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Société des droits de l'homme, où ils tirent au hasard des coups de fusil les uns sur les autres 1.

Cette exaspération se communique malheureusement à l'Assemblée. Le danger réel et présent l'a trouvée calme; l'image du danger évanoui la met hors d'elle-même. Une frayeur vraie chez les uns, feinte chez les autres, se propage de rang en rang; une panique rétrospective s'empare des imaginations. Et comme dans cette extravagante émeute tout reste obscur et équivoque, tout prête aux exagérations les plus déplorables. Le moment est propice pour les partis hostiles à la République; ils le saisissent comprenant qu'il en faut profiter sur l'heure, ils ouvrent l'attaque. Avant même que MM. de Lamartine et Ledru-Rollin soient revenus de l'Hôtel de Ville et qu'on puisse connaître avec exactitude l'état des choses, un membre de la droite, M. de Charancey, demande l'enquête; M. Léon Faucher, plus impatient encore, veut qu'on mette en accusation M. Barbės et le général Courtais, qu'il déclare traîtres à la patrie. Ces propositions sont combattues par plusieurs représentants qui s'efforcent de ramener l'Assemblée à plus de calme. MM. Flocon, Ducoux, Huot, la conjurent de ne pas grandir démesurément l'importance de quelques hommes; de ne pas donner surtout un caractère d'animosité à ses délibérations; de ne pas s'emporter si vite aux mesures de rigueur et de reprendre l'ordre de ses travaux en attendant les communications du gouvernement. A ce moment, M. Buchez revient occuper le fauteuil. Il dit qu'en quittant l'Assemblée il est allé au palais du Luxembourg rejoindre la commission exécutive; il fait connaître qu'elle a nommé le général Baraguay-d'Hilliers commandant supérieur des forces qui protégent la représentation nationale. Cette no

1 Le populaire n'était guère moins furieux contre les factieux que la garde nationale. Lorsque le 16, vers midi, les prisonniers partent pour Vincennes, ils entendent en traversant le faubourg Saint-Antoine les imprécations de la foule, hommes, femmes, enfants, qui, malgré l'extrême chaleur du jour, suit les voitures, l'injure à la bouche, jusqu'aux premières maisons de Vincennes.

mination est accueillie avec faveur par la droite et l'engage à reprendre son ordre du jour. Presque au même moment, M. Garnier-Pagès et, peu après, M. de Lamartine viennent. annoncer le complet rétablissement de l'ordre et tâchent, par-la manière même dont ils rendent compte des événements, d'inspirer la modération après une victoire si peu disputée. Ils énumèrent quelques mesures prises dans l'intérêt de la sûreté publique : la fermeture de quelques clubs, les perquisitions faites au domicile des factieux. Enfin le procureur général Portalis demande et obtient l'autorisation de poursuivre M. Barbès et le général Courtais.

Des rumeurs se font alors entendre dans les couloirs. On distingue le nom de Louis Blanc. Presque aussitôt on le voit paraître, poursuivi par des gardes nationaux; il est protégé par quatre ou cinq de ses collègues. M. Louis Blanc se débat, ses cheveux sont en désordre, ses habits déchirés... Il va vers la tribune... un long murmure d'indignation s'élève sur son passage. Au moment où il veut parler, des interpellations injurieuses lui sont adressées de toutes parts.

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« Respectez un collègue! s'écrie une voix. Ce n'est pas un collègue, c'est un factieux!» dit un autre. L'Assemblée est dans une agitation inouïe; la plupart des représentants quittent leur place et descendent vers la tribune. Le président obtient avec peine un peu de silence. « Citoyens, dit Louis Blanc, c'est votre dignité, c'est votre honneur, c'est votre droit que je viens défendre en ma personne!

- Vous insultez l'Assemblée! s'écrie-t-on.

-Ce que j'affirme sur l'honneur, répond M. Louis Blanc, après cette incroyable apostrophe, c'est que j'ignorais de la manière la plus absolue ce qui devait se passer aujourd'hui dans l'Assemblée.

Vous ne parlez que de vous! vous n'avez jamais eu de cœur!» s'écrie un représentant. Et aussitôt les murmures, les cris : « A la question! à l'ordre! » reprennent

avec force. M. Louis Blanc tient tête à l'orage, mais les violences passent toutes les bornes. Alors, voyant que l'Assemblée est résolue à ne pas l'entendre et que le président renonce à lui maintenir son droit, M. Louis Blanc descend de la tribune et va se rasseoir à sa place, où le suivent les regards courroucés de ses collègues.

Cependant M. Landrin, procureur de la République, vient demander à l'Assemblée d'étendre à M. Albert l'autorisation de poursuite, déjà accordée pour MM. Barbès et Courtais. Malgré les représentations de M. Flocon, qui supplie les représentants de ne pas débuter dans la carrière d'action et de réaction des partis, ils votent, à la presque unanimité, l'autorisation demandée. Puis on décrète, par acclamation, que la garde nationale, la troupe de ligne et la garde mobile ont bien mérité de la patrie.

