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CHAPITRE XXXIII

Proclamation du général Cavaignac à l'armée.

Opérations militaires

pendant la journée du 24. · - Le général Duvivier à l'Hôtel de Ville. Le général Damesme au Panthéon. - Séance du 25.-L'Assemblée vote trois millions pour les ouvriers nécessiteux. Le général Lamoricière. Mort du général Bréa. - Combats autour de l'Hôtel de Ville. Mort du général Négrier. Mort de l'archevêque de Paris. Quatrième journée. — Bombardement et reddition du faubourg Saint-Antoine. L'Assemblée nationale décrète que le général Cavaignac a bien mérité de la patrie.

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Le général Cavaignac, investi du pouvoir exécutif, n'eut qu'à compléter les mesures qu'il avait prises déjà comme ministre de la guerre. Il laissa son quartier général à l'Assemblée, sa réserve sur la place de la Concorde; il fit adresser l'ordre, par dépêches télégraphiques, aux chefs de corps de la subdivision de la Seine-Inférieure, à ceux de la deuxième et de la troisième division, de diriger sur Paris toute l'infanterie disponible. Il envoya dans les départements des officiers d'état-major chargés de presser l'envoi des troupes et de faire marcher sur Paris l'armée des Alpes. Enfin, il fit publier trois proclamations : l'une qui s'adressait, au nom de l'Assemblée nationale, aux ouvriers; l'autre, en son propre nom, à la garde nationale 1; la troisième à l'armée.

1 Voir, aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 16, ces deux proclamations.

Cette dernière proclamation, admirable par la grandeur des sentiments d'humanité qui l'inspirent, unique dans les fastes militaires par la dignité, par le respect de soi qu'elle suppose ou qu'elle veut faire naître chez ceux à qui elle s'adresse, mérite d'être retenue et méditée. On y verra quel langage la vertu républicaine sait parler, même dans la bouche d'un soldat. On comprendra comment, par cela seul que ce soldat est républicain et voit dans les soldats qu'il commande au nom de la loi, non plus des bras serviles façonnés à tuer par la discipline, mais des citoyens dont il respecte la conscience libre, quelques paroles de circonstance, oubliées d'ordinaire aussi vite qu'elles sont prononcée, s'élèvent à la hauteur d'un témoignage historique qui a droit d'occuper la mémoire d'une nation et d'intéresser la pensée humaine.

« Soldats, »> disait le général Cavaignac, le 24 juin, à onze heures du matin, au moment même où le combat recommençait dans les conditions les plus défavorables et où il pouvait sembler nécessaire de surexciter les passions de l'armée, afin de rendre plus égale la force d'impulsion qui, jusqu'alors, avait paru tout entière du côté des insurgés, « soldats! le salut de la patrie vous réclame. C'est une terrible, une cruelle guerre que celle que vous faites aujourd'hui. Rassurez-vous, vous n'êtes point agresseurs; cette fois, du moins, vous n'aurez pas été de tristes instruments de despotisme et de trahison. Courage, soldats! imitez l'exemple intelligent et dévoué de vos concitoyens; soyez fidèles aux lois de l'honneur, de l'humanité; soyez fidèles à la République. A vous, à moi, un jour ou l'autre, il nous sera donné de mourir pour elle. Que ce soit à l'instant même, si nous devions lui survivre ! »

Cette proclamation fit sur l'heure un très-grand effet. Elle est de nature à en produire un plus grand encore aujourd'hui que tant d'événements, en France et en Europe, éclairent d'un jour nouveau le sentiment qui l'a dictée. D'autres généraux ont été chargés, comme le général Cavai

gnac, de vaincre des insurrections populaires; de grandes capitales ont été reprises par la force armée; les Radetzky, les Wrangel, les Windischgraetz, ont fait marcher contre le peuple, au nom des rois et des empereurs, des troupes régulières. En est-il un seul qui, en envoyant ses soldats à l'assaut des barricades, ait songé à les rassurer sur la légitimité de la cause qu'ils allaient défendre? Un seul qui les ait félicités de n'être pas des instruments de despotisme, et qui les ait exhortés à rester fidèles aux lois de l'humanité? Que l'on me pardonne ce rapprochement et cette réflexion en l'honneur d'un soldat citoyen dont les actes ont été sévèrement jugés et les intentions souvent méconnues; en l'honneur aussi de la patrie républicaine, qui seule commande aux hommes, qu'elle rend égaux et libres, ces sentiments plus parfaits et ces devoirs supérieurs.

Revenons à l'action qui s'engage et considérons l'ensemble de la situation, à l'heure où je reprends mon

récit.

