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tentèrent-ils un coup hardi contre leurs défenseurs. Le présidial de Montpellier fit saisir les Mémoires des trois. avocats, non sans l'approbation empressée de M. de Saint-Florentin'. Voltaire en fut indigné, mais il vit dans ce fait un signe de l'effet produit par ces chaleureux plaidoyers.

... Si les avocats n'ont plus le droit de plaider il n'y aura donc plus de droit ni de loi en France. Je m'imagine que ces trois Messieurs ne souffriront point un tel outrage. Il n'appartient qu'aux juges devant qui l'on plaide de supprimer un factum en le déclarant injurieux et abusif... J'espère surtout que cette démarche du présidial de Montpellier, commandée par le parlement de Toulouse, sera une excellente pièce en faveur des Calas (1er fév. 1763).

Si elle était dictée en effet par le Parlement toulousain, cette mesure étrange prouvait la crainte que lui inspirait la parole populaire et admirée des meilleurs avocats de Paris, réunis contre lui; et si cette Cour n'avait pas ordonné l'acte de Montpellier, il indiquait dans la magistrature un esprit de corps, contraire aux intérêts de la justice et de la vérité. Cet esprit régnait même à Paris, et d'Alembert raconte à Voltaire un mot scandaleux à ce sujet :

Croiriez-vous qu'un conseiller en parlement disait, il y a quelques jours, à un des avocats de la veuve Calas, que sa requête ne serait point admise, parce qu'il y avait en France plus de magistrats que de Calas? (12 janv. 1763.)

La requête de Me Mariette au Conseil du Roi avait été présentée. La question était de savoir si elle serait admise. L'impatience dévorait Voltaire.

Eh bien écrit-il à Argental le 27 février, a-t-on enfin rapporté l'affaire des Calas? Je vois qu'il est beaucoup plus aisé de rouer un homme que d'admettre une requête.

C'est à ce temps d'anxiété et d'irritation qu'il faut

1. Pièces justif. XXIX et xxx.

rapporter, si elle est vraie, une anecdote tout à fait caractéristique:

Il ne souffrait aucune contradiction sur ce sujet, et un visiteur en fut un jour la victime. C'était un gros seigneur allemand qui, sorti des solitudes d'une lointaine résidence, connaissait fort peu les événements du jour Il est introduit dans le salon de Ferney, et, immédiatement après les premières révérences : « Monsieur, lui dit Voltaire, que pensez-vous du pauvre Calas qui a été roué? Il a été roué Ah! il faut que ce soit un grand coquin! » Le carrosse de Monsieur

Voltaire se précipite sur la sonnette. est-il dans la cour?

Oui, Monsieur.

Qu'on attelle à l'instant ses chevaux et qu'il parte! Le pauvre allemand s'en fut, sans pouvoir s'expliquer cette boutade. Lorsqu'il la raconta à Genève, on lui fit comprendre le sujet de l'indignation de Voltaire, et il déclara qu'il avait pris Calas pour quelque brigand que le seigneur de Ferney avait fait rouer à bon escient'.

En attendant, Voltaire ne négligeait rien.

Il refaisait au dernier moment le compte de ses alliés et de ses agents, comme un général passe ses troupes en revue, une dernière fois, avant de les mener à l'ennemi. Trois des ministres étaient pour les Calas.

Je suis sûr que le contrôleur général, M. le duc de Praslin M. le duc de Choiseul ont de très-tonnes intentions; il faut as

surément en profiter3. »

Il écrivait lettre sur lettre au rapporteur, M. de Crosne, à son beau-père, M. de la Michodière, à M. d'Aguesseau, ne se lassant jamais de raconter comment il a connu les Calas et formé lentement sa conviction : « J'ose, dit-il, être sûr de l'innocence de cette famille comme de mon existence. » Pour s'en convaincre da

1. Gaberel Voltaire et les Genevois, p. 57.

2. H. L. J. B. Bertin fut contrôleur général des finances depuis le 21 nov. 1759, jusqu'au 12 déc. 1763.

3. Ministre des affaires étrangères.

4. Ministre de la marine.

5. Lettre à Moultou du 26 février 1763.

6. Louis Thiroux de Crosne, maître des requêtes, devint intendant à Rouen, puis en 1789 lieutenant de police à Paris, et mourut sur l'échafaud en 1794.

vantage encore, ou peut-être pour calmer son impatience fiévreuse, il avait fait un travail singulier dont il rendit compte à Damilaville avec l'extrême vivacité que prenait son style dans ses moments d'agitation :

Je me suis avisé de mettre par écrit toutes les raisons qui pourraient justifier ces juges; je me suis distillé la tête pour trouver de quoi les excuser, et je n'ai trouvé que de quoi les décimer 1.

Enfin parut, non pas encore le grand jour de la justice, mais la première lueur de l'aube.

Le mardi 1er mars, le bureau des Cassations, au Conseil, jugea la requête des Calas admissible. C'était le premier pas dans la voie de l'équité et de la réhabilitation.

