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dans tout l'étalage de l'enthousiasme et de la sensibilité publics. La part de Mme Calas dans cette fète, où elle ne devait pas refuser de paraître, fut donc à la fois modeste et digne1.

Le soir de ce jour de deuil, le Théâtre-Français de la rue de Richelieu donna Calas ou l'École des Juges, par Marie-Joseph Chénier. Au Théâtre de la Nation (Odéon), on joua Mahomet et la Bienfaisance de Voltaire, autre pièce dont les Calas étaient après lui les héros".

Mme Calas survécut quelques mois à cette cérémonie. Elle mourut à Paris, rue Poissonnière, no 3, le 29 avril 17923.

Ses deux fils établis à Genève l'avaient précédée. Donat mourut d'hydropisie, sans laisser de postérité, le 10 avril 1776. Pierre décéda le 20 septembre 1790. Les inventaires de leurs biens, qui existent encore à Genève, indiquent peu d'aisance à l'époque où mourut Donat; mais quatorze ans après, à la mort de Pierre, sa position de fortune était meilleure ".

A deux reprises, les Assemblées nationales s'occupèrent des derniers membres de la famille Calas.

Ce fut d'abord, le 18 juin 1792, l'Assemblée législative, à laquelle Louis Calas, incorrigible dans sa cupidité, vint demander de l'argent. Il fut admis à la barre. Un

1. Moniteur du 13 juillet et du 30 juin précédent.

2. Voir sur les nombreuses pièces de théâtre dont les malheurs des Calas ont fourni le sujet, notre chapitre xv: Histoire de l'opinion et la Bibliographie, 5o partie.

3. En janvier 1763 elle habitait le quai des Orfévres; elle s'était ensuite établie aussi près que possible de sa fille Mme Duvoisin et dans la même rue.

Voir l'acte de ses funérailles. Cet acte (trouvé par M. Read à l'Hôtel de Ville) est un exemple assez curieux de la manière dont avaient lieu à cette époque les inhumations de protestants à Paris.

4. Registre des inventaires après décès (Hôtel-de-Ville de Genève). 5. D'après le registre de l'état civil de Genève, Donat aurait eu 37 ans et Pierre 58 quand ils moururent. Ce sont là des chiffres approximatifs et tous deux exagérés. La naissance de Pierre se trouverait antérieure à celle de son frère aîné, dont nous avons la date authentique. Voir sur la descendance de P. Calas, la note 30.

défenseur officieux, que l'on ne nomme pas, prit la parole, à sa place, et le désigna comme le dernier rejeton de la famille.

Réduit par le désespoir à quitter sa patrie, l'Angleterre lui a donné un asile depuis vingt-cinq ans mais ce qui lui reste de sa malheureuse mère, loin de suffire au payement des engagements de son père, considérablement accrus par les intérêts, ne suffit même pas à sa subsistance et à celle de sa famille.

Le président (M. Français, de Nantes) témoigna au pétitionnaire la sensibilité de l'Assemblée envers une des victimes des intrigues sacerdotales et du despotisme parlementaire.

La demande fut renvoyée au Comité des secours publics et n'eut pas de suites.

A la Convention ce ne fut aucun des Calas qui vint appeler sur lui l'attention publique. Le 25 brumaire an II, on venait de réhabiliter la mémoire du chevalier de La Barre, autre victime dont Voltaire avait généreusement entrepris la défense. On décida en même temps qu'une colonne serait érigée en l'honneur de Calas sur le lieu de son supplice. Barrère dit à la tribune:

Vous devez réhabiliter aussi la mémoire de Calas, dont un rejeton se fait remarquer aux Jacobins par la pureté de son patriotisme.

On sait déjà que ce rejeton est encore Louis.

Il vint à la barre avec ses deux sœurs (l'une n'était point mariée et l'autre déjà veuve) exprimer à la Convention leur reconnaissance. La lettre qu'ils firent déposer sur le bureau, écrite dans le style du temps, exprime les sentiments que devait leur inspirer l'hommage rendu à leur père.

