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mort de Marc-Antoine, à six heures du soir, une demoiselle étant venue pour acheter une étoffe, Calas père envoya, en lui parlant très - tendrement, ce même MarcAntoine chercher à l'étage supérieur la pièce d'étoffe que l'on demandait. La demoiselle ne fut pas interrogée et Me Sudre ne fut point admis à prouver le fait. Après avoir lu avec soin les interrogatoires et les confrontations de Jean Calas, on reste convaincu que son esprit était solide sans ètre brillant, sa volonté consciencieuse et bien arrêtée. La conduite et les prétentions de deux de ses fils, Marc-Antoine et Louis, lui donnèrent souvent des soucis. Dans ses rapports quelquefois pénibles avec eux, on le voit toujours doux et paternel, mais inflexible dans sa résolution de rester seul maître de ses affaires, où le pain et l'honneur de la famille étaient engagés. On le voit aussi s'opposer invariablement, soit aux dépenses exagérées, soit aux entreprises commerciales où ces jeunes gens voulaient se lancer imprudemment. Honneur et fermeté, mais sans aucune rudesse, voilà en deux mots le caractère de Calas.

Il est nécessaire de remarquer que ce père, accusé d'avoir étranglé par fanatisme son propre fils, était au contraire, dans ses relations avec les catholiques, d'une facilité de mœurs et d'une tolérance assez rares alors. A cet égard les preuves abondent; il était si bien connu sous ce rapport, qu'en 1735, un catholique nommé Bonafous, juge de Ferrières et d'Espérausses, voulant placer ses deux filles dans le couvent des Religieuses de Notre-Dame à Toulouse, les confia à Calas, chez qui elles logèrent d'abord. Plus tard, des maladies fréquentes obligèrent l'aînée à sortir de ce couvent. Ce fut encore chez les époux Calas qu'elle passa plusieurs mois, à diverses reprises. Devenue la femme de J. Boulade, maire de Castelnau-de-Brassac, elle attesta ces faits, ainsi que sa sœur, dans deux certificats authenti

ques1, et Mme Boulade y déclare que. « tandis qu'elle demeurait chez les sieur et dame Calas, elle y a rempli ses devoirs de catholicité, et fait ses pàques, en l'année 1757; que ledit Calas la faisait accompagner dans toutes les églises par des personnes de confiance. »>

Nous retrouverons la même modération dans sa conduite avec Louis, celui de ses fils qui devint catholique, et plus encore envers la servante, qui l'avait aidé dans cet acte si pénible à ses parents.

Il n'est pas étonnant qu'une telle conduite eùt valu à Calas le respect et même l'affection des catholiques sensés. Aussi n'était-il pas seulement en relations d'amitié avec ses coreligionnaires. Les papiers de famille, les dépositions du procès nous le montrent en rapports habituels avec des personnes des deux cultes et quelquefois même avec des prêtres.

Parmi les protestants, le marchand de Toulouse était plus considéré encore, et quoiqu'il ne jouît que d'une fortune très-limitée, nous le voyons, dans les châteaux du Languedoc, admis à la table des seigneurs2, dont quelques-uns le traitaient en ami et dont plusieurs étaient ses alliés par son mariage.

Il avait épousé à Paris, en 1731, une femme qui lui était supérieure par l'étendue de l'esprit, et qui était digne de lui par sa force d'âme et l'élévation de son caractère. Anne-Rose Cabibel était Anglaise de naissance, mais Française de race. Elle appartenait à ces familles de huguenots que Louis XIV contraignit à l'exil, après les avoir ruinées. Sa mère se nommait Rose de Roux, et sa grand'mère était une La Garde-Montesquieu. Le

1. Arch. imp. - Le juge Bonafous a donné lui-même une attestation toute conforme. D'autres témoins nombreux, notamment Houlès-Lagarrigue et son fils, ont déposé dans le même sens. Ces certificats, qui existent encore aux Archives, ne furent produits, comme toutes les pièces ou dépositions à décharge, que plus tard, devant le grand Conseil et les maîtres des Requêtes.

2. Arch. imp.

marquis de Montesquieu, ainsi que les Polastron-Lahillère, étaient ses cousins issus de germains et elle était parente de quelques autres familles nobles du Languedoc et de plusieurs officiers supérieurs, chevaliers de Saint-Louis'. Ses amis s'en souvinrent pour elle, lorsqu'il fallut intéresser à elle le public et le gouvernement, lorsqu'elle portait en prison le deuil de son fils suicidé et de son mari exécuté à mort, étant ellemême, ainsi qu'un autre de ses fils, sous le poids d'une accusation capitale. Mais dans sa boutique de la rue des Filatiers, elle ne songeait guère à ses ancêtres, et si elle eut tout le courage des nobles d'autrefois, elle n'eut rien de leur vanité. Quand Voltaire la connut, elle lui inspira de l'étonnement et du respect, par son énergie calme, par la dignité de son caractère et une vigueur d'intelligence que rien n'avait pu abattre. Deux ans après la réhabilitation de Jean Calas, Voltaire écrivait encore à l'avocat Élie de Beaumont, au sujet de Sirven : « Je vous avertis que vous ne trouverez peut-être pas dans ce malheureux père de famille la même présence d'esprit, la mème force, les mêmes ressources qu'on admirait dans Mme Calas2. »

Un homme qui avait été témoin de ses souffrances dans les moments les plus cruels, le jeune Lavaysse, lui écrivit à elle-même, le 22 février 1763 : « Je n'ai point été surpris de votre fermeté. Je l'avais vue dans votre âme; et la manière dont je vous ai vue supporter les chagrins les plus cuisants me fit bientôt apercevoir que les grands maux pourraient vous affliger, mais jamais vous abattre3. >>

1. M. l'abbé Salvan cite les familles de Marsillac, de Saint-Amans, de Riols Desmazier, d'Escalibert.

-

2. Lettre du 20 mars 1767. Les adversaires des Calas ne peuvent prétendre qu'ici Voltaire veut tromper l'opinion publique. Il écrit, deux ans après la réhabilitation de Jean Calas, une lettre toute confidentielle à un avocat qui connaissait encore mieux que lui celle dont il parlait. 3. Collection de M. Fournier.

