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Marie, Crémieux, Marrast, Pagnerre, prirent successivement la parole et firent de véritables excuses à la garnison des Tuileries. Ils dirent que ce qui venait de se passer était une méprise; que le gouvernement n'avait pas été informė; qu'il regrettait qu'on eût méconnu le caractère honorable des citoyens auxquels il rendait toute justice. Ils déclarérent que la garnison des Tuileries demeurerait vingtquatre heures encore dans le palais afin de bien montrer qu'elle se retirait librement et promirent de nouveau qu'elle sortirait avec les honneurs de la guerre. C'était le 6 mars. Le lendemain, à midi, le général Courtais vint, en grand uniforme, suivi de son état-major, passer la revue des trois cents. Il fit décharger les armes et, marchant en tête de la colonne, il prit, au milieu d'une foule attirée par la bizarrerie de ce spectacle, le chemin de l'Hôtel de Ville. Là, les harangues et les remerciments recommencérent; une somme de 500 francs fut distribuée. Puis, ces hommes qui avaient tenu un moment tout Paris en effroi, qui avaient vécu dans les splendeurs d'une résidence royale, qui avaient en quelque sorte traité d'égal à égal avec le gouvernement de la République, rentrèrent dans leur obscurité et dans leur indigence. Tout n'était pas dit cependant. A vingt jours de là, l'un d'eux, le nommé Bichair, allumeur de réverbères, étant mort à l'hospice des invalides civils, on lui rendit des honneurs funèbres dignes d'un héros. Dans un moment où des milliers d'honnêtes ouvriers manquaient de pain, on dépensa 11,000 francs pour ses obsèques. Le Moniteur décrivit, dans un langage épique, la cérémonie « qui fut, dit-il, la plus grandiose et la plus touchante. Jamais maréchal de France, s'écriait la feuille officielle, ne fut honoré avec plus de majesté. »

Après l'expulsion des trois cents, le jardin des Tuileries, resté fermé jusque-là, fut rendu au public. Tout y avait repris l'aspect le plus tranquille; il ne restait aucune trace de désordre. Le printemps y faisait sentir déjà sa douceur précoce; la sève des marronniers rougissait les bour

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geons. Les divinités de marbre, noircies sous la brume d'hiver, semblaient se ranimer dans l'atmosphère transparente qu'attiédissaient les premiers rayons du soleil de mars; l'iris parfumait les plates-bandes. Les enfants parisiens accoururent et se répandirent dans ces vastes espaces, sans se douter que le sable qu'ils foulaient de leurs rondes joyeuses avaient enseveli des cadavres. Les oiseaux n'avaient pas interrompu leurs gazouillements pour écouter les cris de mort de la guerre civile. Le sang humain n'avait pas empêché la violette de fleurir. Les cygnes nageaient paisiblement en cercle au bord des bassins, attendant le pain accoutumé. L'enfance et la nature sont soumises aux seules lois divines: elles ne sentent pas l'atteinte des révolutions qui bouleversent les institutions humaines.

Le 15 mai suivant, le général Courtais et son état-major, après avoir éconduit le capitaine Saint-Amand, s'installèrent dans les Tuileries. Les invalides civils furent peu à peu envoyés dans les hospices de Paris et de la banlieue. Le gouvernement provisoire décréta la jonction des Tuileries et du Louvre; il décida que ce vaste édifice prendrait désormais le nom de Palais du Peuple. Mais ce projet, comme tant d'autres, demeura inexécuté, et le palais des Tuileries attend encore à l'heure où j'écris une destination convenable.

Pendant que les événements que je viens de rapporter se passaient au grand jour et jetaient dans la stupéfaction les habitants des riches quartiers dont les Tuileries forment le centre, il se jouait à la préfecture de police et au Luxembourg une scène qui resta longtemps enveloppée de mystère, et qui, si elle eût été connue, eût frappé les imaginations d'une terreur bien plus grande encore. Un tribunal secret, réuni sur le simple appel d'un homme que rien n'autorisait à un pareil acte d'autorité, se rassemblait de nuit au Luxembourg, et là, à la façon du Vehmgericht, il faisait comparaitre un accusé, l'interrogeait, le déclarait coupable, et, après l'avoir menacé de mort, il ne lui faisait

grâce que pour le jeter dans un cachot où sa vie était à toute heure à la merci de ses juges.

Voici le fait. En compulsant les dossiers de la préfecture de police, M. Caussidière y avait trouvé une suite de rapports, signės Pierre, qui remontaient à l'année 1838 et contenaient les détails les plus circonstanciés sur les sociétés secrètes et sur les complots du parti républicain. Les soupçons de M. Caussidière se portèrent aussitôt sur un nommé Delahodde, rédacteur de la Réforme, initié depuis 1832 à la Société des droits de l'homme, avec lequel un grand nombre de républicains et lui-même avaient eu et conservaient encore des relations intimes. Il se rappela que les conseils de Delahodde, ses plans d'attaque pendant l'insurrection du 25 lui avaient paru suspects; confrontant l'écriture des rapports avec la signature de Delahodde, qui s'était installé à la préfecture en qualité de secrétaire général, il demeura convaincu que ses soupçons étaient fondés. Son parti fut pris à l'instant. Il convoqua pour le soir même, au Luxembourg, une réunion de seize personnes qui toutes étaient désignées dans le rapport Delahodde. Chacun ignorait le motif pour lequel il était appelé. Albert avait prêté sa chambre, sans savoir de quoi il s'agissait. Caussidière s'était contenté de dire qu'on aurait à s'occuper d'une affaire sérieuse. Quand la réunion, composée de Grandmesnil, Tiphaine, Monier, Bocquet, Bergeron, Pilhes, Léchallier, Albert, Mercier, Caillaud et Sobrier, fut au complet, Caussidière, qui venait d'arriver en compagnie de Delahodde avec lequel il avait diné, prit la parole:

«Citoyens, dit-il, nous devions être plus nombreux, mais Louis Blanc et Ledru-Rollin sont retenus à l'Hôtel de Ville; Raspail et Barbės sont à leurs clubs; Flocon est indisposé... Citoyens! il y a un traitre parmi nous. Nous allons nous constituer en tribunal secret pour le juger. »

On s'entre-regarda avec un étonnement profond. Delahodde resta impassible. Après qu'on eut nommé Grandmesnil président du tribunal, Caussidière, qui s'arrogeait

les fonctions d'accusateur public, prononça d'une voix solennelle le nom du traître : Lucien Delahodde. En s'entendant nommer, celui-ci bondit sur sa chaise et s'élança vers la porte. Caussidière l'avait devancé; tirant de sa poche un pistolet, il lui barrait le passage. A cette vue, Delahodde recula et se mit à protester de son innocence; mais le dossier qui contenait les rapports était sur la table; les écritures furent confrontées et le délateur, confondu, vit qu'il n'avait plus qu'à implorer la miséricorde de ses juges. Ceux-ci, en proie à une colère violente, ne voulurent rien entendre; Caussidière, s'avançant vers Delahodde, lui présenta son pistolet tout armé, en lui disant avec le plus grand sang-froid qu'il ne lui restait plus autre chose à faire, pour témoigner son repentir, que de se brûler la cervelle. Delahodde était terrifié, la sueur ruisselait de son front; il tremblait, sanglotait; il conjurait qu'on le laissât vivre. Alors Albert, touché de ses supplications, intervint en sa faveur. D'autres firent remarquer qu'un coup de pistolet donnerait l'alerte dans le quartier et trahirait une mort qui devait rester secrète. Quelqu'un proposa le poison. Un verre fut apporté; Caussidière y jeta avec beaucoup d'ostentation une poudre de couleur blanche semblable à l'arsenic. Le malheureux Delahodde tenait toujours sa tête dans ses mains et tremblait de tous ses membres. Sur une nouvelle et plus vive intercession d'Albert, il fut résolu qu'on le laisserait vivre, mais qu'on le garderait au secret à la préfecture de police. Delahodde y resta, en effet, pendant quelque temps; de là il fut transféré à la Conciergerie, où il demeura jusqu'à la chute de Caussidière. Mis en liberté par le nouveau préfet de police, il publia un libelle dans lequel il se vengeait par l'injure et par la diffamation de la torture morale qu'on lui avait fait subir au Luxembourg.

Que l'intention de mettre à mort Delahodde ait été sérieuse, c'est ce qu'il n'est guère possible d'admettre; mais la convocation de ce tribunal secret, l'incarcération de

Delahodde sans aucune forme judiciaire, et cela dans Paris, au dix-neuvième siècle, n'est-ce pas assez pour montrer la manière excentrique dont certains hommes interprétaient la révolution, et comment, par leur mépris affecté des formes sociales, ils donnaient prise à l'opinion contre les républicains et contre la République1?

Dans ces mêmes jours, une cérémonie pieuse eut lieu au cimetière de Saint-Mandé où reposent les cendres d'Armand Carrel. Les républicains avaient décidé de rendre un hommage public à la mémoire d'un des hommes les plus chevaleresques qu'ils eussent comptés dans leurs rangs. Des députations des écoles, des détachements de toutes les légions de la garde nationale, des délégués de tous les journaux, de nombreux citoyens formèrent un cortège imposant qui partit de l'Hôtel de Ville et s'achemina lentement vers Saint-Mandé, ayant à sa tête M. Marrast. On crut devoir inviter à cette solennité le rédacteur en chef de la Presse, l'adversaire malheureux d'Armand Carrel. M. de Girardin, que tentait tout ce qui avait une apparence de singularité et d'audace, avait répondu avec empressement à cet appel. Arrivé au cimetière, on fit cercle autour de la tombe, et M. de Girardin, prenant la parole, proposa comme l'hommage le plus digne d'un homme tombé victime d'un préjugé barbare, de demander au gouvernement provisoire qu'il complétât l'œuvre d'humanité commencée par l'abolition de la peine de mort, en proscrivant le duel. « Nous

Les révolutionnaires de cette école firent un tort considérable à la République en se persuadant qu'il y allait de leur honneur de heurter à tout propos l'opinion. Ils oubliaient que « l'opinion publique, dans un temps de révolution, doit être excessivement ménagée; qu'il faut la recueillir avant de la fortifier, et la seconder plutôt que l'exciter.» (Mirabeau, Correspondance avec le comte de Lamarck, v. II, p. 216.)

* Les amis les plus intimes d'Armand Carrel ont rendu cette justice à M. de Girardin de reconnaître qu'il ne fut aucunement provocateur dans cette malheureuse affaire, qu'il se conduisit pendant les pourparlers et sur le terrain en homme de sens, de courage et d'hon

neur.

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