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avait payé aux avocats, par cinq procès successifs et trois années de voyages ou de sollicitations de toute une famille.

La position des Calas était en effet déplorable. Voici ce qu'il était advenu de leur très-modeste fortune, déjà fort diminuée, si ce n'est compromise par l'état de gène où se trouvait, à cette époque, le commerce dans le midi de la France'.

Depuis le 13 octobre 1761 jusqu'au supplice de Calas, le 9 mars de l'année suivante, le mobilier, les marchandises, tout ce que contenait la maison, fut laissé, sans inventaire ni scellés, sous la garde de neuf et bientôt de vingt soldats, c'est-à-dire à peu près au pillage 2.

Mais à peine le martyr avait expiré, on se précipita de tous côtés sur ce qu'il laissait, comme sur une proie qu'on pouvait librement se disputer. Il y eut conflit entre les autorités et les créanciers. « Après la mort de Calas, la justice et les créanciers cherchèrent à partager les dépouilles. Il est certain que beaucoup de valeurs furent enlevées. » Qui parle ainsi? le dernier défenseur des juges de Calas, l'abbé Salvan (p. 129). Le jour même de l'exécution, pour assurer la confiscation des deux tiers prononcée dans l'arrêt de mort, outre

1. Les détails qui suivent sont tirés non-seulement des pièces qui se trouvent aux Archives du parlement à Toulouse, de la correspondance de l'intendant du Languedoc avec le ministre, avec son subdélégué à Toulouse et avec le directeur de la régie (Archives de Montpellier), et du rapport lu par le député Bézard à la Convention, mais surtout d'un dossier très-considérable qui fait partie de la collection de M. Fournier. 2. « Me Calas, écrivait-on de Montauban, m'a dit que le sieur David, capitoul, qui arrêta Calas et fit la première procédure, a enlevé beaucoup d'effets qui ne sont point sur l'inventaire, notamment des carnets particuliers contenant les comptes de plusieurs débiteurs; lesquels débiteurs en sont sans doute instruits, puisqu'ils nient la dette. De ce nombre, est un tapissier de M. l'archevêque, pour 900 fr. On a encore des reconnaissances de main-privée, faites par feu M. Calas à sa femme pour 4000 fr., avec les lettres de naturalisation anglaise de feu son père.» (Voir lettres de Voltaire. Notre recueil. Appendice.)

D'après Court de Gébelin, dès le lendemain de l'arrestation, Louis Calas fit des démarches pour obtenir que la continuation du commerce de son père lui fut légalement confiée. Il n'y réussit pas.

l'amende et les dépenses, le receveur général des domaines et bois à Toulouse, G. de Mellié, requit la pose des scellés sur les effets et marchandises du supplicié. En même temps, les fermiers de la régie demandèrent, par une requête en forme, d'être autorisés à saisir ces biens. Une déclaration de 1729 les y autorisait, seulement à l'égard des religionnaires fugitifs. Ce n'était pas le cas, et ils n'obtinrent point la saisie qu'ils demandaient. D'un autre côté, le 19 mars, les créanciers de Calas, c'est-à-dire les négociants avec lesquels il était en affaires, réclamèrent leurs droits. Aussitôt les capitouls intervinrent pour exiger le payement des frais de garde, à vingt hommes par jour, pendant cinq mois. Enfin Louis intervint de son côté, mais après la mort de son père, « suppliant humblement ses juges de lui accorder le privilége d'être payé avant tous autres créanciers. >> Son père lui avait remis récemment un billet de 100 fr. sur un de ses débiteurs; mais ce dernier, craignant d'avoir à payer deux fois, refusa de le faire avant la répartition de l'actif entre les créanciers. Louis ne manqua pas de redire que sa pension lui avait été allouée parce que feu son père « refusait de l'entretenir dans sa maison à cause de la religion catholique professée par le suppliant, >> ce qui eût été odieusement hors de propos, quand même ce n'eût été, en outre, matériellement faux (voy. plus haut, p. 57-62).

Qu'était cependant cette fortune sur laquelle tant de prétentions se faisaient jour? Voici ce qu'en dit à l'intendant Saint-Priest, le 28 avril 1762, le subdélégué Amblard, celui même qui lui avait écrit d'abord que Calas était fort riche, et qui s'était indigné, en conséquence, du peu que le père donnait à Louis (voir plus haut p. 89).

Les biens du S Calas ne consistent qu'en marchandises et en meubles.... Le négociant même qui a procédé à l'inventaire m'a assuré que leur valeur n'était que de 80 000 livres qui se trou

vaient absorbées par les frais de justice, les dettes et par la dot de la femme. Ce négociant m'a même ajouté que les créanciers avaient formé opposition au scellé mis à la requête du fermier du domaine, afin d'éviter, s'ils le peuvent, que les biens soient vendus d'autorité de justice, ce qui augmenterait d'autant plus les frais et rendrait leur perte plus considérable; mais leurs vues sont, si l'opposition est reçue, de les faire vendre amiablement et d'en prendre chacun au prorata de leurs créances.

Il est certain que Mme Calas se trouva dans la position la plus difficile, malgré ce qu'elle recouvra des débris de son aisance passée. Dès qu'elle eut quelques ressources, elle s'occupa avec activité, comme le montrent ses lettres à Cazeing, de payer tous ses créanciers et entre autres, de rembourser à ce dernier, à son neveu et aux sieurs Martignac et Borel, les avances qu'ils lui avaient faites et les secours d'amis, dont ses filles avaient subsisté, pendant les cinq mois d'emprisonnement de leurs parents'.

