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dont on essaye de noircir ceux qui n'ont commis d'autre crime que de vouloir la République; de la vouloir grande, noble, glorieuse, respectant la liberté individuelle, à ce point que, pendant deux mois, pas une arrestation n'a été opérée, et que la liberté de personne n'a été ni atteinte, ni même menacée. »>

De nombreux témoignages s'élevèrent en faveur de M. Louis Blanc; il fut défendu, avec l'accent de la conviction, par plusieurs de ses adversaires politiques, mais l'Assemblée était prévenue contre lui; elle écouta à peine la défense, parce qu'elle ne voulait pas être persuadée, et décida qu'une commission serait nommée pour examiner la demande en autorisation de poursuites. Cette commission, après avoir entendu M. Garnier-Pagès et M. de Lamartine, qui parla pour M. Louis Blanc avec une vivacité extraordinaire, conclut à l'autorisation1 et choisit pour son rapporteur M. Jules Favre.

Le 2 juin, M. Jules Favre apporta à la tribune un rapport très-long, très-embarrassé, qu'il lut d'un ton si adouci, que presque jusqu'à la fin le public des tribunes s'imagina qu'il allait conclure contre l'autorisation de poursuites".

Ce rapport produisit sur l'Assemblée une impression pénible et qui inclina favorablement les esprits vers M. Louis Blanc. On n'ignorait pas que M. Jules Favre obéissait en cette circonstance à des animosités personnelles plutôt qu'à l'équité.

La presse tout entière ou resta neutre ou prit parti pour M. Louis Blanc. Le National se prononça fortement dans ce dernier sens; M. de Lamartine répétait tout haut, dans son salon et dans les couloirs de l'Assemblée, que M. Louis Blanc n'était pas plus coupable que lui-même; enfin M. Bar

Ce fut à la majorité de quinze voix contre trois. Les trois représentants qui votèrent contre l'autorisation de poursuites étaient MM. Freslon, Bac et Dupont (de Bussac).

Dans un journal du temps on compare le rapport de M. Jules Favre à une jatte de lait empoisonné.

bès adressa du donjon de Vincennes, au président de l'Assemblée, une lettre dans laquelle il achevait de détruire les vagues accusations du rapport. « A chacun la responsabilité de ses paroles et de ses actes, écrivait M. Barbès; on accuse le citoyen Louis Blanc d'avoir dit dans la journée du 15 mai, aux pétitionnaires : « Je vous félicite d'avoir recon« quis le droit d'apporter vos pétitions à la Chambre; désor<< mais, on ne pourra plus vous le contester. » Ces mots, ou leur équivalent, ont été, en effet, prononcés dans cette séance; mais il y a confusion de personnes; ce n'est pas Louis Blanc qui les a dites, c'est moi; vous pouvez les lire dans le Moniteur, écrits quelque part après mon nom. »> Un pareil témoignage était irrécusable, et il fit dans l'Assemblée le meilleur effet. Cependant il restait encore contre M. Louis Blanc une accusation très-grave; il avait été vu à l'Hôtel de Ville; le maire de Paris l'affirmait; c'était là le fait décisif. Dans la séance du lendemain, 3 juin, M. Dupont (de Bussac) interpella à ce sujet M. Marrast. Celui-ci, dont les propos, plus légers que perfides, n'avaient pas eu à ses propres yeux la gravité d'une accusation formelle, les regretta et s'efforça d'en prévenir les conséquences. Il ne craignit pas de faire à la tribune une rétractation complète : il dit avoir cru, en effet, que M. Louis Blanc avait été vu à l'Hôtel de Ville, mais il reconnut qu'il s'était laissé abuser par quelques apparences sans fondement, et ajouta qu'aujourd'hui, mieux informé, il lui restait la conviction la plus complète que M. Louis Blanc n'avait pas mis les pieds, le 15 mai, à l'Hôtel de Ville1.

Ainsi donc le seul fait précis qui se fût élevé contre M. Louis Blanc était détruit. Le reste de l'accusation ne se composait plus que de faits sans authenticité et d'inductions forcées. Néanmoins, telle était encore dans l'Assemblée

Cette déclaration verbale de M. Marrast n'était que la répétition d'une déclaration écrite que les représentants Lefranc, Raynal, Pelletier étaient allés lui faire signer à l'Hôtel de Ville peu d'heures avant la séance.

l'irritation contre M. Louis Blanc, que lorsqu'on procéda au vote, une première et une seconde épreuve furent déclarées douteuses; un bruyant tumulte, qui dura près d'une demi-heure, montra toute la passion qui emportait les esprits. Il fallut passer au scrutin de division; il donna une majorité de 32 voix sur 706 contre les conclusions du rapport.

Le cabinet vota avec la majorité, à l'exception d'un de ses membres, M. Bastide. Le résultat immédiat du vote fut la retraite de M. Jules Favre et les démissions de MM. Portalis et Landrin.

Cette malheureuse affaire porta un nouveau coup à la commission exécutive, et elle acheva de la dépopulariser dans Paris. Le peu d'accord de ses membres entre eux, leur manque de décision et de franchise apparurent à tous les yeux avec une évidence accablante; une réprobation génėrale de l'opinion se manifesta avec force dans le sein de l'Assemblée et au dehors.

