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dicaux du gouvernement, MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc, le jugeaient dangereux. M. Caussidière, qu'il alla trouver le jour de son installation pour avoir communication des registres de la police et connaître ainsi les noms de ceux qui avaient trahi dans les sociétés secrètes, se refusa obstinėment à cette confidence 1. Peu de jours après, le journal de M. Raspail, l'Ami du peuple, fut enlevé des mains des crieurs et déchiré par une troupe d'étudiants à qui l'on avait su le rendre suspect. Le bruit se répandit, on ne sait trop comment, que Raspail prêchait, comme l'avait fait Marat, l'extermination des riches. Alors, profondément blessé, jugeant la République perdue puisque le plus convaincu des républicains était persécuté et calomnié, il s'enfonça plus avant dans sa retraite, ne garda plus de ménagement et se mit à dénoncer au peuple les actes du gouvernement provisoire, inspirės, disait-il, par l'esprit de réaction et funestes à la cause démocratique.

Un homme d'une valeur scientifique bien moindre que M. Raspail, mais infiniment plus propre au gouvernement du vulgaire, préparé de longue main à jouer un rôle dans la révolution, M. Cabet, ouvrit dans une salle publique de la rue Saint-Honoré, pour ses adeptes, au nombre de 6 à 8,000, un club qu'il conduisit avec une autorité et une habileté remarquables. M. Cabet tenait par sa naissance au

1 Jusque vers le milieu du mois de mai, M. Raspail ne cessa d'insister dans son journal l'Ami du peuple, sur la publicité des dossiers et du livre rouge de la police.

2 On trouve dans le n° 3 de l'Ami du peuple, 12 mars, le passage suivant qui montre suffisamment combien ces assertions étaient calomnieuses « La terreur de 93, aujourd'hui, en 1848! elle n'a plus de sens; elle ne serait plus qu'une atroce folie, un drame à la Néron, un incendie de Rome, pour traduire en action l'incendie de Troie. La terreur contre qui? Contre nous-mêmes donc, puisque nous pensons tous de même...

<< Depuis quinze jours je vois des Français partout et des ennemis nulle part. Au milieu de ce peuple de frères, promenez donc la guillotine, si vous l'osez! on vous conduira vous et elle à Bicêtre, le dernier jour du carnaval. >>

prolétariat dont il avait embrassé les intérêts et dont il servit la cause avec zèle et persévérance. Il était fils d'un tonnelier de Dijon. Élevé pour la magistrature, il fit connaitre son nom au peuple par la publication d'une Histoire universelle populaire, par celle d'une Histoire de la Révolution française, que la presse démocratique appela le Manuel des patriotes, et par la fondation du journal le Populaire. Le parti démocratique le porta à la députation en 1831. En 1834, un procès politique l'obligea à s'éloigner. Il passa cinq années en Angleterre. C'est là qu'il entra en relation avec le célèbre Owen et qu'il étudia ses doctrines. A l'expiration de sa peine, M. Cabet, de retour à Paris, en 1839, désabusé des conspirations par l'expérience, ennemi par tempérament des luttes à main armée, se proclama communiste. Comme il était doué de l'esprit d'apostolat, il entreprit de prêcher ses nouvelles théories, les rattacha à l'Evangile et en composa un système d'organisation sociale dont il décrivit dans un ouvrage d'imagination (Voyage en Icarie) les lois, les mœurs, les coutumes et surtout les plaisirs. Des publications multipliées, une polémique très-vive contre le National, la création, sur de nouvelles bases et dans un esprit ouvertement communiste, du journal le Populaire, groupèrent autour de M. Cabet des esprits simples, des hommes honnêtes qu'attiraient la morale bienveillante, le ton paternel d'un enseignement qui n'empruntait rien à la science ni à la philosophie. M. Cabet possédait à un haut degré le talent de l'organisation; il cachait sous les dehors d'une bonhomie communicative l'instinct et même les habiletés du pouvoir. Il sut plier à une discipline aveugle des hommes d'une grande énergie, les fanatisa doucement par insinuation, et prit en peu d'années, sur la secte particulière du communisme qui retint le nom d'icarienne, une autorité dont la nature et les moyens, petits en apparence, mais forts par leur multiplicité et leur unitė, tenaient du despotisme clérical plutôt que de l'ascendant d'un chef populaire.

M. Cabet avait eu pendant qu'il était député des relations bienveillantes avec M. de Lamartine. Il avait confiance dans ses intentions et souhaitait de prendre de l'influence sur lui pour le soustraire aux intrigues du National qu'il jugeait funestes à la République. Il ajournait de lui-même l'application des doctrines communistes. Les proclamer prėmaturément ce serait, pensait-il, effaroucher l'opinion et ruiner l'établissement républicain. Aussi se montra-t-il sincèrement disposé à soutenir le gouvernement provisoire. Le jour qu'il ouvrit son club, il fit afficher dans tout Paris une déclaration de principes, où il disait explicitement que les Icariens entendaient ne porter aucune atteinte ni à la famille ni à la propriété1. Pendant toute la durée du gouvernement provisoire, M. Cabet demeura fidèle à ce programme et, malgré son mécontentement et sa défiance, il contribua en plusieurs circonstances à sauver la majorité du conseil des complots qui se tramaient contre elle

Indépendamment de ces clubs principaux, il s'en forma une multitude d'autres dans tous les quartiers populeux de Paris. Le directeur des ateliers nationaux institua, le 2 avril, un club central composé de délégués élus par les travailleurs et qui se réunissaient sous sa présidence plusieurs fois la semaine. Les rédacteurs du National organisèrent le club ou comité central des élections, sous la présidence de M. Recurt.

