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questions abordées, questions dont l'ensemble devait plus tard, sous le nom de socialisme, occuper et épouvanter le monde. Quelque temps après, comme M. Louis Blanc s'était déjà fait un nom par ses travaux dans le National et dans la Revue du progrès, Godefroy Cavaignac, avec lequel il s'était lié intimement et qui subissait l'ascendant de ses idées socialistes de plus en plus systématisées, le fit entrer à la rédaction de la Réforme. Là, après la mort de Cavaignac, il prit à côté de M. Ledru-Rollin et des autres continuateurs de la politique jacobine, une place à part et une importance toute personnelle.

J'ai dit dans la première partie de cette histoire quelle a été la suite des travaux de M. Louis Blanc à partir de ses articles isolés jusqu'à la brochure de l'Organisation du travail. Ses doctrines, ou plutôt son système avait ses racines dans le saint-simonisme; mais, laissant de côté les formules religieuses de l'école, il concentra toute son attention sur un seul point de la vie sociale et fit de l'atelier industriel le pivot du monde. L'État, considéré comme dépositaire de la richesse commune, l'État capitaliste distribuant à la société des travailleurs la tâche et la récompense, réglant la production et la consommation, anéantissant la concurrence et avec elle toutes les inégalités de la fortune, telle était l'utopie que le talent abondant de M. Louis Blanc reproduisit sous toutes ses faces pendant plus de dix années et que le prolétariat, rassemblé à sa voix sur les bancs des législateurs du passé, devait prendre pour base d'une législation renouvelée de fond en comble1.

1 Dans son Histoire de la Révolution de 1848, t. IV, p. 84, M. Garnier-Pagès accuse M. Louis Blanc d'avoir soutenu le système des associations forcées. M. Louis Blanc, dans une lettre que j'ai sous les yeux et dont je donnerai un extrait, proteste contre cette accusation; il raconte autrement que M. Garnier-Pagès une discussion qui eut lieu dans une réunion chez M. Marie, avant la révolution, entre quelques députés et un certain nombre de journalistes, rédacteurs du National, de la Réforme et de l'Atelier. Selon M. Louis Blanc, M. Garnier-Pagès aurait commis une double erreur et la discussion n'au

Nous allons maintenant assister jour par jour à l'évanouissement de ces illusions gigantesques; mais, pour être équitable, nous constaterons en même temps les résultats excellents qui, en dehors du rêve inapplicable, furent obtenus par les conférences du Luxembourg, et auxquels on ne saurait reprocher que leur disproportion avec les espérances infinies dont M. Louis Blanc avait bercé l'imagination populaire. Le bien que firent les conférences du Luxembourg, c'est-à-dire les nombreuses conciliations entre ouvriers et patrons dans ce Paris incandescent où les moindres contestations pouvaient à chaque minute allumer la guerre civile, et l'impulsion donnée aux associations ouvrières qui formeront, avec le temps, l'organisation naturelle du travail, se pouvaient obtenir avec moins d'appareil et de bruit. M. Louis Blanc, qui l'a compris sans doute, a rejeté sur le mauvais vouloir de ses collègues dans le gouvernement cette disproportion humiliante entre l'effet et la promesse. Il a dit qu'en lui refusant un budget et un ministère, on l'avait réduit à l'impuissance : c'était étrangement s'abuser. Un budget ne peut servir qu'à l'application de principes acceptés par la conscience publique, et les siens, qu'une grande partie de la nation ne connaissait seulement pas, n'étaient pas même adoptés encore par le prolétariat, dont ils caressaient cependant tous les instincts. Le peuple aimait la personne de M. Louis Blanc et le sentiment qui lui inspirait ses théories. Lui, toujours prompt à l'illusion, en conclut que ses idées étaient populaires. Ce fut une erreur dans laquelle un homme d'État ne serait point tombé et qui l'entraîna en mille écarts de jugement. Nous ne tarderons pas à nous en convaincre en reprenant le fil des événements où nous l'avons interrompu.

Nous avons laissé les ouvriers en séance dans la salle des délibérations de la pairie. M. Louis Blanc leur expose le but

rait même point porté dans cette réunion sur la question des associations libres ou forcées. Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 6.

de la commission qui est d'étudier toutes les questions relatives au travail, d'en préparer la solution dans un projet qui sera soumis à l'Assemblée nationale et, en attendant, d'entendre les requêtes urgentes pour faire droit à toutes celles qui seront reconnues justes. Quelques ouvriers montent à la tribune et déclarent que deux demandes sont l'objet d'une insistance particulière. Les ouvriers mettent pour condition à leur rentrée dans les ateliers la réduction des heures de travail et l'abolition du marchandage, c'està-dire de l'exploitation vexatoire des ouvriers par des sousentrepreneurs de travaux qui, sans être d'aucune utilité réelle, absorbent une part considérable des bénéfices. Cette première réclamation, si modérée, si équitable qu'elle soit en principe, soulève des difficultés dont M. Louis Blanc sent sur le coup toute l'importance. Secondé par M. Arago qui, fidèle à sa promesse, venait lui prêter l'appui de son nom et de ses années, il essaye de gagner du moins un peu de temps en refusant de rien statuer avant que des élections régulières aient constitué une représentation complète des corporations. Il ajoute que l'avis des patrons, qui ne souffrent pas moins de la crise que les ouvriers et dont les intérêts sont au fond semblables, mérite aussi d'être entendu, si l'on ne veut risquer de compromettre, par une précipitation trop grande, le succès des mesures demandées.