C'était dans des circonstances pareilles, quand la discorde éclatait partout, que l'on imaginait de célébrer la fête de la Concorde. Cette fête était offerte aux gardes nationales des départements, dont les délégués devaient être passés en revue dans le champ de Mars par la commission exécutive et par l'Assemblée. Le gouvernement n'avait pas voulu que la revue eût un caractère purement militaire. L'Agriculture, l'Industrie et l'Art y devaient être représentés. Toutes les professions, tous les métiers, portant leurs insignes et des œuvres excellentes de leur travail, allaient passer sous les yeux du peuple et lui montrer, pour ainsi dire, son propre génie dans ses applications les plus variées. On n'épargna rien pour rendre cette solennité splendide. La saison la favorisait; le lieu était merveilleusement approprié au déploiement des pompes théâtrales. La pensée, le plan, la décoration, tout était bien conçu et fut bien exécuté. L'àpropos seul manquait.

Le mécontentement de la population parisienne en était

encore à ce premier période où il se fait jour par les propos moqueurs dans la fête de la Concorde, chaque chose devint matière à raillerie. On rit du char de l'Agriculture, traîné sur le programme par des bœufs à cornes dorées, mais en réalité par vingt chevaux de labour; on persiffla les cinq cents jeunes filles couronnées de chêne qui suivaient le char; on se moqua de la statue de la République et des quatre lions couchés à ses pieds; on s'obstina, enfin, à ne voir dans la fête de la Concorde qu'un mauvais pastiche de la fête à l'Être suprême1. Combien l'on était loin, en 1848, de cette disposition naïvement déclamatoire, qui permettait, en l'an III, au peintre David, de célébrer dans son programme, le peuple laborieux et sensible; d'inviter les mères à s'enorgueillir de leur fécondité; les jeunes filles à promettre au pied des rameaux protecteurs de l'arbre de la liberté, de n'épouser jamais que les hommes qui auraient servi la patrie; de faire périr, enfin, dans les flammes et rentrer dans le néant le monstre désolant de l'athéisme 2.

La commission exécutive, en ordonnant une semblable fête; montrait assez qu'elle avait complétement perdu ce tact, cette divination de l'état des esprits, qui sont l'un des secrets de l'art de gouverner. Le refus de l'archevêque de Paris de se joindre au cortège aurait dû lui servir d'avertissement. En lisant dans le Moniteur le programme de la fête de la Concorde, en voyant la place assignée au clergé, derrière le char de l'Agriculture, après les choristes de l'Opéra, l'archevêque comprit que le peuple allait tourner toutes ces choses en ridicule, et il fit dire aux ordonnateurs de la fête que ni lui ni aucun prêtre n'y assisteraient. Ce refus n'était pas sans gravité. C'était le premier acte d'op

« On ne fait pas les fêtes, les fêtes se font; » me disait M. de Lamennais, que frappaient comme moi la froideur extrême du peuple, en cette solennité, et les observations malignes de la bourgeoisie.

2 Voir le curieux programme du peintre David, pour la fête à l'Être suprême, du 20 prairial an III.

position du clergé de Paris, depuis l'avènement de la République, et cet acte émanait d'un prélat considérable qui jusqu'alors avait montré beaucoup de bon vouloir.

Nous avons vu que, dès le 24 février au soir, M. Affre s'était empressé d'envoyer au gouvernement provisoire son adhésion, et qu'à son exemple le clergé de Paris avait béni pendant deux mois consécutifs les arbres de la liberté. L'archevêque avait décidé également que l'on irait aux élections; on n'ignorait pas qu'il avait voté pour les candidats du gouvernement; il promettait, enfin, à la République un concours plus actif qu'il ne l'avait jamais accordé à la monarchie de 1830. M. Affre était sincère en ceci comme en toutes choses. Dans la longue lutte qu'il avait soutenue pour défendre l'indépendance de son église, contre le roi Louis-Philippe, qui voulait un clergé dynastique; dans sa lutte avec son propre clergé pour introduire des réformes utiles aux ecclésiastiques pauvres; par son zèle à rétablir dans les séminaires la culture des sciences et des lettres, à propager l'éducation dans la classe ouvrière; par sa tolérance envers les comédiens, il avait fait paraître un esprit élevé, capable de comprendre les besoins d'une société démocratique, une âme toute préparée, par la vertu chrétienne, à l'état républicain'. Aussi, ce premier acte de désapprobation, de la part d'un homme si bien intentionné, parut-il à tous les esprits attentifs un signe fâcheux; il concordait, d'ailleurs, avec beaucoup d'autres signes du malaise général.

Tout le monde était mécontent la bourgeoisie, parce qu'elle ne sentait nulle part d'autorité qui la protégeât contre l'émeute; la c'roite de l'Assemblée, parce qu'elle ne se trouvait pas encore assez maîtresse de la situation; le parti de M. Marrast, parce qu'il ne réussissait pas à renverser la commission exécutive, et qu'il venait de subir un échec dans l'affaire de M. Louis Blanc; MM. de Lamartine

1 << Siete buoni christiani, e sarete ottimi democratici, » disait, en 1797, l'évêque d'Imola, depuis Pie VII.

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