LES ENFANTS DE L'INFORTUNÉ CALAS AU CITOYEN PRÉSIDENT

DE LA CONVENTION NATIONALE.

Citoyen président,

Les enfans de l'infortuné Calas, vivement pénétrés de la justice que la Convention nationale vient de rendre à la mémoire de

1. Il y avait exercé la profession de chirurgien, à Londres, dans Denmark Street, paroisse de Saint-Gilles. Là encore il avait exploité

leur malheureux père, viennent jeter à ses pieds le tribut de leur immortelle gratitude, et te prier, citoyen président, de vouloir être leur organe pour en faire passer l'expression à l'auguste assemblée. Nos âmes altérées par le malheur n'ont que la faculté de sentir ce bienfait, sans pouvoir dépeindre l'étendue de leur reconnaissance. Ah! daigne lire dans la nature tous les sentiments de l'amour filial, et tu seras le fidèle interprète de

nos cœurs.

Il était réservé à des législateurs éclairés par la philosophie d'anéantir le fanatisme et d'élever un monument pour rétablir les droits de la nature si cruellement outragée. Pères de la patrie, restaurateurs des opprimés, agréez les vœux de vos enfans et particulièrement l'hommage d'une famille qui a reçu spécialement vos bienfaits.

Salut et fraternité.

Louis CALAS.
Anne-Rose CALAS.

Anne CALAS, veuve DUVOISIN.

La Convention ordonna la mention honorable et l'insertion au Bulletin de cette lettre, qui donna lieu, dit-on dans le procès-verbal de la séance du 29 brumaire, à une discussion digne des représentants d'un grand peuple.

Enfin, le 23 pluviôse, un long et solennel discours fut prononcé par le citoyen Bézard, faisant connaître, à l'aide de documents fournis par les trois derniers membres de la famille Calas, des faits ignorés jusqu'alors et que nous avons relatés plus haut. Il ne demanda rien pour Louis et ses sœurs, mais il conclut à ce que la nation prît à sa charge les dettes de Jean Calas, et achevât, en désintéressant tous ses créanciers, la réhabilitation de cette noble mémoire, hommage bien plus digne de lui que tout autre, double réparation due à l'intègre négociant ruiné par ses juges, et à ceux qui s'étaient confiés en lui1.

A dater de ce moment, nous perdons la trace de Louis Calas. Mais il nous reste à raconter l'histoire de l'une de ses sœurs, que nous avons à peine indiquée

les malheurs de sa famille et le nom de Voltaire, comme le prouve une brochure qu'il fit imprimer en 1772 à Londres (Voir Bibliogr. no 97), et qui eut une seconde édition en 1789.

1. « La quittance générale de ses créanciers est une inscription qui

jusqu'ici et où, après tant de récits pénibles ou tragiques, nous trouverons des souvenirs plus doux.

Nous devons rendre compte d'abord, en quelques mots rapides, de ce que devinrent deux des acteurs les plus importants de ce long drame, Gaubert Lavaysse et David de Beaudrigue.

Le premier, nous écrit une de ses petites-nièces, accomplit le projet qu'il avait formé avant ses malheurs. Il se voua au commerce; plus tard il résida quelque temps en Angleterre, pour étendre ses entreprises. Étant devenu correspondant de la Compagnie des Indes à Lorient, il vécut jusqu'en 1786, époque de sa mort, jouissant d'une considération due à sa probité, à l'aménité de son caractère, au bien que lui permettait de faire sa grande fortune. Il ne fut jamais marié.

