Page images
PDF
EPUB

sœur'. Voltaire ne l'aimait pas plus que la religieuse : « Ce malheureux Louis Calas fait soulever le cœur, »>< écrivait-il à Debrus 2. Sa cupidité précoce n'est que trop avouée et malheureusement tout paraît suspect dans sa carrière, depuis les étranges circonstances de sa conversion au catholicisme en 1759, jusqu'au certificat d'excellent jacobin que Barrère lui décerna du haut de la tribune de la Convention en 1792. La longue série des pièces imprimées qui parurent dans cette affaire s'ouvre par une Déclaration du sieur Louis Calas3, datée du 2 décembre 1761, qu'il fit suivre quelques semaines plus tard d'un Mémoire justificatif pour le sieur Louis Calas, de Toulouse". Lui-même, dans ces pièces, ne se peint nullement en beau. Elles sont une sorte de confession qui aurait plus de prix si, sous l'humiliation des aveux, on sentait se relever la dignité morale et le repentir. Son histoire commence par des contestations d'argent avec son père.

Tout nous démontre que Jean Calas, par la juste considération dont il jouissait, et sa femme, par ses relations de parenté, occupaient un rang fort modeste sans doute, mais fort au-dessus de leur très-faible fortune et de la situation qu'avaient des marchands en boutique. Seize ans avant les faits qui nous occupent, leurs affaires s'étaient trouvées fort embarrassées, mais Calas avait obtenu

1. Voir la cinquième lettre de la sœur Fraisse : « Je profite du départ de M. votre frère, qui dit devoir partir demain par la Mesagerie. Je dis qui dit; la confiance ne dépend point de soy, vous savés que je n'en ay pas de reste, et vous avés bien voulu avoir la bonté de me le passer. » Dans la lettre suivante, elle dit de lui: M. votre frère, en qui, vous savés, ie n'ay jamais eu confiance, etc., etc.

Court de Gébelin (dans les Toulousaines) accuse Louis d'avoir paru en habit vert dans les rues de Toulouse après la mort de son père; si le fait est vrai, ce n'est pas que Louis fût insensible à un si terrible malheur; c'est que le fils du condamné n'aura pas osé porté son deuil. Mais une présomption très-plausible contre cette anecdote, c'est qu'avant la mort de son père, il portait déjà le deuil de Marc-Antoine. 2. Lettres, notre recueil, p. 52. n° 8.

-

3. Bibliogr. no 1. 4. Bibliogr.

[ocr errors]

1

du Parlement un arrêt qui obligeait ses créanciers à s'entendre avec lui, et rendait valables les conditions d'arrangement qu'il leur offrait. Ses enfants avaient reçu une éducation supérieure à celle des jeunes gens de la même classe et n'étaient pas demeurés fidèles aux goûts austères de leurs parents. Une sœur de l'avocat Carrière avait été en pension avec les demoiselles Calas, et a souvent raconté depuis, que « les compagnes de ces jeunes filles leur reprochaient d'être trop élégantes, trop fignolées, et de faire venir à la pension le perruquier pour se faire coiffer à la mode. »

On a vu que Marc-Antoine avait étudié pour devenir avocat et dédaignait le commerce; il est évident que ce dernier et Louis avaient de hautes prétentions que leur père eut raison de ne pas satisfaire. Tantôt tous deux lui demandaient quelques milliers de francs pour s'établir, et c'était plus qu'il ne pouvait leur donner; tantôt ils voulaient, l'un ou l'autre, un habit de couleur claire. Comme l'a remarqué Arthur Young, dans son Voyage en France, à cette époque où la noblesse perdait chaque jour de son prestige et où le luxe des vètements devenait la distinction suprême, les habits noirs ou gris étaient le signe d'une position inférieure, et quiconque avait de l'argent à mettre sur soi, comme on disait alors, portait l'habit ou tout au moins la veste et la culotte de couleurs vives et tranchées. Aussi voyons-nous sans cesse reparaître dans les exigences de Louis ou de Marc-Antoine la demande d'un habit plus éclatant. Leur père leur en promit de tout pareils, en drap bleu, avec des boutons de métal; ils en portaient alors de drap gris, avec des boutons de pinchebeck, entièrement semblables du reste; circonstance qui a, comme on le verra, son importance au

1. J'ai vu cet arrêt dans la collection de M. Fournier.
2. Renseignements donnés par les descendants de Carrière.

procès. Ces puérils griefs, ces vanités et ces impatiences de jeune homme donnèrent lieu plus d'une fois à des discussions entre les fils et le père.

Depuis la Révocation de l'Édit de Nantes, les enfants d'un protestant étaient armés contre lui, par les édits royaux, d'incroyables priviléges, pourvu qu'ils se fissent catholiques, et ils le pouvaient légalement dès l'âge de sept ans. Lorsqu'ils réclamaient une pension alimentaire, le taux en était arbitrairement établi par les autorités catholiques'. On répondra que des enfants ignoraient tous ces avantages. Mais trop souvent, presque toujours, il se trouvait auprès d'eux des gens très-disposés à agir pour eux. La loi, nous l'avons vu, interdisait aux protestants d'avoir chez eux des domestiques de leur culte, et il arrivait sans cesse que des serviteurs catholiques, dirigés par leur confesseurs, venaient à bout de séduire les enfants confiés à leur soins. Ce fut le cas de Louis Calas, que Viguière avait vu naître; ni lui ni elle ne l'ont nie; mais ce qu'ils ne disent pas, ce que le père et surtout la mère ont déclaré devant la justice maintes fois avec une grande. chaleur, c'est qu'en toute cette affaire Louis, très-jeune alors, fut dirigé par leurs plus proches voisins, autrefois leurs amis, le perruquier Durand, sa femme et l'abbé Durand, leur fils, que Jean Calas appelle son mortel ennemi, et enfin l'abbé Benaben, ami de ce dernier'. Ce sont eux, dit-il, qui ont fait faire par Louis ses placets au ministre; ce sont eux qui l'empêchèrent

1. La déclaration du roi du 17 juin 1681 donnait aux enfants de parents protestants, dès l'âge de sept ans, le triple droit d'abjurer, de quitter la maison paternelle et de réclamer de leurs parents une pension. 2. Interr. et confr. de J. Calas et de la Dlle Calas.