Voici sur Mme Calas l'opinion du plus récent accusateur de son mari, opinion qu'il s'est formée en lisant les interrogatoires et en consultant des traditions locales :

« Quoiqu'il régnât dans cette maison beaucoup d'ordre et d'économie, on y menait cependant une vie aiséet commode, telle que le demandait une bonne et honnête bourgeoise. M. et Mme Calas exerçaient une grande autorité sur leurs enfants; Mme Calas, en particulier, veillait beaucoup sur ses filles, dont elle ne se séparait que très-rarement; elle avait de très-bonnes manières, et quoique femme d'un simple marchand, elle gardait assez le haut ton. » SALVAN, p. 7.)

Devant les juges, ses réponses et ses confrontations sont plus remarquables encore que celles de son mari, parce qu'elle discerne avec plus de pénétration et de présence d'esprit les piéges qu'on lui tend, proteste avec plus de résolution contre les témoignages faux ou mal intentionnés, et trouve, dans son cœur de mère, un degré de fermeté que rien n'égale. On leur répète sans cesse à tous deux que leur fils Marc-Antoine allait abjurer, qu'on en est sûr, que cela est prouvé. Jean Calas ne cesse de répondre qu'il n'en a jamais entendu parler que de la bouche de ses juges et qu'après la mort de son fils. Mme Calas déclare hardiment que cela ne peut ètre, que son fils était dans des sentiments tout contraires, qu'elle était sure de lui : Il n'aurait pas usé de dissimulation avec moi, dit-elle'. On sent dans toutes ses paroles le cœur ému de la mère qui a trop connu, trop aimé ce fils si malheureux et si coupable, pour le laisser accuser après sa mort de ce qui serait à ses yeux un tort de plus.

Était-ce donc une fanatique huguenote que cette simpie et noble mère de famille? Loin de là. Elle eut part à tout ce que fit son mari pour les demoiselles Bonafous, pour la servante, coupable d'avoir entraîné son fils Louis à abjurer, pour ce fils lui-même. Tout ce qui lui est particulier à l'égard de ce fils, c'est ce qu'écrit un ami de la fa

1. Arch. imp.

Confrontations de la demoiselle Calas.

mille nommé Griolet qu'il << a vu plus d'une fois les yeux de Mme Calas se remplir de larmes, toutes les fois qu'elle le voyait passer devant la maison où il n'entrait plus 1. » Elle en a donné elle-même le motif dans les termes les plus touchants2 : « L'accusée répond qu'il est vrai que sa sensibilité se réveillait toutes les fois qu'elle voyait passer Louis Calas, son fils, attendu que depuis quelque temps, il ne la reconnaissait plus pour sa mère. »

Mme Calas, plus jeune que son mari, avait quarantecinq à cinquante ans lors de la mort de son fils aîné3.

Leur famille se composait de six enfants, Marc-Antoine, Jean-Pierre, Donat-Louis, Anne-Rose, Anne (Nanette) et Jean-Louis-Donat, et d'une servante catholique, âgée de quarante-cinq ans environ, Jeanne Viguier*. C'est à dessein que je rapproche ainsi de ses maîtres cette fille dévouée, à qui vingt-quatre ans de services et une estime méritée avaient donné des priviléges, dont elle ne crut pas abuser en convertissant un des enfants de la maison".

Il est inconcevable qu'on ait cru fanatiques jusqu'au

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2. Ib. Confr. de la demoiselle Calas.

3. On la disait plus jeune de dix-huit ans que Calas, né en 1698. Elle se serait donc mariée à quinze ans (en 1731), ce qui alors était assez fréquent. D'un autre côté, comme, dans l'acte de sa sépulture, en 1792, on la dit âgée non de soixante-seize ans, mais de quatre-vingt-deux ans (voir Pièces just. XXXVIII), il est probable qu'il y avait moins de distance entre son âge et celui de son mari,

4. On l'appelait Viguière, suivant l'usage romain, qui s'est perpétué dans le patois languedocien, de donner à une fille le nom de son père avec une désinence féminine. Dans le midi de la France, on nomme Viguière la fille de Viguier, comme autrefois, à Rome, la fille de Marcus Tullius était Tullia.

5. On lui demande, dans le cours du procès, comment elle a pu rester vingt-quatre ans chez des personnes d'une religion opposée à la sienne. Il fallait donc que les protestants n'eussent point de domestiques, puisqu'une déclaration du roi leur ordonnait de n'en avoir que de catholiques, sous peine d'amende pour les maîtres et des galères pour les domestiques. (Déclaration du roi du 11 janvier 1686.) Viguière répond simplement que, n'ayant jamais été génée en rien, elle s'est bien trouvée de la condition.

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