Depuis longtemps les amis de Mme Calas à Paris avaient été forcés de songer à lui créer des ressources et s'étaient arrêtés à un plan qui, sans porter aucune atteinte à la dignité de la veuve et de sa famille, fournissait un prétexte très-convenable à des souscriptions devenues nécessaires. Il s'agissait de l'estampe que nous avons reproduite en tête de ce volume; publiée par souscription, elle eut un grand succès d'abord; mais les ennemis de Calas, malgré le privilége du roi qui en autorisait la vente, la firent interdire pendant huit mois 2.

Deux ans plus tard, en 1767, l'innocence des Calas fut mise de nouveau en question.

On débite en Languedoc (écrit encore Voltaire à Élie de Beaumont, le 26 mars 1767) que Jeanne Viguière est morte à Paris, où elle est en pleine santé, qu'avant de mourir elle a déclaré

1. Voir la note 27, à la fin du volume.

2. On trouvera les détails de cette affaire étrange dans la note 28. 3. Ceci est exagéré; elle avait fait une chute et s'était cassé la jambe,

par devant notaire qu'elle avait été une sacrilége toute sa vie, qu'elle avait feint pendant quarante ans d'être catholique pour être l'espion des huguenots, qu'elle avait aidé son maître et sa maitresse à pendre leur fils ainé, que les protestants de ce pays avaient en effet un bourreau secret, élu à la pluralité des voix, lequel venait aider les pères et mères à tuer leurs enfants quand ils voulaient aller à la messe, et que cette charge était la première dignité de la communion protestante.

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Mais cette calomnie absurde tourna contre ceux qui se l'étaient permise et qui l'avaient répandue jusque dans Paris, où Fréron est accusé de l'avoir propagée. Jeanne fit une Déclaration juridique devant des témoins honorables et devant son confesseur, qui consentit à sanctionner cet acte par sa présence. Par ce nouveau témoignage, elle persévéra dans toutes ses assertions, et nia tout ce qu'elle avait toujours nié1. Viguière vécut jusqu'en 1780, et son confesseur délivra après sa mort à Mme Calas l'acte suivant :

Je soussigné, confesseur approuvé par le très-illustre seigneur Monseigneur de Beaumont, archevêque de Paris, certifie que, depuis seize à dix-sept ans, j'ai entendu en confession Jeanne Viguière, ancienne domestique de Mme Calas de Toulouse, décédée le 7 décembre 1780 munie des sacrements de l'Église, âgée d'environ quatre-vingt dix ans, m'ayant donné des preuves qu'elle avait toute sa raison, chaque fois que j'allais la voir dans le courant de sa maladie; et qu'elle a toujours persisté dans les mêmes sentiments dont elle a fait la déclaration le 3 mars 1767 au sieur Jean François Hugues, conseiller du Roy, commissaire au Châtelet de Paris, touchant les bruits calomnieux qui se sont répandus sur son compte. En foy de quoy j'ai délivré le présent certificat à la susdite dame Calas, pour lui servir ce que de raison. Fait à Paris ce quinzième décembre 1780.

GARILLAUD IRÉNÉE

Augustin près la place des Victoires.
(Collection de M. Fournier.)

ce qui donna lieu au bruit de sa mort, effrontément exploité aussitôt contre ses maîtres.

1. Par Condorcet, note de la page 252, du tome II des OEuvres de Voltaire, éd. de Kehl.

2. Cette Déclaration, annotée par Voltaire, se trouve dans presque

Cette inébranlable persistance n'étonnera pas nos lecteurs, mais elle devrait surprendre profondément ceux qui s'obstinent encore à mettre les Calas au rang des fanatiques et des assassins. Le fanatisme est un fait moral bien connu; il s'est révélé au monde sous toutes les formes; l'histoire en a rendu compte, et plus d'une fois les philosophes, les moralistes l'ont discuté, étudié, analysé. Où vit-on jamais quatre ou cinq énergumènes, après avoir commis le plus affreux des meurtres par fanatisme, s'en guérir tout à coup, tous à la fois, si complétement que dès ce moment on n'en trouve plus trace dans la vie d'un seul d'entre eux? Le fanatisme ne se corrige guère, ou, s'il se repent, c'est à sa manière, très-caractéristique et très-distincte de tout autre repentir. Il est contraire à la nature humaine qu'une bande d'assassins par zèle religieux redeviennent tout à coup des gens aussi calmes, aussi débonnaires que tous les autres, sans que leur vie ou leur mort les trahisse. Peut-être cela est-il possible pour des criminels politiques, après que les hommes, les institutions, les influences qui les avaient exaltés ont complétement disparu. Mais comme la mort, l'éternité, Dieu, sont toujours devant nous, le crime commandé par un barbare fanatique laisse toujours après lui ou le remords, ou l'inquiétude, ou une sauvage et sombre satisfaction, et quelquefois ces divers sentiments tour à tour. Cela est surtout vrai quand il s'agit d'un acte qui devait révolter un des instincts les plus naturels et les plus vivaces de l'âme, tel que l'amour maternel. En Pierre Calas, en Lavaysse, c'est à peine si l'on trouve les indices de la piété même la plus vulgaire; tandis que, chez les plus croyants d'entre les

toutes les éditions de ses œuvres à la suite des pièces qui concernent les Calas. Voir Bibliographie, n° 47. L'original, sur papier timbré, daté du 29 mars 1767, rédigé et signé par J.-F. Hugues, commissaire au Chatelet, est dans la collection de M. Fournier.

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