3. Je n'ai pu trouver la date précise de la conversion de Louis. Mais, comme l'archevêque François de Crussol-d'Uzès-d'Amboise mourut en 1758, cette affaire, où il intervint, datait de quatre ans au moins, à la fin de 1761, et Louis ne pouvait avoir, au plus, que vingt ans. D'après d'Aldéguier, il n'en avait pas encore dix-huit. Ailleurs, le même écrivain lui en donne environ dix-neuf.

d'accepter une place qu'on lui avait procurée à Nîmes. Il se plaint que les Durand lui ont fait tout le mal qu'ils ont pu, directement et indirectement. La femme Durand a pleinement avoué qu'elle dirigeait Louis, puisqu'elle a déposé elle-même que, « lors de sa conversion, elle fut obligée de le faire changer trois fois de suite de maison, crainte qu'on ne l'enlevât. » L'abbé se plaint dans sa déposition qu'à ce moment les sieurs Calas cessèrent de se faire raser par son père. Il est facile de s'apercevoir que Jean Calas ne fut très-irrité que contre cette famille et non contre Louis. Marc-Antoine lui-même, plus sévère à l'égard de son frère, a dit un jour qu'il le plaignait parce qu'il savait qu'on le iui avait fait faire. Enfin, le soin que prirent les Durand de cacher Louis à ses parents prouve combien ils craignaient leur influence sur le nouveau converti '.

Il est impossible de nier que, sous cette impulsion étrangère, le jeune Louis n'ait mêlé aux tendances catholiques qu'il avait reçues de la vieille servante, des vues très-positives et très-intéressées. Sa conversion ne fut pas le premier ni le seul chagrin qu'il donna à ses parents. Il dit lui-même de son abjuration : « Je la conduisis de concert avec d'autres projets sur mon établissement; mon père fut presque aussitôt instruit de l'un que de l'autre. » Et ailleurs (p. 7): « C'est la dernière chose qu'il apprit, après tous les sujets de tracasserie que je lui donnai pour mes intérêts. » Voici comment il a raconté la découverte de son secret et la part qu'y prit Marc-Antoine :

1. L'abbé Durand mourut, au mois d'octobre 1763, d'une fièvre maligne qui l'emporta en sept jours. La sœur A.-J. Fraisse, en racontant à Mlle Calas, pour qu'elle en fît part à son frère Louis, la mort de cet ennemi de sa famille, ajouta ces mots bien certainement ironiques: Il est mort en saint comme il avait vécu. La religieuse se repentit aussitôt de cette ironie malséante et l'effaça. Mais il est très-facile de lire dans l'original les mots qu'elle a barrés.

2. Mém. justif., p. 4.

Pénétré des sentiments de ma nouvelle religion, mon zèle trop ardent me porta à méditer un projet dont mon père eut très lieu d'être fâché : j'osai adresser un placet, sans l'en avertir, à Mr l'Intendant, dans lequel je lui demandais sans sujet, de m'obtenir du Roi des ordres pour me séquestrer, ensemble avec mes sœurs et mon frère Jean-Louis-Donat. Je laissai imprudemment tomber de ma poche cet écrit téméraire. Marc-Antoine mon frère s'en saisit. C'était un jour que j'étais dans le magasin de mon père; j'essuyai de la part de mon malheureux frère, sur cette entreprise, des re. proches amers, et surtout contre mon inexpérience et mon ingratitude envers un père qui ne me refusait rien pour mon avancement.

Honteux de ces reproches mérités, il n'osa pas affronter la douleur de sa mère et la juste indignation d'un père si vivement offensé. Il s'enfuit chez ses amis Durand, et se ménagea des intelligences avec Viguière, qui lui donnait des nouvelles de sa famille et même lui porta de l'argent'. Il se tint caché pendant quelque temps chez les dames Peyre et Larroque. De là il négociait avec son père. La conversion d'un protestant était encore à cette époque un mérite dont chacun se faisait gloire et qui pouvait devenir avantageux. Un conseiller au Parlement, M. Delamote, à qui l'on fit honneur de cette abjuration, se chargea d'aller l'annoncer à sa famille. Jean Calas, éclairé par la découverte du placet, ne pouvait que s'y attendre et ne devait pas trop regretter la présence dangereuse d'un fils qui avait tenté de se venger de ses refus, en lui faisant enlever ses quatre enfants mineurs; de pareilles demandes avaient toujours grande chance d'être écoutées. Le père répondit froidement au conseiller Delamote, par ces paroles aussi simples que dignes : « J'ap<< prouve la conversion de mon fils, si elle est sincère. << Prétendre de gêner les consciences ne sert jamais qu'à faire de parfaits hypocrites qui finissent par

[ocr errors]

<< n'avoir aucune religion3. >>

1. Confrontation de Jeanne Viguier.

2. Voir, sur ce personnage, la note 9 à la fin du volume. 3. Déclaration de Louis Calas.

« PreviousContinue »