Page images
PDF
EPUB

corps était suspendu au gibet, et les biens du mort, sil en laissait, confisqués au profit du roi.

Cette épouvantable idée devait faire frémir un père; d'ailleurs l'infamie publique de cette exécution déshonorait toute une famille; elle aurait couvert d'ignominie l'avenir des frères et des sœurs du suicidé. Jean Calas voulut épargner ces horreurs à tous ses enfants, et ces hideux outrages à la dépouille de son malheureux fils. Il ne pouvait prévoir que ce mauvais conseil, donné par lui à Pierre, était son propre arrêt de mort et devait exposer tous les siens au dernier supplice. Terrible exemple du mal que peut faire le mensonge, même le plus innocent! Il n'est personne peut-être qui n'eût commis, en toute sûreté de conscience, une faute si naturelle. On ne se persuade pas assez que dire la vérité c'est tout remettre à Dieu, tandis que mentir par précaution c'est s'ériger soi même en Providence; Providence d'autant plus impuissante qu'elle s'appuie sur ce qui n'est pas. Un seul mot de mensonge, plus excusable que tout autre, dicté par les intentions les plus excellentes et les plus cruelles circonstances, a suffi pour précipiter toute cette famille et Lavaysse dans un abîme de maux.

Pierre promit d'obéir, courut chez Cazeing, y retrouva Lavaysse et lui demanda instamment de nier le suicide de son frère; ce jeune homme eut le malheur d'y consentir. « Je croyais alors, a-t-il dit, pouvoir et devoir le promettre. » Aussi déclarèrent-ils tous qu'ils avaient trouvé Marc-Antoine sans vie, sur le plancher du magasin, comme le virent les Capitouls et les témoins. C'était la vérité, quant aux deux femmes. C'était faux, quant au père, quant à son fils Pierre et à Lavaysse, qui tous trois l'avaient vu pendu.

Cette dissimulation est d'autant plus coupable, qu'interrogės suivant l'usage sous la foi du serment, dès leur arrivée à l'hôtel de ville, ils persistèrent dans leur

assertion qui devenait ainsi un parjure. Jamais, au reste, imposture ne fut plus maladroite: elle n'expliquait rien, et il fut facile aux Capitouls de s'assurer non-seulement que Marc-Antoine était mort étranglé ou pendu, mais que ses parents devaient en savoir plus qu'ils n'en disaient.

« D'un autre côté ce mensonge, comme le remarque l'avocat de Calas 1, était sans gravité devant la loi, sinon aux yeux de la morale religieuse. Il ne se produisit que dans un interrogatoire qui est nul de plein droit : 1o parce qu'il ne fut requis par personne; 2° parce qu'il n'y avait encore ni accusés ni procès. N'étant ni prévenus ni accusés et ne prévoyant pas qu'ils dussent l'être, ils durent tourner, s'il était possible, toutes leurs pensées à sauver l'honneur du défunt 2 D

Voltaire essaye avec plus de chaleur encore de justifier la dissimulation des Calas; il rappelle la déclaration de Pierre (p. 13):

<< Mon père, dans l'excès de sa douleur, me dit : «Ne va pas répandre le bruit que ton frère s'est défait lui-même; sauve au moins l'honneur de ta misérable famille. » Il est essentiel, ajoute Voltaire, de rapporter ces paroles; il l'est de faire voir que le mensonge en ce cas est une piété paternelle; que nul homme n'est obligé de s'accuser soi-même, ni d'accuser son fils; que l'on n'est point censé faire un faux serment quand, après avoir prêté serment en justice, on n'avoue pas d'abord ce qu'on avoue ensuite; que jamais on n'a fait un crime à un accusé de ne pas faire au premier moment les aveux nécessaires; qu'enfin les Calas n'ont fait que ce qu'ils ont dû faire. Ils ont commencé par vouloir défendre la mémoire du mort et ils ont fini par se défendre euxmêmes. Il n'y a dans ce procédé rien que de naturel et d'équitable". >

Dès qu'ils se virent accusés, tous dirent la vérité, et l'on aurait dû comprendre que cette fois ils étaient sincères, parce qu'ils répondaient de même, quoiqu'ils fussent enfermés séparément, sans aucune communication entre eux. Leur première assertion avait pu être concertée, puisqu'alors ils étaient libres; leur aveu ne

1. Sudre, 1 et 2. 2. Sudre, 2. 3. A Damilaville, octobre.

pouvait être que vrai, puisqu'il était identique' de la part des trois hommes, sans possibilité de s'entendre ou de connaître même les réponses de leurs coaccusés. Malgré cette preuve sans réplique, on ne voulut voir dans leur déclaration qu'un deuxième système de défense, aussi faux que le premier, ou plutôt un pas vers l'aveu du crime. Ils reconnaissaient maintenant que Marc-Antoine était mort pendu; on espéra qu'ils finiraient par convenir qu'ils l'avaient pendu eux-mêmes.

Nous savons par Lavaysse2 qu'à l'hôtel de ville, après les interrogatoires, le greffier Savanier dit devant lui à David : « Il est aussi vrai que c'est son frère qui l'a tué, comme il l'est que je tiens une plume à la main. » David répondit : « Je vois qu'il leur en coûtera quelques tours de question qui, à coup sûr, feront ruisseler le sang. » C'était là une menace destinée à effrayer les accusés pour obtenir un aveu. Il est évident que s'ils avaient persisté dans leur dissimulation première, ils se perdaient.

