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Les maîtres des requêtes, qui jugèrent cette grande cause, étaient au nombre de quarante. On comptait parmi eux quatorze intendants de province. Ils examinèrent l'affaire dans le plus grand détail, en six séances de quatre heures chacune, sauf la dernière qui dura plus du double. L'arrêt fut rendu à l'unanimité le 9 mars 1765, trois ans, jour pour jour, après l'arrêt de mort. de Jean Calas 1.

Le jugement fut immédiatement mis sous presse à l'Imprimerie Royale et publié en tous formats. Il réhabilitait les accusés et la mémoire de Jean Calas; ordonnait que leurs noms fussent effacés des registres et des écrous, et le jugement actuel inscrit en marge; les laissait libres, ainsi que tous les enfants de Calas, de réclamer des dommages-intérêts auprès de qui de droit et ordonnait la mise en liberté des prévenus reconnus innocents2.

Les acquittés et tous les enfants de Jean Calas avaient demandé l'autorisation de prendre à partie et dommagesintérêts les magistrats qui avaient condamné à mort un innocent maintenant réhabilité. Sur ce point grave et très-délicat, les nouveaux juges « les ont renvoyés et renvoient à se pourvoir ainsi qu'ils aviseront. »

Un des maîtres des requêtes, M. Fargès, était d'avis de pousser beaucoup plus loin la rigueur contre les pre

est un hommage à la piété et à la force de caractère de la pauvre veuve : « Le Dieu que nous adorons et qui pénètre les cœurs, vous a fourni des moyens de consolation, dans la fermeté de votre âme et la résignation à sa sainte volonté. Cet officier offre ensuite à Mme Calas de lui envoyer un extrait qu'il a fait de la procédure.

1. Grimm (Corr. litt., 25 mars) juge sévèrement cette coïncidence toute factice... « L'arrêt des requêtes de l'Hôtel au Souverain à été rendu le même jour et à la même heure où Calas est mort dans les tourments du supplice, il y a trois ans. Rien ne m'a fait autant de peine que cette puérilité solennelle dans une cause de cette espèce; elle m'a fait éprouver une horreur dont il serait difficile de rendre compte : il me semble voir des enfants qui jouent avec des poignards et les instruments du bourreau. »

2. On trouvera le texte de ce jugement plus bas. (Pièces justif. XXXII.)

miers juges. Quand vint son tour d'opiner, il dit qu'il fallait «< faire rendre compte au parlement de Toulouse de sa conduite inique et barbare. » Il persista dans ses dires, quoique d'Aguesseau l'engageât à retirer ce qu'il y avait de trop fort dans son langage.

Enfin les Calas avaient obtenu justice, et une réparation bien tardive, mais aussi entière et aussi éclatante que les hommes peuvent la rendre, quand ils ont ôté ce que Dieu seul donne, la vie'.

On devine avec quels transports Voltaire reçut la grande nouvelle. Nous retrouvons, dans ce moment si émouvant, le vieux philosophe attendant et bientôt dévorant ses lettres avec Donat, celui des enfants Calas qu'il aimait le plus. « Je vous avoue, écrit-il à Tronchin, que je n'ai de ma vie goûté une joie plus pure qu'en embrassant le petit Calas, lorsque nous reçûmes. en même temps la nouvelle de la plus ample justice qu'on ait encore faite en France à l'innocence opprimée; ce grand exemple rognera pour longtemps les griffes affreuses du fanatisme et fera taire sa voix infernale (Recueil Cayrol I. 26 mars 1765). »

Il répond à son fidèle ami et collaborateur d'Argental:

Un petit Calas était avec moi quand je reçus votre lettre et celle de Mme Calas, et celle d'Élie, et tant d'autres : nous versions des larmes d'attendrissement, le petit Calas et moi. Mes vieux yeux en fournissaient autant que les siens; nous étouffions, mes chers anges.

Après avoir cité ces touchantes paroles, M. l'abbé Salvan, dans le livre où il nous répond, ne trouve qu'un mot à dire sur Voltaire, et ce mot le voici : Quel pantin! (page 125).

1. « Toute l'Europe en est instruite par ce courrier, » écrit Court de Gébelin à M. Polier de Bottens, professeur à Lausanne. Il en fait part en même temps à M. de Vegobre, à Genève, à M. Bertrand, à Berne, à M. Ostervald, à Neuchâtel, etc. (Lettres inédites communiquées par M. le pasteur Ch. Frossard.)

Il se hâta d'écrire à Mme Calas :

« Vous devez, madame, être accablée de lettres et de visites. Genève est comme Paris, il bat des mains à vos juges. L'Europe attendrie bénit la justice qu'on vous a rendue. J'ai embrassé Donat Calas, en versant des larmes de joie. Vous avez suspendu tous les maux de M. de Brus et les miens. Nous n'avons senti que votre félicité au milieu de nos douleurs. » (Extrait d'une lettre du 17 mars 1765; Collection de M. Fournier.)

Comme il est facile de l'imaginer, la joie des protestants, qu'on avait si ridiculement accusés de mettre à mort leurs enfants en cas d'abjuration, fut immense. La condamnation de Calas avait été pour eux une insulte et un péril; sa réhabilitation leur rendit la sécurité. Le pasteur J.-P. Roux d'Uzès écrivit à Mme Calas, la félicitant chaleureusement d'avoir «<< triomphé des méchancetés de ceux qui voulaient, en perdant votre famille, inspirer que nous avons des préceptes que nous abhorrons. Or, madame, les obligations que vous a une partie de la nation (l'Église protestante de France) ne peuvent se reconnaître qu'en publiant votre fermeté et ces sublimes vertus qui embellissent votre âme. » (20 mars 1765. Coll. de M. Fournier). En même temps que ce pasteur, un prêtre, l'abbé Régnier, loue le courage de Mme Calas dans une lettre de félicitation enthousiaste. Il désire que cet exemple apprenne à la postérité, que la vertu trouve dans elle-même une force héroïque qui la distingue du vice et n'appartient qu'à elle seule. Il assure Mme Calas de sa vénération. (Du château de St-Maurice, près d'Arpajon, 17 avril 1765. Coll. Fournier.)

