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accusés, la foi est ferme et paisible, sans aucune apparence d'exaltation.

Leurs divers caractères ne cessent de se montrer dans la suite de leur vie, avec le degré d'énergie qui appartient à chacun. Il suffira ici de quelques traits rapides. Mais leur défense et leur histoire seraient également incomplètes si nous ne montrions ce qu'ils furent jusqu'à la mort.

Mme Calas continua à vivre avec ses filles à Paris, où elle avait trouvé accueil et respect, loin des lieux, affreux pour elle, qu'avait ensanglantés le martyre de celui dont elle porta le deuil tant qu'elle vécut. Lavaysse, qui avait trouvé de l'emploi dans une maison de commerce ou de banque, remplaça auprès d'elle, pendant les premières années, ses fils absents.

Le 22 novembre 1763, elle écrivait à Cazeing aîné ces lignes où se retrouve toute sa tendresse pour celui de ses enfants dont on l'accusait d'avoir souhaité la mort:

J'ay des bonnes nouvelles de mes fils de Genève; ils se porte bien et travaille beaucoup, il nan ait pas de meme de Louis; sa santé est misérable et il na point trouvé encore a ce placer. Les fond lui manque et son etat est triste; je ne puis vous cacher que jen suis touchée.

Ses fils de Genève étaient Donat, qui n'avait pas quitté cette ville, et Pierre, qui y était retourné pour continuer les affaires de commerce qu'il y avait commencées. Voltaire s'inquiéta d'abord de le voir sortir de France. I craignit que le gouvernement français ne s'offensât de cet exil volontaire, qui était encore interdit aux protestants; mais personne n'en prit occasion ou prétexte pour attaquer les Calas, et dès le 1er juin Voltaire lui-même écrivait à M. Ribotte:

Les deux frères Calas commencent à faire une petite fortune dans ce pays1.

1. Voir sur leurs affaires, la note 29.

L'année suivante, il recommanda à Colini Pierre Calas que ses affaires appelaient en Allemagne. Le 28 septembre 1770, les deux frères furent reçus bourgeois de Genève, sans frais, sur la recommandation du duc de Choiseul, transmise au Petit Conseil par M. Necker. Deux ans après (en juillet 1772), Pierre épousa Marthe Martin.

En 1770 Mme Calas vit Voltaire pour la première fois. Elle fit avec Gaubert Lavaysse le voyage de Ferney, attirée sans doute par le désir, de revoir ses deux fils établis à Genève, Donat surtout dont elle avait été séparée avant tous ses malheurs, il y avait plus de neuf ans. L'entrevue de Voltaire et de Mme Calas fut, des deux parts, pleine de joie et d'émotion. Il en rendit compte à d'Alembert, en quelques mots :

Cette bonne et vertueuse mère me vint voir ces jours passés; je pleurai comme un enfant.

Elle le revit à Paris en 1778, lorsqu'il vint y mourir au milieu d'un dernier triomphe, plus bruyant, mais moins réel que ceux dont les Calas lui avaient donné l'occasion.

« Quand il revint à Paris en 1778, un jour que le public l'entourait sur le pont Royal, on demanda à une femme du peuple qui était cet homme qui traînait la foule après lui : « Ne saveza vous pas, dit-elle, que c'est le sauveur des Calas?» « Il sut cette réponse, et au milieu de toutes les marques d'admiration qui lui furent prodiguées, ce fut ce qui le toucha le plus. »

D'un autre côté, l'acteur Fleury raconte dans ses Mémoires qu'après la fameuse représentation d'Irène, le 30 mars 1773, où le buste de Voltaire avait été couronné en sa présence au milieu d'applaudissements

1. Voir, sur sa postérité, la note 30.

2. On trouvera à la fin du volume deux lettres que Voltaire reçut de Ime Calas et de Lavaysse, après leur retour à Paris. Ces lettres proviennent de la collection Lajariette de Nantes. Le fragment de réponse que nous y avons joint s'est trouvé dans la collection de M. Fournier.

frénétiques, la voiture du poëte fut accompagnée par la foule, et un rassemblement composé d'ouvriers l'attendit au coin de la rue du Bac pour le féliciter. Fleury remarque qu'à cette époque il y avait, même chez le peuple, une tendance à dénigrer le clergé. « Ces braves gens, dit-il, allaient crier, je crois, vive le Philosophe! quand, m'étant trouvé au milieu d'eux, je leur dis « Écoutez donc ce qu'ils crient? Il y a bien autre chose de mieux à dire et Calas! et la famille Sirven ! » Ce mot suffit; ils partent, se ruent sur la voiture, jettent en l'air leurs bonnets et s'écrient, au milieu des autres cris : « Vive le défenseur de Calas! Vive le défenseur de Sirven!» Voltaire distingua cet hommage, et ce fut alors que se retournant vers le public, il dit : « Vous voulez donc m'étouffer sous des roses! » En effet, il avait eu son apothéose avant sa mort, et sa mort devait suivre de bien près. Le 30 mai suivant, il expira âgé de quatrevingt-quatre ans. »>

Trois ans après la mort de Voltaire1, on répandit le bruit qu'il avait reconnu, vers la fin de sa vie, la culpabilité de Jean Calas. « Quatre personnes, disait-on, s'étaient glissées derrière une tapisserie, d'où elles avaient entendu ce monstre prononcer à son fils sa sentence de mort. » On ajoutait que « M. de Voltaire avait les plus vifs regrets de s'être si fort intéressé pour cette famille de scélérats, auxquels il fit en conséquence fermer sa porte à Paris. » Fable inventée après coup, mensonges ineptes encore plus qu'odieux. Quant à ces quatre témoins venus exprès chez Calas pour l'entendre annoncer le supplice de son fils, comment ne le dénoncèrent-ils pas, aimant mieux être excommuniés que de parler? Il n'y a pas la moindre trace de cette histoire dans le quintuple examen de l'affaire fait et refait successivement par les Capitouls, le parle

1. Nous empruntons ce fait et les preuves qui l'appuient à l'Introduction des Lettres inédites de Voltaire, publiées par nous.

ment, le Conseil privé, le Grand Conseil et les maîtres des requêtes.