1. Ce mot si dur est écrit ab irato. Moins courroucé, plus tard, il reconnut, en comparant l'affaire des Calas à celle des Sirven, «< que les juges des Calas pouvaient au moins alléguer quelques faibles et malheureux prétextes (A M. Chardon, 2 février 1767). » Il écrivit le 25 janvier 1775 à Mme Du Deffand: « Les juges des Calas s'étaient trompés sur les apparences et avaient été coupables de bonne foi. » Il alla beaucoup plus loin encore en s'adressant à un prêtre Toulousain, suivant son habitude de se faire tout à tous, dans un bien autre sens que l'apôtre qu'il aimait citer à ce propos. (A M. l'abbé Audra, 4 septembre 1769. Voir sur cet abbé la note 26 à la fin du volume. )

« J'ai toujours été convaincu, lui écrit-il, qu'il y avait dans l'affaire des Calas de quoi excuser les juges. Les Calas étaient très-innocents; cela est démontré. Mais ils s'étaient contredits. Ils avaient été assez imbéciles pour vouloir sauver d'abord le prétendu honneur de Marc-Antoine leur fils et pour dire qu'il est mort d'apoplexie lorsqu'il est évident qu'il s'est défait lui-même.

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C'est une aventure abominable; mais on ne peut reprocher aux juges que d'avoir trop cru les apparences. »

CHAPITRE XI.

RÉVISION DU PROCÈS ET RÉHABILITATION DES CONDAMNÉS

Longa est injuria, longæ
Ambages....

(VIRG., Æn. I, 341.)

Trois jours avant l'anniversaire du supplice de Calas, le lundi 7 mars 1763, le Grand Conseil prononça sur la Requête de Mariette. C'était déjà un avantage considérable que ce corps nombreux et élevé jugeât la question de la révision; cet avantage était dû à M. de Choiseul. La cause des Calas avait pris dans l'opinion publique une haute importance. On s'intéressait partout à leurs malheurs; on sentait qu'une grande réparation. leur était due. En outre, c'était un acte extrême et très-rare du pouvoir royal que de casser l'arrêt d'une Cour souveraine; et cet acte, par égard pour ceux même dont il condamnait la sentence, ne pouvait s'accomplir avec trop d'éclat et de retentissement. Le Conseil siégeait d'ordinaire par semestres; cette fois, les deux semestres furent réunis. Tous les ministres et ministres d'État firent partie de l'assemblée, et le chancelier de France la présida. Les conseillers d'État, de robe, d'épée et d'église, étaient présents, et parmi ces

derniers, plusieurs abbés et trois évêques'. Cependant la sentence fut rendue à l'unanimité des quatre-vingtquatre membres présents, conformément aux conclusions de M. Thiroux de Crosne, maître des Requêtes, rapporteur. Pendant la séance, la galerie des Glaces à Versailles était pleine d'une foule impatiente de recevoir la grande nouvelle.

Au lieu de raconter nous-même cette scène imposante et pleine d'émotion, nous citerons ici le récit d'un témoin oculaire 3.

Le 8 mars 1763.

L'affaire de Mme Calas fut jugée hier au conseil; je fus avec elle à Versailles, avec plusieurs autres messieurs, chez les ministres; l'accueil qu'ils lui firent fut des plus favorables; on ne la fit attendre aucune part; aussitôt qu'elle se présentait, on ouvrait les deux battans; tout le monde la consolait de son mieux. M. le chancelier lui dit : « Votre affaire est des plus intéressantes, madame; on prend beaucoup de part à votre situation; nous souhaitons bien que vous trouviez parmi nous des consolations à vos maux. » L'accueil de M. le duc de Praslin fut des plus gracieux. Elle se rendit à la galerie avec ses demoiselles, pour voir passer le roi; elle fut accostée par plusieurs seigneurs; le duc d'A.., le comte de Noailles, qui furent du nombre, lui promirent de la faire remarquer au roi; ils lui fixèrent sa place, mais leur bonne volonté n'eut point d'effet; comme le roi était à portée de la voir, une personne de sa suite se laissa tomber, et attira par sa chute les regards de la cour et du roi tout cela se passa le

1. Lettres VI et VII de Voltaire à Ribotte. (Bulletin de la Soc. d'Hist. du Prot., t. IV, p. 253).

2. Selon Grimm, 20 conseillers d'Etat avaient proposé d'abord « d'ordonner seulement la révision du procès, par une sorte de ménagement pour une cour souveraine, telle que le parlement de Toulouse. Tous les autres ont opiné pour la cassation pure et simple, qui est la forme la plus désobligeante. Aucun n'a douté un instant que l'arrêt ne fût de toute nullité. >>

3. Une copie de cette lettre s'est trouvée parmi quelques papiers relatifs aux Calas, qui furent confiés au pasteur Marron par Nanette Calas, alors Mme Duvoisin: Cette pièce, et quelques autres que j'indiquerai, furent publiées en 1819 par mon oncle Charles Coquerel dans les Annales Protestantes, dont il était rédacteur, recueil devenu assez rare aujourd'hui. Cette lettre écrite par une main naïve et peu exercée, est d'autant plus digne d'intérêt. Serait elle de Lavaysse?

4. Il est permis de douter que cette chute fût involontaire. Voltaire,

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