Page images
PDF
EPUB

Les murailles étaient couvertes de placards de toutes couleurs où vers et prose se disputaient l'attention des passants. C'étaient le plus souvent des dithyrambes en l'honneur de la révolution et du peuple français; des appels à la fraternité; des actions de grâces au gouvernement provisoire; des hymnes à la République ; des exhortations au calme, à la concorde, au respect des propriétés ; c'était enfin l'expression naïve, confuse, exaltée, dans un langage incohérent, souvent grotesque, des meilleures pensées et des sentiments les plus honorables1. A chaque instant on voyait défiler, enseigne déployée, tambour en tête, de longues processions d'hommes, de femmes, d'enfants, qui marchaient en se tenant par la main, le visage rayonnant de joie, portant à l'Hôtel de Ville, dans des corbeilles ornées de rubans et de fleurs, le tribut volontaire, l'hommage reconnaissant d'un peuple qui se croyait devenu libre. Il n'y avait si pauvre corps d'état qui ne voulût présenter son offrande; si humble profession qui ne tînt pour un devoir de féliciter le gouvernement, de l'encourager au bien, de lui demander surtout de procurer au plus vite le bonheur universel; il n'y avait si mince contestation qui ne prétendit à être vidée dans le conseil 2. Dans le premier essor de cette vie nouvelle que la révolution faisait au prolétariat, dans cette communication perpétuelle de tous avec tous, le gouvernement était considéré par la candeur populaire comme une justice de paix ou comme un tribunal d'honneur qui devait redresser tous les torts, pacifier toutes les querelles, pourvoir à tous les besoins. Comme si le jour n'eût pas suffi à ces démonstrations de la joie et de l'espé

1

« Les gens mêmes qui s'alarment le plus sont obligés de rendre témoignage à la douceur de la population. On n'est pas assez frappé du spectacle inouï que présente la France en ce moment. Dans aucun temps, dans aucun pays pareille chose ne s'était vue; dans aucun temps, dans aucun pays, une société de trente-cinq millions d'hommes n'aurait pu être livrée à elle-même avec si peu de dommages. » (Journal des Débats, 29 mars 1848.)

Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, no 4.

rance publiques, la jeunesse parisienne imagina de faire. des promenades nocturnes, à la clarté des torches, au bruit des pétards, et de sommer par des menaces ironiques les habitants paisibles d'illuminer partout sur son passage. Dans le faubourg Saint-Antoine, les petits locataires exigeaient du propriétaire la remise totale, ou tout au moins la réduction du terme échu des loyers. Ceux des propriétaires qui obtempéraient à ces requêtes voyaient leurs noms inscrits sur des drapeaux que l'on promenait triomphalement par les rues; les propriétaires récalcitrants étaient hués et bafoués de toutes les manières. Le plus souvent, on plantait sur leur maison un drapeau noir, et l'on venait pendre ou brûler sous leur fenêtre un mannequin vêtu d'une robe de chambre et d'un bonnet de coton, type consacré du mauvais propriétaire1. La plantation des arbres de la liberté devint aussi l'occasion ou le prétexte de beaucoup de bruit et de quelques désordres.

Pour inoffensives que fussent ces promenades, ces mannequins brûlés et ce gai refrain des lampions, devenu si populaire, ils ne laissaient pas de troubler beaucoup la sécurité des quartiers riches; les avis affichés par le préfet de police pour exhorter les citoyens à s'en abstenir augmentaient plutôt les craintes qu'ils ne les calmaient 2.

'Ces désordres ne se passaient pas sans protestation de la part des ouvriers. Je lis dans le Représentant du peuple, du 11 avril, une lettre dont j'extrais le passage suivant :

« Quelques propriétaires préviennent toute demande. Bénis soientils! Mais d'autres refusent. Ont-ils tort? ont-ils raison? peuvent-ils faire remise? Ce n'est pas à nous à examiner ces trois points. Ce qu'il y a de certain, c'est que des drapeaux noirs flottent sur les maisons récalcitrantes. La propriété tremble sur sa base. Je ne suis qu'ouvrier, mais je proteste contre ces actes d'intimidation. Je ne me fais en aucune façon l'avocat des propriétaires; mais à chacun son droit; respect à tous! Il n'y a que les ennemis de la République qui puissent se réjouir en voyant de semblables faits.

<< Recevez, citoyen, mes salutations fraternelles.

« AD. PARROT, << Ouvrier typographe. »

2 Un avis.du préfet de police, affiché le 23 mars, disait : « Attendons

Le palais des Tuileries était aussi, depuis le 25, le théâtre de scènes étranges. Quand M. Saint-Amand, capitaine dans la première légion de la garde nationale, fut envoyé par le gouvernement provisoire pour en prendre le commandement et le préserver de la dévastation, il y trouva des postes d'hommes du peuple qui s'étaient formés spontanément dans ce dessein, et qui exerçaient une police rigoureuse à la sortie du palais, afin de prévenir ou de châtier toute tentative de vol1. Le ministre de l'intérieur avait chargé MM. Mérimée, Léon de Laborde, Cavé et Châlons d'Argé de faire retirer les tableaux et les autres objets d'art. M. de Pontécoulant était autorisé, par M. Arago, à opérer la recherche et le classement des papiers appartenant à la famille royale. On transporta les diamants et l'argenterie au trésor et à l'hôtel de la Monnaie, dans des fourgons escortés par des ouvriers et par des élèves de l'école polytechnique. Enfin, malgré la foule immense qui ne cessa, pendant plusieurs jours, de traverser la longueur des appartements royaux depuis la porte de la chapelle jusqu'au pavillon de Flore, il se commit peu de dégâts, et l'on n'eut à regretter la perte que d'un très-petit nombre d'objets de prix 2.

