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les lettres; il en parle, on le voit, d'après ce qu'on en dit à Toulouse.

Nous avons déjà examiné ce qu'il y a de vrai dans la première de ces deux accusations'. Il suffit d'ajouter que dans les lettres en question il n'y a rien, absolument rien, qui incrimine la conduite de Calas à l'égard de Louis. Nous publions cinq de ces lettres en entier, et les copies des autres sont dans nos mains 2; nous déclarons qu'elles ne contiennent ni un renseignement quelconque, ni même une allusion à Louis Calas et à la conduite de ses parents envers lui.

Quant à la seconde imputation, M. de Saint-Priest luimême en doutait : On prétend, dit-il, mais on n'assure pas....

Admettons cependant le fait nous demanderons à M. Le Blanc si le lendemain d'un meurtre on voit les conseillers ou les auteurs du crime, non pas fuir, mais au contraire se réunir en grand nombre et sans aucun intérêt, au lieu où ils l'ont fait commettre. Il n'est nullement impossible que les protestants des environs de Toulouse y soient venus le 13 ou le 14 en grand nombre pour célébrer le service divin dans quelque endroit convenu, en dehors de la ville, comme cela avait lieu alors, les jours de semaine aussi bien que le dimanche, quand on le pouvait. Mais s'ils eussent prévu le moins du monde les ridicules et affreux soupçons dont ils allaient être les victimes, ils se seraient gardés de se montrer. Quel sens, quel but, peut avoir cette arrivée des protestants, non la veille, mais le lendemain

1. P. 60 et suiv.

2. Pièces justif., I, VII, VIII, XVII, XIX.

3. Voir Pièces justif. VI. Il en doutait, malgré l'assertion d'Amblard à laquelle M. Le Blanc peut joindre la déposition de la demoiselle Rey, épouse de Dubarry: Ce témoin a entendu dire au sieur Delpech, fils cadet, que le jour de la mort de Marc-Antoine on avait vu entrer chez le sieur Calas beaucoup de huguenots, ce qui avait fait présume qu'il y avait eu espèce d'assemblée. »

de la mort de Marc-Antoine? Est-il permis de dire que de pareilles choses semblent bien prouver la culpabilité des Calas?

Après M. Huc, et dans le même sens, la question a été reprise par M. le vicomte de Bastard d'Estang, conseiller à la cour impériale de Paris, dans un ouvrage intitulé: Les Parlements de France'. L'auteur descend d'une famille qui a donné au parlement de Toulouse plusieurs présidents, et quoique ses ancêtres n'aient point eu à se prononcer dans l'affaire des Calas, il épouse les passions de leurs adversaires. Il n'a fait du procès qu'une étude très-superficielle. Comme M. Huc, il nie l'humeur sombre de Marc-Antoine, attestée par le monitoire même et par des témoignages très-précis ; il ne sait pas quel motif Marc-Antoine a pu avoir de détester la vie. Il affirme, sans en donner l'ombre d'une preuve, que Marc-Antoine voulait se faire catholique, et que le public, tout le clergé, Jean Calas enfin, le savaient. Il accuse sans aucun motif l'abbé Laplaigne de tromper les juges en niant d'avoir confessé Marc-Antoine. Il imagine que Voltaire, en soulevant l'opinion, n'avait d'autre source d'informations que le Mémoire de Donat Calas établi à Nismes. Or Donat était à Genève, n'était point un homme établi, car il avait quinze ans, et les deux pièces publiées sous son nom, loin d'avoir pu servir de base à tous les écrits de Voltaire, ont pour auteur Voltaire lui-même. Partial contre les Calas et leurs défenseurs, M. de Bastard ne l'est pas moins pour leurs adversaires. Il dit du président de Senaux dont on peut lire ici même (Pièces justif. XX), une lettre: ce grand magistrat (id., p. 461). Il déclare que « la Tournelle était alors composée des magistrats les plus recommandables du Parlement (p. 403). >> Qu'étaient donc les autres ? -

1. Bibliogr, no 85. Quoique daté de 1857, cet ouvrage, annoncé dans la première édition du nôtre, n'a été mis en vente qu'après celui-ci, qui, suivant l'usage, a paru en novembre 1857 avec la date de 1858.

Il rêve que leurs arrêts furent rendus à l'unanimité (id., p. 406) contre Jean Calas, et ensuite à l'égard des autres accusés, ce qui est doublement inexact; et que, sauf Loyseau de Mauléon, « nul avocat des Calas, nul écrivain philosophe, pas même Voltaire, » ne révèlent cette circonstance que les avis des juges furent partagés. Preuve surabondante, que M. de Bastard n'a pas lu ce dont il parle. Il prend pour sérieuses et valables les plus folles rêveries de M. du Mége, l'historiette ridicule du chevalier de Cazals, l'assertion que le jugement définitif fut prononcé par une commission et sans voir la procédure, tous faits dont la fausseté est démontrée'. Pour prouver que le monitoire n'a pu passionner les témoins ou les égarer, M. de Bastard se permet une remarque « qu'il n'a trouvée nulle part, dit-il, et qui répond victorieusement au reproche de fanatisme, etc.; c'est que la principale instruction, la plus considérable, celle qui contient presque toutes les charges contre les accusés, est du 14 octobre, tandis que le monitoire ne fut lu que le 17. » Cette remarque est absolument contraire à la vérité. Les Capitouls entendirent quatre-vingt-sept témoins, dont douze seulement le 14, dix le 16, et tous les autres après le Monitoire publié; à ces soixante-cinq témoi– gnages nouveaux, il faut joindre trente révélations sur monitoire, une multitude de confrontations avec les accusés, et enfin toute l'instruction faite par le Parlement. Or on sait qu'aucun témoin dans cette affaire n'ayant rien vu, l'accusation s'appuya sur le nombre de ceux qui savaient quelque chose « par ouï-dire ou autrement. » L'influence, du monitoire sur les déposants est d'une éclatante évidence, et nul, avant M. de Bastard, n'avait songé à un argument si manifestement faux.