Cette convocation des patrons a lieu le soir même. La plupart témoignent à l'égard des ouvriers les intentions les plus libérales et agréent les requêtes qui leur sont présentées. M. Louis Blanc, soulagé d'une inquiétude très-vive, fait rendre aussitôt par le gouvernement un décret qui abolit le marchandage et diminue d'une heure la durée de la journée de travail par toute la France, ce qui la fixe pour Paris à dix et pour les départements à onze heures. Mais la facilité qu'il rencontre dans ce premier essai de réforme est complétement illusoire. A peine rendu, le décret du 2 mars, qui n'est passible d'aucune sanction pénale1, devient

'Le gouvernement essaya plus tard de lui en donner une. La peine

l'objet d'une résistance à peu près générale. Le plus grand nombre des chefs d'industrie refusent formellement de s'y conformer; d'autres vont plus loin et renvoient leurs ouvriers; beaucoup d'ouvriers ne veulent plus travailler que huit ou neuf heures.

Cependant l'imagination de M. Louis Blanc, un moment éblouie par la pensée des grands débats parlementaires qui, du Luxembourg, allaient retentir dans toute l'Europe, se calmait singulièrement en voyant dans la réalité, d'une part, des difficultés extrêmes à la moindre amélioration, de l'autre, d'infiniment petits détails auxquels, du sommet de ses théories, il lui fallait descendre dans le domaine de la pratique. Son début en matière de gouvernement n'avait pas été heureux. Son premier décret du 2 mars n'était que très-imparfaitement exécuté et jetait déjà le trouble dans l'industrie. Son second décret, qui portait création dans les douze mairies de Paris de douze bureaux de renseignements, chargés de dresser des tableaux statistiques de l'offre et de la demande du travail et de faciliter ainsi les rapports entre les chefs d'industrie et les ouvriers, ne reçut pas même un commencement d'exécution. C'étaient là des échecs sensibles et qui tempéraient beaucoup sa première ardeur. Des conciliations, après d'interminables débats, entre les entrepreneurs et les conducteurs d'omnibus et de cabriolets de place, entre les maîtres et les ouvriers couvreurs, boulangers, paveurs, etc., quoique d'une utilité réelle, ne pouvaient suffire à une ambition qui rêvait de changer le monde. On voit dans les réunions de publicistes et d'économistes qu'il provoque à plusieurs reprises au Luxembourg, et où se rendent MM. Considérant, Vidal, Pecqueur, Dupont-White, Duveyrier, Dupoty, Wolowski, Toussenel, combien ses espérances de réformateur sont

de l'amende et, en cas de récidive, celle de la prison, furent décrétées contre les chefs d'ateliers qui laisseraient leurs ouvriers travailler au delà du temps prescrit par la loi. Mais ce décret ne reçut jamais d'application.

dėjà réduites, car il n'expose aucun plan général de réforme industrielle et il se borne à proposer des palliatifs momentanés à la misère des ouvriers, tels que la création de cités ouvrières et la suppression du travail dans les prisons. Le langage de M. Louis Blanc aux ouvriers se ressent aussi de ce découragement intérieur. Il insiste de jour en jour davantage sur le danger de la précipitation; sur la nécessité de méditer profondément les problèmes; sur la patience et la prudence qu'il convient d'apporter dans les délibérations; sur l'impossibilité d'aucune réalisation immédiate; il reporte constamment la pensée de ses auditeurs sur la prochaine convocation de l'Assemblée nationale et, pour remplir les heures de séance, il use amplement des moyens oratoires que M. de Lamartine employait à l'Hôtel de Ville, en recommençant à tout propos le récit épique de la révolution et le tableau des grandes choses accomplies par le peuple.

La réunion générale des délégués ouvriers, légalement constitués au nombre de quatre cents, et la réunion des délégués des patrons qui se fit le 17 mars, dans laquelle ceux-ci témoignèrent de nouveau les dispositions les plus conciliantes, n'eurent d'autre effet sur l'esprit de M. Louis Blanc que de lui montrer avec plus d'évidence combien son rôle allait s'amoindrissant et combien il lui importait d'occuper d'une autre manière l'activité des hommes que son éloquence captivait encore, il est vrai, mais qu'elle ne pourrait longtemps abuser sur le peu de fruit qu'on en devait attendre.

Désabusé lui-même de l'utilité de ces assemblées nombreuses, où la multiplicité des intérêts particuliers fait à chaque instant perdre de vue l'intérêt général, M. Louis Blanc fit élire un comité de vingt membres qui devait rester en permanence au Luxembourg pour élaborer les questions, et les soumettre, lorsqu'elles auraient été suffisam

1 Ce comité était composé de dix ouvriers et de dix délégués des patrons.

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