Le 1er mars, conformément au décret du gouvernement provisoire, on organisa, dans les grands salons de réception du premier étage, un service d'hôpital pour les Invalides civils. Cent vingt lits reçurent les blessés. M. Leroy d'Étiolles fut nommé médecin en chef; M. Imbert, ancien détenu politique, directeur du service. Le clergé accourut avec em

que la République soit en danger pour agir à la clarté des torches!... » On ignorait alors dans Paris que le préfet de police, qui trouvait politique d'effrayer la bourgeoisie, encourageait ces promenades nocturnes.

1 Cette police fut si rigoureuse, qu'un homme fut fusillé sur l'heure sous le pavillon de l'horloge, parce qu'on trouva sur lui un couvert d'argent.

2 Sur une valeur de trois millions d'argenterie, par exemple, il en manqua pour une dizaine de mille francs.

pressement. Dans la salle du trône, sur une console dont on fit un autel, l'archevêque de Paris vint, en grande pompe, offrir le sacrifice de la messe. A l'aide de paravents, on établit des confessionnaux; et, comme un grand nombre de blessés recevaient les soins de femmes avec lesquelles ils entretenaient des relations non consacrées par l'Église, comme beaucoup d'entre eux n'avaient jamais approché des sacrements, on célébra des mariages, on donna la première communion. Il arriva même que l'on eut à administrer le baptême en même temps que l'extrême-onction à ces prolétaires restés indifférents jusque-là aux enseignements de la religion catholique.

Pour que rien ne manquât au spectacle étourdissant de cette mêlée révolutionnaire, pendant que le clergé officiait dans la salle du trône, une partie des hommes qui avaient formé les postes de surveillance et qui avaient empêché bien des dégâts, se relâchaient de leur première discipline et se mettaient à faire bombance dans les caves et les cuisines royales. C'étaient pour la plupart des gens exerçant les professions les plus basses, modèles académiques, escamoteurs, vendeurs de contre-marques, etc. On peut se figurer l'éblouissement de ces hommes de misère, quand ils se virent dans ce palais splendide, convives d'un festin préparé pour des princes, libres de troquer leurs haillons contre le brocart et la soie et de reposer l'ivresse des vins exquis sur les lits et les divans des princesses royales! Afin de rendre la fête plus complète, ils appelèrent dans le palais des filles de joie.

Bientôt le bruit courut qu'ils prétendaient y perpétuer leurs saturnales. Comme on entendait parfois la nuit des détonations mystérieuses dans la cour ou dans le jardin, on crut qu'ils commettaient des crimes affreux; on leur prêta mille projets sinistres. Le préfet de police pensa qu'il y allait de son honneur de mettre fin à un état de choses aussi irrégulier, et qu'il suffirait pour cela d'envoyer l'un de ses chefs montagnards à la tête d'une compagnie, avec l'ordre

d'expulser de gré ou de force l'étrange garnison des Tuileries. Mais cet ordre imprudent faillit amener une catastrophe. Quand le capitaine Saint-Amand transmit à ces hommes, auxquels il était censé commander, mais qui, en réalité, n'obéissaient qu'à deux ou trois des leurs, l'injonction de M. Caussidière, on lui répondit par un refus péremptoire. Une rumeur effroyable s'éleva dans les rangs; tous s'écrièrent qu'on leur faisait un outrage, qu'on les voulait chasser avec ignominie, eux, les braves combattants, les citoyens dévoués qui avaient sauvé les Tuileries de la dévastation; tous déclarèrent qu'ils feraient plutôt sauter le palais que de subir un affront pareil. En proférant ces menaces, ils chargeaient leurs armes et s'apprêtaient au combat. Dans le même temps, on entendait au dehors la troupe de M. Caussidière qui battait la charge et croisait la baïonnette. Que le signal de l'assaut fût donné, et c'en était fait peut-être du palais des Tuileries. Dans cette extrémité, le capitaine Saint-Amand, qui avait envoyé prévenir le gouvernement provisoire, essaya de gagner du moins un peu de temps et se mit à haranguer sa redoutable garnison. Il feignit d'entrer dans ses colères, de partager son indignation et, la calmant ainsi peu à peu, il obtint qu'elle laisserait entrer la troupe de M. Caussidière, lui promettant que le gouvernement provisoire ferait réparation aux braves citoyens qui s'étaient dévoués à la garde des Tuileries, et ne les ferait sortir du palais qu'avec les honneurs de la guerre.

Il leur persuada ainsi d'ouvrir la grille aux montagnards, qui entrèrent tambour en tête et se rangèrent en bataille dans la cour. Sur ces entrefaites, le général Courtais, averti, accourait sans escorte. Resté seul au milieu de ces bandes en armes, auxquelles il essaya vainement de faire entendre raison, il se promenait de long en large dans la cour, attendant non sans inquiétude, car il était en réalité prisonnier, l'issue de cette incroyable aventure. Enfin le gouvernement provisoire parut. MM. Ledru-Rollin, Arago,

« PreviousContinue »