1. Quant à la procédure qui passa sous les yeux des derniers juges, elle se composait de 247 pièces.

Nous ne pousserons pas plus loin cet examen inutile. M. de Bastard, qui sur la foi de du Mége accuse inexactement les maîtres des requêtes d'avoir jugé l'affaire sans étudier la procédure, a eu précisément le tort qu'il leur prête,

Si nous laissions croire que tous les habitants de Toulouse, même catholiques, admettent de si absurdes préjugés, nous leur ferions grand tort; et comme nous n'avons pas le moindre désir de jeter aucune défaveur dans l'opinion, sur une ville qui a brillé d'un si grand éclat dans l'histoire, nous nous empressons d'enregistrer en faveur des Calas, et à Toulouse même, des jugements tout opposés. Ces jugements sont d'autant plus honorables que l'on y possède uniquement les pièces de la double instruction, entachée de tant de partialité, commencée par les Capitouls et achevée par le Parlement, sans une seule des pièces nouvelles et toutes favorables qui furent produites devant les maîtres des requêtes. Quelques esprits équitables en ont vu assez pour conclure à l'entière innocence des Calas. Ce fut le cas de M. d'Aldéguier1, archiviste et historien de la ville de Toulouse, mais qui malheureusement ne s'est pas acquis le renom d'une science assez précise et d'un jugement assez calme. Ce fut aussi le résultat des recherches d'un éminent magistrat, M. Plougoulm, qui fut procureur général dans la même ville et qui fit l'examen le plus consciencieux de la procédure qu'il y trouva. Il a rendu à l'innocence des Calas un magnifiqne témoignage2:

« J'ai tenu dans mes mains, j'ai lu de mes yeux, depuis la première jusqu'à la dernière ligne, cette triste et douloureuse procédure, et comprimant l'émotion qui me gagnait à chaque moment, quand j'entendais ce père, cette mère s'écrier pour toute

1. Bibliographie, no 76.

2. Discours de rentrée à la Cour impériale de Rennes, 3 novembre 1843 (Sur les progrès de la législation pénale en France),

défense devant leur impitoyable juge : « Croyez-vous donc qu'on puisse tuer son enfant! » j'ai tout examiné, tout pesé comme si j'eusse eu à parler moi-même. Que je serais heureux, si ce que je vais dire pouvait ajouter encore un rayon d'évidence à une vérité, à une innocence depuis si longtemps reconnues! Oui, Messieurs, j'aime à le proclamer, dans toutes ces pièces, dans tous ces témoignages, ces monitoires, je n'ai rien découvert, pas un fait, pas un mot, pas l'ombre d'une preuve, d'un indice, qui explique cette épouvantable erreur; reste le fanatisme qui explique tout, il est vrai; mais admirez ici comme la vérité se fait jour, et saisissons le moment où l'humanité se réveille. Tandis que la justice humaine, égarée comme la foule qui se presse autour d'elle, conduit sa victime au supplice, le malheureux vieillard passant devant la maison où il avait vécu tant d'heureuses années au sein de sa famille, demande à s'agenouiller et à bénir sa demeure! Simple et déchirante action, qui renfermait à elle seule une si grande lumière d'innocence qu'elle émut profondément la multitude. Dès ce moment, m'a-t-on affirmé dans le pays qui a produit cet horrible drame, les yeux se dessillèrent. Hélas! Messieurs, il était trop tard; le vieillard continua sa route, et à quelques pas de là, il expirait sur la roue, répétant à celui qui le pressait d'avouer son crime: « Et vous aussi, vous croyez qu'on peut tuer son enfant! »

C'est un fait considérable que cette déclaration éloquente d'un successeur de Bonrepos, reprenant de sangfroid l'examen juridique dont son prédécesseur s'était si mal acquitté, sous le violent empire de la passion. Seulement, en notre qualité de narrateur scrupuleux, nous sommes forcé de révoquer en doute l'anecdote touchante de Jean Calas bénissant sa maison, à genoux dans la charrette du bourreau. Nous n'en avons trouvé aucune trace contemporaine. Il nous semble difficile que ce vieillard, brisé par la question ordinaire et extraordinaire, ait eu encore la force de s'agenouiller seul, ou se soit fait agenouiller par l'exécuteur comme il dut le faire quelques moments plus tard pour l'amende honorable. Nous ne croyons pas non plus que David, qui dirigeait tout, lui eût montré cette complaisance. Enfin, soit que le condamné partît des prisons du palais, ou, ce qui est plus probable, qu'il sortît de

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