Les phalanstériens, présidés par MM. Considérant, Cantagrel, Laverdant, Hennequin, continuèrent, sans y mêler beaucoup de politique, l'enseignement de l'école. Le club de l'Arsenal et le club des Quinze-Vingts, très-violents, mais très-surveillés, attiraient chaque soir les prolétaires. Les étudiants du quartier du Panthéon se rassemblaient au club de la Sorbonne et au club du 2 Mars.

Quelques clubs conservateurs ou légitimistes, le club ré

1 Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° i Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, no 2.

publicain pour la liberté des élections, sous la présidence de M. Viennet, le club du dixième arrondissement, présidé par M. de Vatisménil, essayaient aussi, mais timidement, de tempérer le mouvement révolutionnaire. Enfin, l'un des` fondateurs de la Réforme, M. Grandmesnil, ami particulier de M. Ledru-Rollin, réunit, le 2 mars, dans, les combles de la préfecture de police, sous les auspices. de M. Caussidière, un certain nombre d'hommes énergiques qui constituèrent, sous le nom de club des droits et des devoirs, une société organisée militairement, dont le but secret était de faire passer aux mains de M. Ledru-Rollin le gouvernement dictatorial de la République. Ce club se fondit plus tard avec la Société des droits de l'homme1, présidée par M. Villain, et tint ses séances au Palais-National où il se prépara sans beaucoup de mystère au combat à main armée.

Bientôt tous les clubs sentirent le besoin de s'entendre et de centraliser leur action pour agir sur les élections qui approchaient et dont on pressentait le caractère peu révolutionnaire. Le club des clubs fut organisé dans ces vues par un nommé Longepied, et s'installa dans la maison qu'oc-cupait M. Sobrier. Il se composait de trois délégués de chacun des autres clubs. Le ministre de l'intérieur lui alloua un crédit de 120,000 fr., afin qu'il pût envoyer dans les départements des agents secrets, chargés de surveiller · l'action des commissaires officiels, de les seconder ou de les dénoncer suivant l'occasion, de faire une propagande active dans les villages, dans les régiments, dans

1 La Société des droits de l'homme, qui fut un grand sujet de terreur pour les Parisiens, et que l'on croyait forte de 30,000 hommes, n'eut pas d'existence réelle et ne compta jamais que ceux qui prétendaient en être les chefs

2 Il n'y eut pas moins de 450 agents envoyés par le club des clubs. Ils recurent tous des instructions imprimées et touchèrent une solde de 5 fr. par jour. Il y avait parmi ces agents des sous-officiers chargés spécialement de désigner aux soldats les chefs suspects. (Voir le Rapport de la commission chargée d'examiner les comptes du gouvernement provisoire.)

tous les lieux de réunions populaires. Ce fut dans ce club que s'exerça la police la plus active'. MM. Ledru-Rollin, Lamartine, Marrast y répandirent des sommes considérables, prises sur les fonds secrets de leurs départements. Chacun cherchait à s'y faire des partisans. M. de Lamartine entretenait de fréquents rapports avec M. Sobrier; M. LedruRollin y agissait par MM. Grandmesnil et Longepied. MM. Villain et Cahaigne appartenaient plus particulièrement à M. Caussidière. Mais, malgré tant d'intrigues, ou plutôt à cause de ces intrigues, le club des clubs et le journal la Commune de Paris qui lui servait d'organe, eurent un effet diametralement contraire à celui qu'on en attendait. Ils déconsidérèrent dans l'opinion plusieurs des membres du gouvernement provisoire qui s'abaissaient à chercher de pareils auxiliaires, et jetèrent dans la population des campagnes les plus déplorables préventions contre la République.

L'attrait des clubs était vif pour la population parisienne qui aime la nouveauté, la parole, et ne hait pas un peu de scandale. Mais leur influence ne fut ni homogène, ni salutaire. La voix des hommes sérieux y put rarement dominer le tapage des fous; les conseils d'une sage politique ne s'y frayèrent qu'un chemin difficile à travers les flatteries et les exagérations perfides dont on commençait à empoisonner l'oreille du peuple. Au lieu d'enseigner aux prolétaires les nouveautés de l'institution démocratique et le sens profond de la souveraineté du peuple, on leur souffla dans la plupart des clubs un mauvais esprit d'imitation jacobine; on leur apprit le langage d'un autre temps qu'ils avaient oublié; on suscita en eux un esprit de despotisme révolutionnaire qui faillit, en plusieurs circonstances, perdre une cause dont la grandeur n'avait besoin pour triompher que de temps et de liberté. Des improvisateurs, des hommes

* Voir au volume I, p. 247, du Rapport de la commission d'enquête, la déposition de M. Carlier sur les quatre polices de Paris.

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