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l'escorte de la maréchaussée, dans cette ville funeste où leur père était mort sur la roue, où leur frère Pierre était détenu malgré la loi dans un monastère, et d'où le reste de leur famille avait dû fuir. Bientôt, cependant, Nanette commença à se réconcilier avec sa prison. Elle était aux Visitandines1, et on avait confié sa conversion à une religieuse âgée, très-fervente catholique, mais douée d'un grand sens et d'un cœur tout maternel. La sœur Anne-Julie Fraisse ne réussit nullement, malgré ses consciencieux efforts et ses ardentes prières, à faire une catholique de la fille du martyr protestant. Elle ne parvint pas même à ébranler ses convictions. Mais elle sut la comprendre, estimer son caractère élevé et charmant, l'aimer, et la rendre aussi heureuse que pouvait l'être Anne Calas dans un couvent.

De son côté, la jeune huguenote fut profondément émue et reconnaissante des bontés de mère que lui témoigna la vénérable sœur. Il n'eût pas été fort étonnant que la fille d'un protestant mis à mort pour parricide se trouvât blessée des propos, des regards, de l'accueil qu'elle rencontrerait parmi ces religieuses. Elle-même s'y attendait; mais elle n'eut rien de pareil à souffrir. La mère Anne d'Hunaud, supérieure du monastère, était une personne charitable et bonne, et Nanette par sa piété, sa douceur de caractère, sa réserve sa grâce, eut bientôt gagné tous les cœurs chez les dames de la Visitation.

Anne Julie devint pour elle une seconde mère, une amie active et zélée, dont l'affection ne se démentit jamais, et ne fut interrompue que par la mort. Entre la vieille Visitandine et Nanette Calas eut lieu dans

1. Le couvent où elle fut placée avait donné son nom à la place de la Visitation; il devint une prison en 1789 et n'a pas été rendu à cet ordre qui en occupe aujourd'hui un autre dans un quartier diffé

rent.

le couvent de Toulouse le même entretien que Voltaire avait eu avec Donat. Elle écouta les douloureux récits des malheurs de la famille, mêla ses larmes à celles de la pauvre orpheline, l'interrogea sur ses parents, sur leur conduite envers son frère catholique; et elle aussi, la droite et noble femme, jugea Calas et ses juges, reconnut l'innocence du condamné et la folie de ses persécuteurs. Admirable exemple de ce que valent la supériorité et l'entière sincérité de l'esprit! Mais il ne suffit pas à la sœur Fraisse de croire les Calas innocents:

La foi qui n'agit point est-ce une foi sincère?

Elle agit, elle écrivit du fond de sa cellule. Elle était proche parente de M. Castanier d'Auriac, président au grand Conseil, et gendre du chancelier de Lamoignon. Ce fut auprès de lui qu'elle sollicita de son côté1, pendant que Voltaire agissait du sien, Voltaire qu'elle avait en horreur pour son incrédulité et au sujet duquel Anne Calas fut bien grondée un jour par la bonne sœur. Nanette l'avait appelé illustre; illustre, un ennemi de l'Église et de Dieu!

On se trompera du tout au tout si l'on prend la sœur Anne-Julie pour un esprit fort, si on lui suppose la moindre sympathie pour les lumières du siècle; elle les a en abomination profonde. Elle est très-sérieusement et très-véritablement dévote catholique. Elle n'a pas le plus léger doute sur la damnation éternelle de sa jeune amie, non pour ses péchés, elle la trouve pleine de vertus et lui reconnaît même de la piété, mais à cause de sa religion. Ce qui est caractéristique, c'est qu'elle ne peut s'empêcher de le dire, dans sa lettre même à

1. Voir Lettres de la sœur A.-J. Fraisse, no 1, 24 déc. 1762. Elle lui écrivit encore à diverses reprises, surtout quand le Conseil fut saisi de l'affaire. (Lettres 11, 12, etc.)

2. Lettre 33.

son cousin le conseiller d'État. Cette lettre n'en est pas moins, de la part d'une religieuse de Toulouse et dans un pareil moment, un acte admirable de raison, de dévouement et de courage.

En décembre, c'est-à dire au bout de sept mois, les demoiselles Calas furent mises en liberté, à condition de vivre à Paris chez une dame Dumas et non avec leur mère '. Nanette ne quitta pas sans émotion les Visitandines et surtout celle qui était devenue pour elle une précieuse amie et une zélée protectrice. Voltaire salua avec joie cet acte de justice comme un bon augure pour une réparation plus complète. Ce fut sans doute à l'influence très-favorable de ses lettres sur quelques-uns des ministres qu'est due la libération des jeunes filles3. La sœur Fraisse remit à sa chère Nanette une lettre pour son cousin, et la jeune fille, arrivée à Paris, la porta au président d'Auriac qui la reçut avec quelque froideur de manières, suivant sa coutume1, mais non sans intérêt. Une copie de cette lettre excita un grand enthousiasme parmi les amis des Calas. Elle y fut vivement admirée. Voltaire en était ravi.

