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discipline d'une armée, contre l'horreur et l'exécration de la population entière.

Ce qui fit la puissance de l'insurrection de juin et son incroyable durée, bien qu'elle n'eût jamais ni plan, ni chef, c'est qu'elle avait à son origine, et qu'elle conserva jusqu'à la fin, dans l'esprit d'un grand nombre, le caractère d'une juste protestation contre la violation d'un droit; c'est qu'il y avait ainsi en elle, malgré les éléments impurs qui la corrompirent, malgré les violences qu'elle commit, un principe moral, un principe égaré, mais vrai, d'enthousiasme, de dévouement, d'héroïsme : un mont sacré intérieur où le peuple sentait le droit.

L'insurgé de juin, ne l'oublions pas, c'est le combattant de février, le prolétaire triomphant, à qui un gouvernement, proclamé par lui-même, assure solennellement, à la face du pays qui ne proteste pas; le fruit modeste de sa conquête le travail pour récompense de sa misère, le travail comme prix du combat.

Et ce prolétaire, à qui l'on confie en tremblant les embarras de la République, ajourne l'exécution de la promesse; il se montre désintéressé, patient; ́il donne du temps à l'État qui s'est reconnu son débiteur; il offre trois mois de misère à la patrie.

Trois mois sont écoulés.

Le prolétaire confiant vient réclamer son droit au travail; mais qu'entend-il alors? que rencontre-t-il? quelle réponse et quel accueil? Les mêmes hommes qui ont débattu avec lui, d'égal à égal, les conditions d'un pacte qu'ils ont ratifié, lui enjoignent, par un commandement subit et inexpliqué, de quitter sa famille, sa demeure, la ville où il est né, le séjour qui a vu ses triomphes, pour s'enrôler dans une armée qui n'ira pas, il le sait bien, au secours des peuples dont il souhaite la délivrance; et, s'il refuse de devenir soldat, ces hommes, portés par lui au pouvoir suprême, le condamnent à gagner loin de leurs yeux, par des travaux insalubres qui ne sont pas de son choix, auxquels il n'est pas

propre, un salaire dérisoire qui ne saurait suffire à la plus humble existence.

La simple exposition de ces faits inouïs, le seul rapprochement de ces deux dates: 28 février-22 juin, me dispensent de réflexions plus longues. Le lecteur ne doit point perdre de vue ces dates, s'il veut apprécier avec équité les tragiques, les néfastes jours de juin; s'il veut comprendre cette insurrection formidable, où le peuple de Paris, qu'on venait de voir si généreux, si plein de douceur et de sagesse, se jeta d'une aveugle furie dans une mêlée barbare; noya dans son sang, dans le sang de ses fils et de ses frères, la liberté qu'il avait voulu fonder sur la raison, et porta à la République, pour laquelle il croyait une seconde fois donner sa vie, une atteinte mortelle.

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CHAPITRE XXXII

Premières barricades. - Dispositions militaires du général Cavaignac. Positions prises par les insurgés. - Premiers engagements. Opérations du général Lamoricière. La garde mobile. Opérations du général Bedeau. Séance de l'Assemblée. Rapport de

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M. de Falloux sur la dissolution des ateliers nationaux. Aspect de Paris à la fin de la première journée. Chute Séance du 24. de la commission exécutive. - Le général Cavaignac nommé chef du pouvoir exécutif. Paris mis en état de siége.

« A demain, ici, à six heures! » avait dit Pujol, en quittant, le jeudi 22 juin, à dix heures du soir, ses hommes fanatisés.

Le vendredi 23, à six heures du matin, sept à huit mille ouvriers, rassemblés sur la place du Panthéon, attendaient impatiemment sa venue. Du haut du péristyle il regarda pendant quelque temps cette masse agitée, fit signe qu'il allait parler; tout bruit cessa: «Citoyens, dit Pujol, vous avez été fidèles à ma voix; je vous en remercie. Vous êtes aujourd'hui les hommes d'hier. En avant! » Et la masse se range avec ordre à sa suite. Elle marche, bannières déployées, jusqu'à la place de la Bastille; elle entoure la colonne de Juillet. Pujol monte sur le piedestal : « Têtes nues! » s'écrie-t-il. Toutes les têtes se découvrent. « Citoyens, reprend Pujol, vous êtes sur la tombe des premiers martyrs de la liberté. A genoux! » Tous ploient le genou. Alors, au-dessus de ce vaste champ de têtes inclinées, au-dessus de cette multitude, frémissante tout à

