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Il est impossible que cette déposition soit tout à fait exacte. Ce n'est pas le 14 que ceci eut lieu; car on a encore ces lettres et elles sont datées du 15 octobre au soir. Celle adressée à Pierre finit par ces mots : « Il est inutile que je signe cette lettre, parce que vous vous rappellerez que je vous parlai hier soir à votre souper. » En effet si c'eût été le 14 que ces lettres eussent été écrites, Carrière n'aurait pu ni s'exprimer ainsi, ni s'écrier « Je le lui ai dit hier; » car les accusés n'arrivèrent à l'hôtel de ville qu'après minuit, subirent immédiatement les interrogatoires d'office, et n'ont pu voir Carrière que dans la soirée du 14 ou au plus tôt. dans l'après-midi. Il est permis aussi de douter de l'impartialité avec laquelle l'abbé rend compte de la lettre de Calas qu'il ne dit pas même avoir lue, et qui, apportée par un soldat, sans aucun mystère, avait certainement passé sous les yeux des autorités ou de leurs agents.

Voici qui est beaucoup plus précis le témoin Delibes, greffier de la geôle, dépose que deux ou trois jours après l'arrestation, Louis Calas vint tout en larmes le trouver, demandant à voir son père dans la prison pour se réconcilier avec lui, ce qui ne put lui être accordé. Alors il lui remit les trois lettres de Me Carrière. Le greffier n'hésita pas à donner à Calas celle qui lui était adressée, probablement parce qu'il avait été autorisé à laisser sortir celle de Calas dont la réponse arrivait en ce moment. Ce dernier, quand il apprit que Louis avait apporté cette lettre en exprimant le désir de se réconcilier avec lui, « répondit au déposant, en versant des larmes, qu'il était très-sensible aux soins que se donnait son fils Louis. » Le greffier se retira ; mais

par l'arrestation et les rumeurs qui se répandaient, n'osa signer ses trois lettres.

1. D'après ce qui précède, ce dut être, en effet, le troisième jour, ou en d'autres termes, deux jours après l'arrestation, c'est à-dire le 15.

au moment de remettre à Pierre Calas et à Lavaysse les deux lettres qui leur étaient adressées, il hésita, craignit de se compromettre et les garda.

Le même soir, Louis revint lui demander s'il avait remis les trois missives. Delibes lui avoua sa crainte. Louis répondit en l'autorisant à les décacheter et à les lire. Il le fit, mais n'en persista pas moins à garder les lettres. Plus tard, apprenant que le monitoire allait être fulminé, il craignit pour sa conscience et alla déposer ces deux pièces chez le procureur général, qui les fit joindre au procès. Elles y sont encore; nous les avons lues, et tout s'y accorde parfaitement avec ce que viennent de nous apprendre le mémoire de l'un des accusés et les témoignages d'un prêtre et d'un geôlier. Elles ne sont pas signées; il est évident que Carrière, comme Delibes, craignit de se compromettre dans cette terrible affaire; il se contenta d'en appeler à ce qu'il avait conseillé la veille aux accusés dans leur prison et les engagea très-vivement à tout dire.

C'est pour n'avoir pas lu ces lettres et n'avoir pas connu toutes les circonstances que nous venons de rapprocher, qu'on a cru trouver dans ce fait un argument très-puissant contre les Calas. Tantôt c'est dom Vayssette ou plutôt du Mége, son continuateur, qui publie que le témoin Barnabou (il veut dire l'abbé Benaben) a déposé qu'on avait écrit à Calas pour lui dicter ses réponses; tantôt c'est un autre écrivain, M. Huc 2, qui n'a lu évidemment ni ces lettres, ni le troisième mémoire de Lavaysse, ni le premier mémoire de Sudre, ni les dépositions que nous avons citées, et qui suppose que Mc Monyer pourrait bien être l'auteur des lettres. Il rêve que les protestants de Toulouse s'entendaient avec Monyer, assesseur des Capitouls, pour diriger les réponses des accusés; il imagine gratuitement d'autres lettres,

1. Hist. du Languedoc, voir Bibliographie, no 80. 2. Procès, etc., voir Bibliographie, no 81.

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des visites mystérieuses dans la prison, et il en conclut que le suicide de Marc-Antoine fut un système de défense inventé après coup par d'autres que les Calas, et qu'on leur conseilla de soutenir.

Il y a une difficulté ou plutôt une impossibilité absolue à admettre ceci. Nous savons par la lettre du président de Senaux au ministre que les prisonniers ne reçurent plus ni lettres ni visites 1, et l'on vient de lire les déclarations du greffier de la geôle. Cependant Pierre et Lavaysse, qui n'ont jamais reçu les lettres que leur avait adressées Carrière, dirent exactement les mêmes choses que Calas, à qui la sienne était parvenue. Ceci ne prouve-t-il pas qu'ils prirent tous le parti de dire la vérité tout entière? Ces lettres, en effet, ne leur conseillaient pas autre chose.

Ce n'est pas tout. Calas lui-même n'a pu recevoir avant le 15 la lettre de l'avocat écrite ce même jour; or c'est le 14, dans l'interrogatoire, sur l'écrou, son premier interrogatoire légal, c'est en se voyant accusé, qu'il déclara le suicide de son fils. Carrière avait donc été obéi d'avance.

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Bien loin de rien prouver contre l'innocence des Calas, cet épisode dont on a fait grand bruit de nos jours, prouve jusqu'à l'évidence que le seul motif de leur dissimulation antérieure avait été le désir bien naturel d'éviter que le procès fût fait au cadavre.

1. Voir Pièces just. v. On les sépara, on fit garder chacun d'eux par un soldat du guet, et l'on défendit toute communication, tant entre eux qu'avec qui que ce fût. Le 7 mars, M. de Saint-Priest, écrivant à Amblard, approuve « l'exemple qu'ont fait les Capitouls sur le soldat du guet qui contre les défenses qu'on lui avait faites, de laisser parler entre eux les prisonniers, leur a laissé cette liberté. » Nous ne savons ni quel fut le châtiment du coupable, ni quelle liberté, fort restreinte évidemment, il avait laissé prendre aux captifs.

2. Sudre, 2.

CHAPITRE V.

INTERVENTION ECCLÉSIASTIQUE.

Le Monitoire.

Funérailles de Marc-Antoine.
Les pénitents blancs.

Il y a différents ordres de lois; et la sublimité de la raison humaine consiste à savoir bien auquel de ces ordres se rapportent principalement les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes.

MONTESQUIEU.

(Esprit des Lois, I, 26, c. 1.)

Déjà trente témoins avaient été interrogés et l'on ne trouvait aucune preuve qui permît de condamner les Calas.

La justice du temps employait, pour se procurer des informations, un moyen qui paraîtrait aujourd'hui fort étrange, mais dont l'effet, en bien ou en mal, serait encore très-considérable dans certaines localités et l'était bien plus alors. Le procureur du roi dressait une liste des faits, certains ou présumés, qu'il avait besoin de voir attester par des témoins, et s'adressait à l'autorité ecclésiastique afin qu'un avertissement ou monitoire fût lu au prône et affiché dans les rues, pour prévenir tous ceux qui sauraient par ouï-dire ou autrement les faits en question, que s'ils ne venaient les déclarer soit à la justice,

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