C'est ici que se place un incident dont on a abusé récemment contre les Calas et sur lequel il importe de ne laisser planer aucune incertitude. On prétend qu'ils étaient coupables, que le suicide de Marc-Antoine fut

1. lls différèrent en un seul point. On demanda à Calas par qui la corde avait été coupée. Il répondit qu'il ne le savait pas; il croyait que Pierre ou Lavaysse l'avaient coupée au moment où il soulevait le cadavre. Il le pensait d'autant plus qu'on lui parlait de cette corde comme si c'eût été un fait acquis qu'elle avait été coupée. Pierre affirmait au contraire que le billot, posé en travers sur les battants de la porte, était tombé dès que son père avait soulevé le cadavre, et que la corde devait se retrouver entière. On la chercha en effet, et on la trouva par terre, avec le billot; elle portait encore quelques cheveux du mort; elle n'était pas coupée. Lorsque Calas fut confronté avec son fils, il répéta la même réponse: mais Pierre rectifia aussitôt le fait. Calas alors expliqua que, n'éprouvant aucune résistance, il avait cru la corde coupée par Pierre ou par Lavaysse. N'est-il pas facile de comprendre que ce détail minutieux, où deux accusés se contredisent, et qui se rapporte à l'instant où le malheureux père fit à son tour l'horrible découverte du suicide, a pu être mieux observé par son fils, moins bouleversé que lui-même? 2. Lav., 3.

une invention trouvée après coup par des amis inconnus et qu'elle fut communiquée aux prisonniers par des lettres mystérieuses. Pour comprendre toute cette affaire il faut connaître les différences énormes qui existaient entre la procédure d'alors et celle qui depuis la Révolution est pratiquée chez nous. Les Calas ne virent jamais leur avocat, et n'eurent avec lui aucun genre de communication; ils ne connurent pas même ce qu'il écrivit pour leur défense. Il n'y avait alors ni plaidoirie, ni jugement public. L'inquisition ou information secrète consistait uniquement en interrogatoires, en récolements ou lecture du procès-verbal de chaque interrogatoire donnée au répondant qui était ensuite obligé de signer ce procès-verbal, et en confrontations de chaque accusé avec chaque témoin.

Lavaysse rapporte1 que le 14, à dix heures du matin. (c'est-à-dire après l'ordonnance d'écrou que rendit le chef du Consistoire), on le fit sortir de chez l'enseigne du guet et on le mit dans un cachot sans lumière où il ne trouva pour s'asseoir que de la paille, et qui était déjà occupé par un autre prisonnier. De là, pendant une partie de chaque journée, on le faisait passer dans une grande chambre, dite la Miséricorde, où l'on rassemblait les détenus pour affaires criminelles. Le premier jour, il y reçut plusieurs visites d'amis de sa famille, entre autres, celle de Louis Calas, qui accourut pour savoir de lui ce qui s'était passé 2, et qui n'osa demander à voir ses parents. Peut-être, ce jour-là, l'aurait-il obtenu; plus tard, on n'y consentit pas; il ne revit jamais son père. Un autre visiteur de Gaubert fut Me Carrière, avocat bien connu de la famille Lavaysse3. Le jeune homme lui raconta comment les choses s'étaient passées. Seulement Lavaysse n'avait pas distingué, à la lueur de la chandelle que tenait Pierre, à quoi Marc

1. Lav.,

3. 2. Mém. justif., p. 9. 3. Voir la note 11.

Antoine s'était pendu, et il avait cru que c'était au cintre de la porte; ce fut ce qu'il dit à l'avocat. Celui-ci alla voir les lieux, ne trouva ni clou ni crochet au-dessus de la porte et revint dire à Lavaysse: « Vous m'avez trompé; je viens de chez M. Calas; j'ai visité la porte, j'ai tout examiné et je n'ai rien trouvé à quoi son fils puisse s'être pendu. — Cela est pourtant certain, répondit le jeune homme, j'en suis sûr, je l'ai vu; il est vrai que je ne sais à quoi la corde était attachée, mais ne doutez pas de ce que je vous ai dit. » Me Carrière alla voir alors séparément Calas et son fils, qui tous deux lui apprirent comment avait eu lieu le suicide, sans crochet ni clou. Il les exhorta à dire toute la vérité, sans prétendre épargner l'honneur du défunt. Dès ce même jour, ils furent tous mis au secret'.

Si nous rapprochons de ce récit de Lavaysse et de Carrière les dires des témoins, tout s'accorde et s'explique. Le premier, fort hostile du reste, est l'abbé Benaben, l'ami du prêtre Durand et de Louis Calas. Il dit que le 14, il accompagna Louis Calas chez Me Carrière, et l'on ne peut voir sans quelque inquiétude cet étranger malveillant initié ainsi à tout ce que tentaient Louis et l'avocat pour la défense de la famille.

Selon Benaben, pendant qu'ils étaient ensemble, un soldat entra, portant une lettre du sieur Calas, dans laquelle il demandait ce qu'il devait répondre. M Carrière s'écria qu'il fallait qu'il eût perdu l'esprit : « Je lui ai dit hier qu'il devait déclarer la vérité et ne pas ménager l'honneur du défunt. » M• Carrière dicta alors trois lettres'.

1. Voir plus bas une lettre du président de Senaux à M. de SaintFlorentin. (Pièces just. v.)

2. On nous excusera d'entrer ici dans de minutieux détails. Ces lettres sont devenues un prétexte à des accusations très-graves et mal fondées. Nous reproduisons, dans la note 11, celle qui fut adressée à Lavaysse. On ne s'étonnera pas de ce que Carrière, au milieu de la terreur produite

« PreviousContinue »