La fin de David de Beaudrigue offre un contraste terrible avec celle de cet homme de bien qui avait été une de ses victimes. A mesure que la lumière se fit dans cette affaire si mal jugée, après la mort admirable de Calas, après la publicité immense donnée par Voltaire à ses malheurs et à son innocence, David se vit l'objet du blâme et de la réprobation à peu près universels'. Nous avons vu qu'il fut destitué le 25 février 1765. Voici ce qu'on lit à son sujet, quelques mois après, dans un journal du temps (les Affiches de Province, no 49, du 9 octobre 1765)*:

On écrit de Toulouse que le sieur David, Capitoul, qui, dans la malheureuse affaire des Calas, s'est conduit avec la plus coupable passion, est lui-même actuellement dans un fort déplorable état. Sa destitution, le jugement des requêtes de l'Hôtel, et la crainte d'une prise à partie lui ont totalement dérangé la tête.

manquerait à la colonne, dit Bézard en finissant. Voici les termes du décret :

Les créanciers légitimes de Jean Calas, colloqués dans l'arrêt de distribution du ci-devant Parlement de Toulouse du 3 septembre 1763, seront payés par le trésor public des sommes qui leur restent dues. 1. Voir à la fin du vol. la note 31.

2. Recueil de Mme de la Beaumelle, 1, 304.

1

En proie aux idées les plus sinistres, il ne voit que gibets et que bourreaux prêts à lui faire subir la juste peine du talion. On l'a fait conduire à Saint-Papoul auprès de sa femme qu'il avait chas ée depuis longtemps de sa maison. A peine y est-il arrivé, qu'il s'est échappé pour courir les champs. Repris et ramené dans sa maison, il s'est précipité d'une fenêtre dans la rue, sans se tuer. Depuis ce trait de frénésie, on le garde à vue et quand le trouble et le désespoir viennent l'agiter, quatre hommes ont de la peine à le contenir ".

D'après un autre document, il se jeta une seconde fois du haut de la maison et se tua. On ajoute même qu'il prononça le nom de Calas en mourant.

Cette hideuse fin est à la fois un châtiment et, en quelque mesure, une réhabilitation morale, si, comme nous voulons le croire, ses remords lui servirent de bourreau3.

1. C'était sa ville natale.

2. Voir aussi Grimm. (Corr. litt. 15 avril 1763 et 15 nov. 1765.) 3. M. l'abbé Salvan nie le fait et publie une lettre qu'il s'est fait écrire de Saint-Papoul, dans laquelle on lui affirme que ce n'est pas David, mais sa grand'mère, qui en 1793 et non en 1765, périt ainsi. Est-il croyable qu'un homme déjà revêtu de la charge de Capitoul en 1747 eût encore sa grand'mère quarante ans après? Il devait être septuagénaire, et son aïeule devait avoir plus d'un siècle pour le moins. Aussi tout en publiant la lettre de son correspondant (qui nous réfute sans nous avoir lu, car il demande où nous avons pris nos renseignements), M. Salvan reconnait qu'il y a erreur: suivant lui, troisième version, ce n'est ni David, ni son aïeule, mais sa femme, qui se tua ainsi en 1793 en apprenant que son petit-fils avait été décapité. Mais comment conciliera-t-il ou le deuxième ou le troisième récit avec les journaux d'octobre et novembre 1765, que nous avons cités plus haut et qui évidemment n'ont rien de commun avec 93?

En 1794, son petit-fils, Tristan David d'Escalonne, périt sur l'échafaud, comme tant d'autres personnages que nous avons eu occasion de nommer. On a dit que la mémoire du Capitoul avait contribué à perdre son descendant, dans ce temps où une foule de victimes n'avaient d'autre crime à se reprocher, que leur nom. Il faut ajouter cependant qu'il s'était publiquement opposé à l'établissement du règne de la Terreur dans Toulouse, avec plus de fermeté qu'il n'en montra plus tard en face du supplice. Cette résistance honorable et hardie suffit pour expliquer sa condamnation. (Voir d'Aldéguier, Histoire de Toulouse, t. IV, p. 508, 517, et dans les notes, p. 46.)

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