Nous avons vu que la troupe, à cause de son petit nombre, encore réduit par les pertes énormes qu'elle a faites, n'a pu garder les barricades dont elle s'est emparée. A la chute du jour, il a fallu se concentrer et laisser ainsi aux insurgés le loisir de relever leurs retranchements. Le combat, néanmoins, n'a pas cessé entièrement, même au plus fort de la nuit. On a échangé des feux de tirailleurs autour de l'Hôtel de Ville et dans le voisinage du Panthéon. Les insurgés, quoiqu'ils n'aient remporté aucun avantage sur l'armée, et qu'ils aient perdu l'espoir d'entraîner la garde mobile, se considèrent comme assurés de vaincre. La société des droits de l'homme, qui, la veille, s'est tenue à l'écart, et la partie considérable des ateliers nationaux qui n'a pas donné encore, en voyant que la lutte se prolonge, ont décidé de s'y joindre. On répand le bruit que les populations de Rouen, du Havre et de Lille sont en marche et viennent prêter main-forte à l'insurrection. La famille de l'ouvrier se presse autour de lui et l'excite à la révolte.

Sur beaucoup de barricades, à la place du drapeau tricolore des ateliers nationaux, qui n'a aucun sens, on arbore le drapeau rouge, devenu, depuis le 26 février, le signe de protestation du prolétariat. En réponse aux proclamations du général Cavaignac, les ouvriers placardent sur les murailles un appel aux armes dans lequel ils disent qu'ils veulent la république démocratique et sociale1. L'insurrection se déclare : elle a désormais, si ce n'est un chef, du moins un nom et un caractère. Elle prend en quelque sorte conscience d'elle-même.

Le général Cavaignac, instruit par des rapports circonstanciés de ces dispositions du peuple, en conçoit de vives appréhensions. Il n'a pas fermé l'œil de la nuit. Son organisation très-nerveuse le fait souffrir plus qu'un autre de tout ce qui est incertitude et lenteur. Les hommes auprès desquels, en communiquant librement ses pensées, il trouverait l'appui moral dont il a besoin, les généraux Lamoricière, Bedeau, Damesme sont loin de lui. Il ne voit que des officieux, des importants, des gens troublés par la peur. Il vient d'apprendre, et sa colère n'a pu se contenir, que M. Thiers, dans une délibération de trois cents représentants de la droite, réunis dans l'ancienne Chambre des députés, s'étant levé précisément à la place qu'il occupait naguère, au banc des ministres, y a tenu un long discours pour blâmer les dispositions militaires prises depuis le 23. L'historien de l'Empire a particulièrement désapprouvé l'emploi de la cavalerie dans les rues, et, après avoir démontré à son auditoire l'impossibilité stratégique de résister au peuple, il a offert de porter à M. Senard l'avis, que celui-ci transmet au général Cavaignac, d'abandonner Paris à l'insurrection et de se retirer dans quelque ville de province. On conçoit que de pareils avis et de telles critiques achèvent d'exaspérer le général Cavaignac2. La

1 Voir, aux Documents historiques, à la fin du volume, no 17. 2 Il est juste de dire que, le lendemain, M. Thiers changeait d'avis. Après avoir passé quelques heures auprès du général Lamoricière, il

situation devient, d'ailleurs, de plus en plus difficile. Les troupes qu'on attend impatiemment ne paraissent pas. Les munitions s'épuisent avec une rapidité effrayante; au bout de cette première journée, il ne reste presque plus rien d'un approvisionnement de trois cent mille cartouches1. On est douze heures sans nouvelles du colonel Martimprey, envoyé à Vincennes pour y chercher des munitions et de l'artillerie. Parti la veille, à onze heures et demie du soir, à la tête d'un régiment d'infanterie et d'un régiment de cuirassiers, le colonel Martimprey n'est arrivé à Vincennes qu'à quatre heures et demie du matin, à cause des détours qu'il lui a fallu faire pour ne pas se laisser surprendre par les insurgés, maitres de tout le faubourg Saint-Antoine. A onze heures et demie du matin seulement, il ramène à Paris, les canons, les boulets, les bombes, les obus dont on va faire usage pour assiéger en règle et réduire la ville insurgée.

Le 24, à dix heures, le combat recommence partout à la fois. Comme la veille, les principaux engagements ont lieu sur trois points dans la Cité, dans le haut des faubourgs Saint-Denis et Poissonnière, aux abords du Panthéon.

Dans la Cité, les insurgés ont repris, pendant la nuit du 23 au 24, les positions enlevées par le général Bedeau. Les barricades qu'ils ont construites depuis la rue PlancheMibray jusqu'aux rues Rambuteau, de la Tixeranderie, Cloche-Perce, etc., n'ont pu être ni ébranlées par le canon, ni emportées à la baïonnette. Deux pièces d'artillerie, mises en batterie sur la place du Châtelet et sur la place Saint-Michel, ont été forcées de reculer. Le général Duvivier, qui a fait avec tant d'éclat la guerre d'Afrique, semble déconcerté par cette guerre des rues. On le voit étudier

revint dire à ses collègues que désormais il n'éprouvait plus de craintes sur le résultat final de la lutte, le général Lamoricière répondant de tout.

1 « Les cartouches fondaient comme de la neige, » dit le général Cavaignac dans son discours du 26 novembre.

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