J'envoie à mes frères la copie de la lettre d'une bonne religieuse. Je crois cette lettre bien essentielle à notre affaire. Il me semble que la simplicité, la vertueuse indulgence de cette nonne

1. Lettres du 26 déc. à Damilaville et du 29 à Mme de Florian. 2. La collection de M. Fournier contient quatre pièces signées LOUIS et contresignées Phelyppeaux (St-Florentin), par lesquelles le roi ordonne: 1° au sieur Gérard Guyonnet, marchand de Toulouse, de retirer la Dlle Nanette Calas du couvent de la Visitation de Toulouse, et de la faire conduire à ses frais chez la dame Dumas, ancienne catholique, demeurant rue Neuve et paroisse Saint-Eustache à Paris; 2° au même, de remplir la même mission à l'égard de Rose Calas; 3° à la dame Dumas de recevoir et garder les Dlles Calas jusqu'à nouvel ordre (8 déc. 1762), et 4o à la même, de leur rendre leur liberté (19 mai 1765).

3. Nous ne devons pas oublier cependant de signaler aussi l'intervention d'un adversaire de Voltaire. On trouvera dans les Pièces justificatives à la fin du volume XXXIX, un Placet que La Beaumelle adressa au comte de Saint-Florentin, au nom des Dlles Calas.

4. Lettre 3.

de la Visitation condamne terriblement le fanatisme des assassins en robe de Toulouse 1.

Il dit à Élie de Beaumont le 21 janvier :

Vous avez vu sans doute la lettre de la religieuse de Toulouse. Elle me paraît importante; et je vois avec plaisir que les sœurs de la Visitation n'ont pas le cœur si dur que Messieurs. J'espère que le conseil pensera comme les dames de la Visitation.

La lettre de la sœur Anne-Julie fut considérée comme si importante pour les Calas qu'on la fit imprimer sur un feuillet volant, et qu'on l'ajouta au Recueil de pièces et de Mémoires publiés sur cette affaire.

Dès qu'elles furent sorties du couvent, les deux jeunes filles écrivirent au grand protecteur de leur mère pour le remercier. Il y répondit par la lettre suivante, écrite sur un papier dont chaque page est encadrée dans une guirlande de fleurs avec des œillets aux quatre coins, fantaisie qui serait d'assez mauvais goût, s'il n'avait su d'un mot la relever et la rendre gracieuse :

Je vous réponds, Mesdemoiselles, sur du papier orné de fleurs parce que le temps des épines est passé, et qu'on rendra justice à votre respectable mère et à vous. Je vous félicite d'être auprès d'elle. Je me flatte que votre présence a touché tous les juges, et qu'on réparera l'abomination de Toulouze. Je vois avec un extrême plaisir que le public s'intéresse à vous aussi vivement que moi. Je fais mes plus sincères compliments à madame votre mère, et suis avec beaucoup de zèle, Mesdemoiselles, votre très humble et très-obéissant serviteur,

VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire du Roi.

1. A Damilaville (Cayrol 372). Voir aussi sa lettre à d'Argental le 20 janvier.

2. Cette lettre, et une autre à Mme Duvoisin que nous publions p. 293, avaient été données par elle à M. Marron, successeur de son mari comme chapelain de l'ambassade de Hollande; elles sont à Leyde dans la riche collection créée par M. L.-C. Luzac qui a acheté les nombreux autographes réunis par Marron. Ces deux lettres sont inédites, ainsi qu'une troisième à M. de Saint-Florentin, que nous publions p. 363. Une autre lettre de Voltaire à Mme Duvoisin se trouve dans les recueils de sa cor

Mme Calas reçut de nombreuses lettres de félicitations au sujet de la mise en liberté de ses filles; nous signalerons celles du duc de la Vallière, et, ce qui est plus remarquable à Toulouse même, de la marquise de Saint-Véran-Gozon, lettres remplies d'offres de service. chaleureuse. (Collection de M. Fournier.)

Bientôt M. de Saint-Florentin fut vivement sollicité par la duchesse d'Anville et par le duc d'Estissac, son beau-frère, pour qu'il achevât de rendre les deux jeunes filles à leur mère. Le 30 juin 1763, il écrivit à la duchesse, se référant à la réponse qu'il adressait le même jour au duc, et qui est bâtonnée dans le volume des Dépêches du secrétariat, avec ces mots en marge n'a servi. Nous sommes fort tenté de croire que c'est là une ruse d'administrateur, uniquement destinée à éviter un précédent et à sauver les apparences; quoi qu'il en soit, nous sommes persuadé que les ordres donnés ont été conformes à cette lettre si singulièrement dissimulée.

La dame Calas, monsieur, dont les filles ont été mises par ordre du Roi chez la dame Dumas, à Paris, me fait solliciter pour qu'elles lui soient rendues. Madame la duchesse d'Anville a pris la peine de m'écrire. Je vous prie de lui témoigner qu'il ne me paraît pas possible de révoquer l'ordre qui retient ces filles chez la dame Dumas et que j'y trouve des inconvénients qu'il est à propos d'éviter. Mais comme je vois qu'elle s'intéresse trèsvivement à cette affaire et que je désire très-sincèrement l'obliger, la dame Calas peut retirer ses filles auprès d'elle, et je consens à feindre de l'ignorer pourvu que d'ailleurs la dame Calas se comporte avec circonspection et ne les produise pas dans le monde avec trop d'éclat.

1

Ces derniers mots prouvent à la fois l'accueil que recevaient partout Mme Calas et ses filles, et les craintes

respondance, sous la date du 15 juin 1772. Il lui annonce l'heureuse issue du procès des Sirven, semblable en tout à celui des Calas, moins le supplice du principal accusé.

1. Au-dessous de ces quatre mots on en lit un autre rayé, c'est le mot : dissimuler.

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