Bientôt l'impatience reprit Voltaire; il restait à accomplir un genre de réparation beaucoup moins glorieux, mais aussi nécessaire. Nous prouverons que Mme Calas était ruinée. Les sommes considérables souscrites pour elle en France, en Suisse, en Angleterre, et auxquelles des souverains avaient contribué, avaient à

peine suffi aux frais énormes des cinq procès, aux voyages indispensables de tous les membres de la famille, et à faire vivre la pauvre veuve avec ses filles. Il ne fallait pas qu'il restât, des injustices qu'elles avaient subies, outre un deuil qui ne pouvait se réparer, une misère honteuse pour la nation, et qu'il était facile de prévenir. Voltaire s'alarma de ne pas voir aussitôt un don royal assurer l'existence de cette malheureuse victime des erreurs judiciaires. Il s'en plaignit à Damilaville avec sa verve ordinaire (27 mars 1765):

< La reine a bu,.dit-on, à sa santé, mais ne lui a point donné de quoi boire. »

Le mot est trivial; mais la plainte aurait été juste, si l'on eût tardé à y pourvoir.

Les nouveaux juges ne crurent pas avoir achevé leur tâche. Ils écrivirent en corps au vice-chancelier Maupeou la lettre suivante :

Monseigneur,

Nous avons rempli notre devoir comme juges en déchargeant la veuve de Jean Calas, son fils, Lavaysse, Jeanne Viguière, et la mémoire de Jean Calas, de l'accusation intentée contre eux; mais nous pensons que cette qualité nous impose encore l'obligation de vous prier de faire passer les vœux de la Compagnie jusqu'au pied du trône de Sa Majesté. Nous n'avons pu réparer qu'imparfaitement le malheur des accusés, et en rendant à Jean Calas son innocence, nous ne pouvons lui rendre la vie, ni un père à une famille nombreuse, ni un mari à une veuve désolée. Les suites de cet arrêt terrible, cassé par le Conseil sur la forme, et détruit aujourd'hui sur le fond, ont causé des pertes irréparables à sa femme et à ses enfants; leur fortune est entièrement détruite. Contraints d'abandonner une province qui ne leur retracerait que les plus cruelles idées, il leur reste peu d'espérance de ras

1. René-Charles de Maupeou devint garde des sceaux et vice-chancelier en 1763, chancelier en 1768, et fut le père du fameux chancelier de Maupeou, qui lutta contre les parlements.

2. Communiquée par Mme Duvoisin née Nanette Calas à M. Charles Coquerel (Annales protestantes, p. 155 et suiv.)

sembler les faibles débris d'un patrimoine épuisé par une longue suite de revers. Nous vous supplions, Monseigneur, d'implorer pour eux les bontés du roi; son cœur paternel sera touché sans doute de leur situation. Sa Majesté n'a pas de sujets plus dignes d'exciter sa pitié, puisqu'elle n'en a pas de plus malheureux.

Nous osons espérer, Monseigneur, que cette démarche sera favorablement accueillie, et nous en regarderons le succès comme le témoignage le plus flatteur de la satisfaction de Sa Majesté.

Lors de l'examen de la procédure, tant des capitouls que du parlement de Toulouse, nous avons remarqué combien l'usage des intendits, dont on fait la lecture aux témoins, tandis que l'ordonnance ne le tolère que pour interroger les accusés, pourrait être dangereux et abusif. Nous avons l'honneur de vous adresser un mémoire particulier sur cet objet. Nous estimons qu'il peut mériter l'attention du Conseil et la vôtre; nous ne pourrons que nous en rapporter avec confiance aux moyens que votre sagesse vous suggérera pour faire examiner cette question délicate, et qui peut intéresser l'ordre judiciaire, en matière criminelle.

Messieurs,

RÉPONSE DU VICE-CHANCELIER.

J'ai mis sous les yeux du roi la lettre que vous m'avez écrite en faveur de la dame et des enfants Calas; il était digne de votre sagesse et de votre humanité, de faire porter au pied du trône des vœux empressés pour cette malheureuse famille. Vous êtes les plus sûres garanties de son innocence, et vous connaissez leur désastre. A ce double titre, votre voix ne pouvait que produire la plus vive impression sur le cœur de Sa Majesté, qui a vu avec plaisir l'expression de votre zèle et de vos généreux efforts pour ces infortunés. Jouissez de la satisfaction que doit vous donner le succès de votre demande. Le roi, dont l'âme est sensible à la justice et au malheur, a bien voulu jeter sur eux un regard favorable; il a accordé à la veuve Calas une gratification de douze mille francs, six mille francs à chacune de ses filles, trois mille francs à ses fils, trois mille francs à la servante 1, et six mille francs pour les frais de voyage et de procédure.

Si la justice que vous avez rendue aux Calas n'excitait pas leur

1. Le testament de Viguière et d'autres pièces qui la concernent, dans la collection de M. Fournier, nous apprennent ce qu'elle fit de cette somme. Malgré des conseils pressants, elle la prêta tout entière à Louis, qui ne lui en rendit jamais rien. Elle légua sur cette mauvaise créance 1000 fr. à Rose, 500 à Mme Duvoisin, 500 à Pierre, 100 aux Petits-Pères de la place des Victoires, pour des messes destinées au repos de son âme, et le reste à Jean Floutard, matelot, son neveu.

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