Ainsi se termine cette journée déplorable.

J'ai dit qu'on l'avait comparée, dans tous les journaux · du temps, à la journée du 1er prairial an III; mais cette comparaison n'est que superficielle, et on doit l'attribuer beaucoup moins à des analogies sérieuses entre les hommes et les circonstances qu'à la manie générale, depuis le 24 février, de tout rapporter à notre première révolution. Chacun, les hommes politiques aussi bien que les écrivains, se prêtait volontiers à un rapprochement qui paraissait grandir l'importance des uns et faisait valoir l'érudition des autres. M. Ledru-Rollin aimait à s'entendre appeler Danton; M. Louis Blanc ne haïssait pas les allusions à Robespierre; M. de Lamartine, en parlant de Vergniaud, ne pensait évidemment qu'à lui-même; les oisifs, pour animer les conversations, faisaient de Raspail un Marat, et de l'auteur de Valentine une Théroigne.

Dans le récit que fait M. Proudhon de l'événement du 15 mai, il raille impitoyablement cette manie: «Une masse confuse apporte une pétition à l'Assemblée, dit-il : souvenir de 1793. Les chefs du mouvement s'emparent de la tribune et proposent un décret : souvenir de prairial.

278 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

L'émeute se retire et ses auteurs sont jetés en prison : souvenir de thermidor. Cette manifestation inintelligente, impuissante, liberticide et ridicule, ajoute-t-il ailleurs, ne fut, du commencement jusqu'à la fin, qu'un pastiche des grandes journées de la Convention. »

En effet, dans l'insurrection de prairial, qui exprimait des passions vraies, tout fut tragique; presque tout, dans la journée du 15 mai, parut ridicule, parce que tout y était factice. En 1795, une disette effroyable, combinée avec l'avilissement des assignats, exaspère le peuple; aussi trouvet-il à l'instant même une formule précise pour ses exigences. Il veut du pain et la constitution de 93, « à laquelle se rattachaient, dit Levasseur, toutes les espérances. » Deux représentants sont les chefs avoués de la conspiration 1. L'un des principaux accusés, sans attendre l'issue du procès, s'enfonce un couteau dans la poitrine, et trois autres, qui s'étaient frappés du même fer, sont traînés sanglants à l'échafaud. Les commissions militaires s'établissent en permanence. La répression est sans pitié, parce que l'attaque a été terrible. L'insurrection du 15 mai, au contraire, qui demandait à la fois deux choses contradictoires, la guerre et l'organisation du travail, ne fut qu'un de ces vagues mouvements de fermentation, comme il s'en produit souvent, sans aucune cause particulière, dans les masses inoccupées qu'agite l'esprit de révolution; ce fut une journée de Fronde démocratique où les intrigues entre-croisées de quelques aventuriers politiques eurent la part principale, que désavouèrent à l'envi tous les chefs populaires, hormis Barbès, et qui devint bientôt, non sans raison, un sujet de confusion ou de risée pour tout le monde.

1 M. Thiers le nie, mais Levasseur, le Montagnard, en convient.

CHAPITRE XXIX

Suite de la journée du 15 mai.

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L'enquête.

Vote favorable à M. Louis Blanc. La réunion du Palais-National et la commission exécutive. Fête de la Concorde. La famille d'Orléans à Claremont. Décret de bannissement. - Élections du 5 juin.

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Dans la nuit qui suivit cette étrange journée, la commission exécutive manda au petit Luxembourg le préfet de police, afin qu'il expliquât sa. conduite. Il paraissait hors de doute que M. Caussidière était resté neutre, tout au moins, tant qu'avait duré la mêlée, se réservant, selon que tournerait la fortune, de se prononcer pour ou contre l'insurrection.

A partir de dix heures du matin, ses rapports avec l'autorité avaient cessé. Renfermé dans la préfecture pendant que la colonne populaire s'avançait vers l'Assemblée, il n'avait donné aucun ordre. On savait qu'après l'envahissement de la salle deux ou trois cents factieux étaient accourus lui demander des armes, et qu'ils avaient voulu le mettre à leur tête pour marcher sur l'Hôtel de Ville. Il les avait renvoyés, il est vrai, en leur disant qu'il attendait les ordres du pouvoir constitué; mais il avait souffert que ses Montagnards battissent aux champs et criassent à bas l'Assemblée! en apprenant que Barbès venait de proclamer un nouveau gouvernement provisoire; il les avait vus, sans s'y opposer, fêter les prisonniers qu'amenaient les gardes nationaux, leur distribuer du vin, des fusils, et finalement leur

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