M. d'Hornoy, fils du premier lit de Mme de Florian, nièce de Voltaire, Wagnière, son secrétaire, Mme de Saint-Julien qui ne quitta pas le vieillard pendant ses derniers jours1, attestèrent l'absolue fausseté des rumeurs qu'on propageait. Voltaire est mort parfaitement convaincu de l'innocence des Calas et de l'entière justice de leur réhabilitation. Wagnière, qui fut renvoyé à Ferney un mois avant la mort de son maître, déclare avoir été « témoin de la manière attendrissante dont il reçut à Paris la veuve et ses filles. » Mais il parle d'une visite faite par elles à leur bienfaiteur dès son arrivée à Paris et nous pouvons affirmer que peu de moments avant sa fin, il accueillit encore Mme Calas et ses enfants venus pour lui apporter une dernière fois le tribut de leur vive reconnaissance.

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1. On peut voir ces divers témoignages dans les Mémoires sur Voltaire, par Longchamp et Wagnière, ses secrétaires, publiés en 1826 (par MM. L. P. Decroix et Beuchot), 2 vol. in-8, t. I, p. 57 et suiv.

2. La preuve en est la lettre suivante de M. d'Hornoy à M. Beuchot. Je dois cette pièce à la gracieuse obligeance de M. Louis Barbier, bibliothécaire du Louvre.

« Paris, 2 avril 1826.

« Je n'ai pas eu l'honneur de vous répondre sur-le-champ, monsieur, parce que je voulais revoir la lettre que vous me citez; le volume me revient, et je puis vous certifier que tout ce que dit Wagnière, de la page 57 à la page 59, est de la plus exacte vérité. Si j'ai eu des soupçons sur l'auteur de cet absurde mensonge, je me sais gré de ne pas les avoir exprimés dans le temps, et encore plus de les avoir oubliés depuis quarante-cinq années. Ce dont j'ai parfaitement conservé la mémoire, c'est que M. de Voltaire n'avait puisé son opinion sur la malheureuse famille des Calas que sur l'examen le plus approfondi et d'après les recherches les plus exactes; que depuis le moment où son opinion a été fixée et jusqu'à sa mort, elle n'a pas varié un instant. J'ai été témoin de la manière dont il a reçu les restes de cette malheureuse famille peu de moments avant son décès. Une histoire aussi ridicule et aussi absurde que celle que réfute Wagnière tombe dans la classe de celles auxquelles, depuis feu Haroun-al-Raschid, toute célébrité est exposée. La célébrité est livrée encore plus aux faiseurs de contes qu'aux récits des historiens. « Je suis aise, monsieur, que cette occasion me procure l'honneur de vous assurer de la considération distinguée avec laquelle je suis, «Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« D'HORNOY.>>

Ils eurent encore à lui rendre après sa mort un dernier hommage. On sait que, la nuit même où il mourut, son neveu, l'abbé Mignot, emporta le corps à son abbaye de Sellières où il le fit inhumer et où ses restes demeurèrent jusqu'à la Révolution. En 1791 l'abbaye et l'église furent détruites; Paris se montra jaloux de la gloire que s'acquit la petite ville de Romilly en donnant un asile à ces cendres glorieuses. L'enthousiasme était au comble pour celui qu'on proclamait le premier auteur de la Révolution. Des funérailles éclatantes lui furent votées par l'Assemblée et le corps fut porté de Romilly aux ruines de la Bastille où Voltaire avait été détenu pendant sa jeunesse, puis le lendemain (12 juillet), de la Bastille au Panthéon1. Nous n'avons pas à décrire ici cette pompe à la fois officielle et populaire. Disons seulement que le magnifique sarcophage portait cette inscription: Il vengea Calas, la Barre, Sirven et Montbailly; et qu'après s'être rendu par les boulevards, de la Bastille à la place Louis XV, l'immense cortége vint stationner sur le quai Voltaire, devant la maison où il mourut, celle du ci-devant marquis de Villette. Là, de jeunes citoyennes en robes blanches attendaient sur un amphithéâtre pour chanter une ode de Chénier mise en musique par Gossec. Mme de Villette, que Voltaire avait recueillie chez lui et mariée, et qu'il aimait à appeler belle et bonne, couronna sa statue; puis elle prit rang dans le cortége auprès de Mme Calas et de ses enfants, qui représentaient avec elle les membres de la famille de leur commun bienfaiteur; cette idée fut peutêtre ce qu'il y eut de plus simple et de plus touchant

1. On sait que ses os n'y sont plus. Au temps de la Terreur blanche quelques énergumènes violèrent de nuit sa tombe et celle de Rousseau, pour disperser leurs cendres, et montrèrent ainsi que le fanatisme dévot ne respecte pas plus les morts que le fanatisme jacobin ne les avait respectés à Saint-Denis.

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