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parricide, des gens qui gardaient chez eux et ne cessaient de traiter presque à l'égal d'un membre de leur propre famille, la servante qui, à leur insu et contre leur volonté expresse, avait travaillé et réussi à faire abjurer leur fils. Ce qui, peut-être, est plus étrange encore, c'est de voir cette même servante paraître devant quatre juridictions successives, sous l'absurde accusation d'avoir assassiné le frère aîné pour empêcher ou punir chez lui le même acte qu'elle avait fait accomplir par le cadet. Elle partagea tous les périls de sa maîtresse, lui resta inviolablement attachée jusqu'à son dernier jour et rendit encore un témoignage légal à la vérité en 1767. Par cette conduite réciproque de la domestique envers ses maîtres et de ses maîtres envers elle, par son dévouement à toute épreuve, par la liberté extrême que lui avaient valu ses excellents services, Viguière appartient à une classe de serviteurs dont on retrouve encore, et surtout dans nos provinces méridionales, quelques rares exemples.

« Il me semble, dit Voltaire, que ces célèbres avocats n'ont pas assez pesé sur le caractère de la servante. Cette fille est dans l'usage de se confesser deux fois la semaine; elle a, par conséquent, la foi la plus parfaite pour la confession. Sans doute qu'elle a confessé et communié plusieurs fois depuis sa sortie de prison; sans doute aussi que le confesseur lui a parlé de cette affaire. Si elle lui eût dit que Calas père eût pendu son fils, ce confesseur lui eût refusé l'absolution jusqu'à ce qu'elle en eût fait la déclaration aux juges. De là on peut conclure qu'elle a dit vrai dans ses réponses; et le témoignage de cette fille, toutes les circonstances pesées, a autant de force, à mon avis, que jamais en eût eu celui de Caton. >>

(Voir Lettres de Voltaire, notre Recueil, p. 187.)

C'était, en effet, une catholique très-fervente. Des certificats de ses confesseurs sont au procès1 et prouvent qu'elle se confessait et communiait fréquemment. Au dire de Louis Calas, elle entendait la messe tous les

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jours et recevait la communion deux fois par semaine. Elle a persévéré toute sa vie dans ces habitudes de piété et elle est morte après avoir reçutous les sacrements de son Église à l'âge d'environ quatre-vingt-dix ans. On a remarqué avec raison que si elle s'était obstinée, par un faux point d'honneur, à se parjurer sans cesse en déclarant ses maîtres innocents, elle n'eût pas manqué de l'avouer tôt ou tard au confessionnal; et sans aucun doute la communion lui aurait été refusée. Il n'en fut jamais rien. Supposera-t-on que ses divers confesseurs, à Toulouse et à Paris, aient commis de perpétuels sacriléges dans l'intérêt des Calas et du protestantisme, en laissant communier toutes les semaines une fille qui se serait parjurée plus de cinquante fois par dévouement pour des hérétiques'?

Pour revenir de ces chimères à la réalité, disons simplement, à l'honneur de Viguière, que l'horreur du cachot, la menace sans cesse réitérée de la torture et de la mort, les souffrances qu'elle endura pendant quatre mois qu'elle eut les fers aux pieds, les promesses de pardon et de récompense, rien ne put la décider à accuser ses maîtres pour se sauver elle-même. Elle était digne d'eux.

Nous ne pouvons en dire autant de tous leurs fils. Marc-Antoine, l'aîné, dont le corps mort fut porté à l'hôtel de ville le 13 octobre 1761, était né le 5 novembre 1732, et par conséquent mourut âgé de vingt-huit à vingt-neuf ans. Par ambition, par goût pour les études et les professions lettrées, il voulut embrasser une autre carrière que celle du commerce. Il se croyait, non sans raison, quelque talent oratoire. Il avait étudié en

1. A chaque interrogatoire, recolement et confrontation, les accusés comme les témoins prêtaient serment de dire la vérité. On peut se figurer combien ce serment fut répété dans ce procès quatre fois jugé. Un écrivain contemporain qui ne s'est pas nommé, mais qui se montra fort éclairé, a trouvé comme Voltaire, que, dans leurs factums, les défenseurs n'insistèrent pas assez sur la haute valeur du témoignage de Viguière.

droit et fut reçu bachelier par bénéfice d'àge le 18 mai 1759. Un sieur Vidal le prépara pour soutenir les actes nécessaires à la licence. Mais, au moment de prendre le titre d'avocat, il se vit arrêté par un obstacle invincible qui le força malgré lui à se renfermer dans la boutique de son père et à l'aider dans ses occupations. Pour être reçu avocat, un certificat de catholicité était indispensable. Quelquefois les pièces de ce genre étaient. données par complaisance et sans examen. Dix-huit mois avant son suicide, Marc-Antoine était allé demander un certificat de catholicité à l'abbé Boyer, curé de la cathédrale et de la paroisse qu'habitaient les Calas. Au moment où le curé allait donner à Marc-Antoine l'acte qu'il sollicitait, son domestique' le prévint que ce jeune homme était protestant. Le curé, ainsi averti, refusa le certificat, et exigea pour condition une attestation signée d'un prêtre auquel Marc-Antoine se serait confessé et qui répondît de sa bonne foi. Ce refus jeta le jeune homme dans un amer chagrin. Tous ses rèves s'écroulaient devant la nécessité d'un acte qu'il ne voulait pas accomplir.

