. C'en était assez, dans la disposition des esprits, pour que leur exemple fût suivi. L'idée de l'association gagna de proche en proche. Les ouvriers de Paris, mus par un ardent désir d'affranchissement, préférant à la loi des maîtres tous les sacrifices que leur imposaient ces tentatives imparfaites d'indépendance, supportant avec un courage admirable, dans une pensée d'avenir, les privations et le joug aggravé du présent, firent à leurs risques et périls une expérience qui devait profiter au prolétariat tout entier1.

L'administration par des commissions électives, la discipline soumise à un jury également choisi par l'élection, l'égalité du salaire et l'égale répartition des bénéfices entre tous les associés, sans tenir compte ni de la quantité ni de la qualité de l'ouvrage, furent la base commune de ces associations diverses. Par la suite cette organisation dut se modifier, l'égalité des salaires ayant été reconnue à l'épreuve aussi contraire à l'intérêt collectif qu'à l'équité. Pour

des ouvrières est de cinq à six mille. (Voir les excellents articles de M. Cochut, sur les associations ouvrières, National du 24 janvier 1851 et des jours suivants.)

1 En 1832, un essai d'association entre les tailleurs avait été fait à Nantes. Il échoua par mauvaise gérance. En 1848, quelques villes départementales imitèrent Paris, et des associations mutuellistes s'organisèrent à Tours, à Reims, à Lyon, à Angers, etc.

le moment, il importe seulement de constater comment, du sein même des délibérations les plus vagues sur des théories conçues à priori par un esprit systématique, sortit spontanément, en vertu même d'une liberté qu'on y attaquait trop souvent avec violence, un essai de réalisation pratique que l'on peut considérer comme le point de départ de l'organisation naturelle du prolétariat, comme l'origine d'une commune industrielle destinée avec le temps à devenir, pour les prolétaires du monde moderne, ce que fut la commune du moyen âge pour les bourgeois : la garantie des droits et la sécurité de l'existence par la combinaison et la confédération des forces 2.

Les soins donnés par M. Louis Blanc à ce qu'il appela les ateliers sociaux, les arbitrages qui lui étaient sans cesse demandés au Luxembourg et les séances du gouverne

1 « En cherchant les chimères, ils trouveront les lois éternelles, » disait Bernard Palissy, parlant des alchimistes du seizième siècle.

2 Il sera intéressant de consulter une statistique de l'industrie de Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre du commerce pour les années 1847 et 1848 (un vol. in-4° chez Guillaumin). Dans un article du Journal des Débats, 7 juillet 1852, M. Michel Chevalier, qui rend compte de cette publication, s'exprime ainsi en en citant un fragment :

« La tendance des ouvriers à s'élever s'est manifestée par un autre phénomène sur lequel l'attention publique a été appelée à plusieurs reprises la formation d'associations ouvrières. Les recenseurs de la chambre de commerce les ont consignées à part dans leurs relevés ; ils en ont visité plus de cent, mais elles sont en bien plus grand nombre. Beaucoup appartiennent à des professions que la chambre de commerce laissait en dehors de son cadre, aux professions commerciales proprement dites ou à celles des restaurateurs et des coiffeurs. Il en est qui ont mal tourné d'autres, au contraire, ont réussi. Dans la plupart de ces associations, disent les auteurs de la Statistique de l'industrie à Paris, a la direction des affaires à été confiée aux hommes les plus capables: on a fait appel au dévouement individuel, de grands efforts ont été faits pour pousser les travailleurs à placer leur point d'honneur à se conduire d'une manière régulière, en se respectant eux-mêmes dans leur personne et dans leur tenue. Dans les moments les plus difficiles, l'économie la plus sévère a été acceptée, et l'on a cité des associations où, pendant toute une année, les sociétaires sont restés sans boire de vin. >>

ment provisoire auxquelles il assistait de moins en moins, ne suffisaient point à occuper l'activité de son esprit. Les élections de la garde nationale qui se préparaient et la convocation prochaine des réunions électorales pour l'Assemblée constituante éveillaient en lui de vives appréhensions. Il sentait confusément la bourgeoisie passer de la première stupeur à la réflexion. De la réflexion au concert, il n'y avait pas loin; si elle arrivait à se concerter, c'en était fait, selon toute apparence, de la prépondérance du prolétariat. Il importait donc que le prolétariat se coalisât fortement pour opposer aux habiletés de la bourgeoisie une action politique bien combinée.

Ce fut là l'objet des conférences particulières et confidentielles qui se tenaient au Luxembourg en dehors des séances à demi officielles de la commission des travailleurs. Là ne furent admis que des hommes absolument dévoués à M. Louis Blanc et disposés à recevoir de lui le programme de leur conduite politique. Ces hommes, choisis par les ouvriers comme les plus capables et les plus énergiques d'entre eux, exerçaient sur le peuple de Paris une influence considérable; ils connaissaient avec exactitude ses dispositions morales, ses ressources matérielles; ils pouvaient se rendre compte, jour par jour, des plus légères variations de l'opinion populaire. Par eux, M. Louis Blanc, qui n'avait aucun rapport direct ni avec les clubs, ni avec aucune police, pas plus celle de M. Caussidière que celle de M. Sobrier ou celle de M. Ledru-Rollin, restait cependant en contact avec le cœur de la population ouvrière et comptait en quelque sorte les battements de ce cœur agité. Au moment dont je parle, la fièvre populaire excitée par les clubs correspondait avec les vues intimes de M. Louis Blanc. Le jacobinisme, qui dominait dans l'entourage du ministre de l'intérieur, avait réveillé par des paroles provocantes les susceptibilités de la bourgeoisie. Voyant qu'elle pourrait bien prendre sa revanche dans l'urne électorale, il jetait dans la population ouvrière cette pensée funeste, qu'il fallait à

tout prix retarder les élections et perpétuer entre les mains du gouvernement provisoire, qu'il serait facile de surveiller et d'épurer au besoin, le pouvoir révolutionnaire.

M. Louis Blanc qui, dès l'origine, avait conçu l'établissement de la République par l'action d'un gouvernement dictatorial, indéfiniment prolongé, seconda de toute son éloquence, dans ses entretiens confidentiels du Luxembourg, les idées impolitiques suscitées dans les clubs et dans la presse par les agitateurs. Sans se concerter avec eux, il prépara, il organisa de son côté ce que l'on commençait alors à nommer une manifestation populaire, dans le double dessein de faire passer à la bourgeoisie, qui commençait à l'oublier, une revue du peuple, d'obtenir de la majorité du conseil l'ajournement des élections et de la rentrée des troupes dans Paris: deux moyens infaillibles, selon lui, d'affermir et de perpétuer le gouvernement du prolėtariat.

Afin de bien comprendre ce que fut cette manifestation, à laquelle est resté le nom de Journée du 17 mars, il nous faut retourner de quelques jours en arrière et saisir à son origine le premier mouvement de résistance à la révolution, le premier symptôme de rébellion contre le gouvernement provisoire qui se trahît dans la bourgeoisie. L'occasion en fut puérile; les suites immédiates tournèrent à son détriment. Mais l'impulsion une fois donnée ne s'arrêta plus, et les factions royalistes, se fortifiant chaque jour et par le temps que leur laissait la prolongation d'un état provisoire et par la tactique absurde des meneurs populaires, regagnèrent insensiblement dans le pays une grande partie du terrain que la victoire clémente du peuple et l'établissement d'une République conciliatrice leur avaient fait perdre.

La désorganisation de l'ancienne garde nationale, de cette armée civique qui représentait, sous le règne de LouisPhilippe, le véritable esprit de la bourgeoisie, en défiance

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