l'heure, mais soudain recueillie dans un silence religieux, on entend la voix grave de l'homme qui, en ce moment, commande à toutes les émotions et dispose de toutes les volontés « Héros de-la Bastille, dit Pujol, en levant les yeux vers le ciel, les héros des barricades viennent se prosterner au pied du monument érigé à votre immortalité. Comme vous, ils ont fait une révolution au prix de leur sang; mais jusqu'à ce jour leur sang a été stérile. La révolution est à recommencer. Amis, continue-t-il, en ramenant son regard sur la foule agenouillée, notre cause est celle de nos pères. Ils portaient écrits sur leurs bannières ces mots : La liberté ou la mort. Amis! la liberté ou la mort! » Et la foule, en se relevant sur un signe de sa main, répète à l'unisson: « La liberté ou la mort! >>

On voit alors une jeune fille, une marchande de fleurs, qui se détache de la foule et s'avance vers Pujol.. Elle lui présente un bouquet; il l'attache à la hampe d'un drapeau. Puis le dictateur en blouse fait un geste de commandement; la masse s'ébranle et se remet en marche avec solennité.

Le peuple de Paris a le culte des morts. Ce peuple, incrédule et railleur à l'excès, est possédé d'un instinct de personnalité si fort, qu'il lui tient lieu de toute autre croyance. Il voit et il veut la personnalité partout; il la restitue jusque dans la tombe. Ingénieux à en multiplier les emblèmes sur les restes muets de ceux qu'il a aimés, il semble vouloir ainsi les protéger contre la plus lointaine idée de destruction. C'était le bien connaitre assurément que de le mener au tombeau de ses martyrs, à la première heure d'un jour où l'on voulait de lui des actes surhumains de courage; c'était consacrer à ses propres yeux l'insurrection par le seule acte religieux qui ne le trouva jamais indifférent, frivole ou profane'.

1 J'ai eu fréquemment occasion d'observer cet étrange contraste d'un peuple railleur à l'excès envers les vivants et naïvement pieux envers les morts, en allant visiter, le dimanche, les cimetières de Paris. On 32.

II.

La masse populaire 'est arrivée par le boulevard à la hauteur de la rue Saint-Denis. Là, on s'arrête; un moment de silence se fait; puis tout à coup : « Aux armes! aux barricades! » crient les chefs. Aussitôt ils se mettent à l'œuvre. Ils tracent, en enlevant rapidement quelques pavės, les' principales lignes de retranchement; ils ne semblent pas inquiets; ils ne craignent pas appareminent qu'on vienue les surprendre, car ils procèdent avec ordre et méthode. Ce sont pour la plupart d'anciens soldats, aujourd'hui brigadiers des ateliers nationaux. On les reconnaît au galon doré de leur casquette, à leur brassard tricolore. Tous portent la blouse des ouvriers; un mouchoir lié autour des reins leur sert à la fois de ceinture et de cartouchière.

A dix heures et demie, une première barricade est construite sur le boulevard Bonne-Nouvelle, une autre å vingtcinq pas plus loin, une troisième en face de la rue Mazagran. On y plante les drapeaux tricolores des ateliers nationaux, dont plusieurs portent cette inscription: Du pain ou la mort! Le poste du boulevard Bonne-Nouvelle, qui compte à peine une vingtaine de gardes nationaux, n'a reçu aucun ordre et ne peut songer à s'opposer à quelques

voit la famille du mort qui s'est réunie pour lui rendre visite et lui porter quelque présent. L'un vient planter un rosier en fleurs sur la terre consacrée; un autre attache une couronne d'immortelles à la croix qui en marque le centre; celui-ci y suspend quelque emblème peint, un cœur, une pensée, etc. Chacun s'est vêtu de ses meilleurs habits. L'enfant mange en silence un gâteau qu'on lui achète sur le chemin afin qu'il soit sage; on est sérieux, ému, mais point trop affligé. La pensée d'une longue absence attriste les imaginations, mais la crainte d'une séparation éternelle n'en approche pas, moins encore celle des peines de l'enfer. L'idée de destruction, de néant ne serait pas même comprise

J'ai quelquefois entendu de pauvres gens exprimer d'une manière touchante, en passant auprès d'un caveau de famille, le regret d› ne pouvoir, eux aussi, rester unis dans le repos de la mort, comme ils l'avaient été dans le travail de la vie. Je conseille à tous ceux qui veulent bien connaitre le peuple de l'aris de passer de temps en temps quelques heures, le dimanche, au cimetière du Mont-Parnasse, par exemple.

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