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Un jour qu'il était debout devant la boutique, il vit passer Me Beaux, son condisciple, qui revenait du palais où il avait été reçu, à l instant même, avocat au Parlement. Beaux lui demanda : Quand veux-tu en faire autant?» Il répondit que c'était impossible « parce qu'il ne voulait faire aucun acte de catholicité3. » Profondément affligé de se voir ainsi fermer la carrière qu'il avait rêvée, Marc-Antoine chercha en vain quelle

1. Sudre, 3. Arch. Calas.

I.

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2. Déclaration du curé de Saint-Étienne.

· Dép. de Mo Beaux, interpellé par huissier à la requête des

Il est probable que l'avocat Beaux, ami de Marc-Antoine, est le même que nous trouvons nommé dans les papiers de La Beaumelle et qui était très-lié avec ce dernier et avec son frère. Il était né à Saint-Jean-duGard, et périt à Nîmes, sur l'échafaud, en 1794.

Selon M. l'abbé Salvan, la promesse que fit le curé à Marc-Antoine

autre profession il pourrait adopter. Toutes lui étaient interdites par quelque Déclaration du Roi1.

Il essaya alors, non sans une vive répugnance, de se tourner vers le commerce qu'il avait le tort de dédaigner, mais qui était sa seule ressource. Il allait s'associer avec un marchand d'Alais, lorsque l'impossibilité de fournir à temps un cautionnement de 6000 livres lui en fit manquer l'occasion. Il voulut devenir l'associé en titre de son père, qui n'y consentit point, quoique depuis quatre ans il l'eût initié à toutes ses affaires et se fît partout représenter par lui, le regardant, dit-il, comme un second lui-même. L'intérêt de toute sa famille lui interdisait absolument de donner des pouvoirs trop étendus à un fils qui n'avait aucune aptitude pour le négoce et chez qui des goûts dangereux de jeu et d'oisiveté se développaient toujours davantage. En effet, irrité contre le présent et sans espérance pour l'avenir, ce malheureux jeune homme devint joueur; les témoins nous le dépeignent passant au jeu de paume ou de billard tous les moments dont il pouvait disposer. Non-seulement il y était presque toujours l'après-midi des dimanches et fêtes, mais il y retournait chaque jour après le souper de famille. Il y jouait, pour un homme de sa condition, assez gros jeu, jusqu'à perdre quelquefois, dit un témoin, 6 fr., 12 fr. et même un louis. Le jour de sa mort s'était passé presque entièrement au billard et au jeu de paume. Un autre témoin l'avait vu jusque vers sept heures dans l'établissement des Quatre-Billards. Il est certain que, dans cette même journée, son père l'avait chargé de changer des écus contre des louis, qu'il n'en rendit pas compte, et que cet argent n'a point été retrouvé.

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de lui donner un acte de catholicité dès qu'il aurait un billet de confession, dut être un puissant appât pour Marc-Antoine. Mais c'était lui promettre simplement ce qu'on n'aurait pu lui refuser. Il n'y avait rien là qui fût nouveau ou inattendu.

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Nous avons dit qu'il portait dans ses poches, au moment de sa mort', des vers et des chansons obscènes.

Cette mauvaise conduite ne l'empêchait nullement d'ètre, seul de sa famille, intolérant et enclin au fanatisme. Sa religion était sombre comme son caractère. Un prêtre a déclaré l'avoir entendu soutenir qu'on ne pouvait être sauvé dans l'Église romaine, et que tout catholique. était éternellement damné. Aussi montrait-il souvent une irritation amère au sujet de la conversion de son frère Louis. Nous en citerons un exemple attesté par le chanoine Azimond, et il serait facile d'en indiquer bien d'autres. « Je l'ai entendu, écrivit plus tard à Nanette Calas le négociant Griolet3, se fâcher du changement de religion de monsieur votre frère Louis. » Louis luimême rapporte que lorsqu'il interrogea son frère, le 12 octobre, sur le payement de son trimestre de pension, Marc-Antoine lui répondit brusquement : « Ce ne sont pas mes affaires; vous n'avez qu'à faire comme vous pourrez. » Le 8 janvier 1761, il écrivit à Cazeing, à propos de Donat pour lequel on demandait de l'argent : « Je parlerai à mon père pour lui, quoique nous soyons dans une circonstance critique, puisque nous ressentons beaucoup la misère du temps; et de l'autre côté, notre déserteur nous tracasse. Il veut nous faire contribuer et il agit par la force; ceci soit entre nous". »

« Le père, très-bon, dit le témoin Alquier, faisait souvent la guerre à Marc-Antoine sur son caractère sombre et mélancolique qui le rendait triste et taciturne, et l'empêchait de prendre part aux amusements innocents que l'on faisait dans la maison. Il paraissait toujours rempli de tout autre objet que de ceux qui faisaient la matière de la conversation, étant la plupart du temps assis seul à l'écart pendant que les autres s'amusaient. » Le chagrin violent de voir la carrière se 1. Procès-verbal de David, etc.-2. Arch. imp. 3. Ib. 4. E. de B., 1. 5. Arch. imp.

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