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et d'une Déclaration de son frère Pierre sous la date du 23.

La composition du Mémoire, plus important que la Déclaration, avait été difficile pour Voltaire. Il fallait faire parler un protestant, et le faire parler devant la France catholique, telle que l'avait laissée Louis XIV. La tâche était délicate, impossible peut-être à Voltaire; en tout cas l'illustre incrédule y réussit fort mal; c'est une étrange chose que la religion protestante réduite par lui à ce qu'elle peut avoir de plus raisonnable, afin de laisser aux convertisseurs catholiques une espérance de succès! Ces singulières expressions sont de lui, dans une lettre à son médecin Tronchin, qui a été publiée en 18561.

Voici, mon cher grand homme, le mémoire tel qu'il est fait pour les catholiques; nous nous faisons tout à tous avec l'apôtre. Il m'a paru qu'un protestant ne devait pas désavouer sa religion, mais qu'il devait en parler avec modestie et commencer par désarmer, s'il est possible, les préjugés qu'on a en France contre le calvinisme, et qui pourraient faire un très-grand tort à l'affaire des Calas. Comptez qu'il y a des gens capables de dire qu'importe qu'on ait roué ou non un calviniste? c'est toujours un ennem i de moins dans l'État. Soyez très-sûr que c'est ainsi que pensent plusieurs honnêtes ecclésiastiques. Il faut donc prévenir leurs cris par une exposition modeste de ce que la religion protestante peut avoir de plus raisonnable. Il faut que cette petite profession honnête et serrée laisse aux convertisseurs une espérance de succès. La chute était délicate, mais je crois avoir observé les

nuances.

Nous avons une viande plus crue pour les étrangers. Ce mémoire est pour la France et est au bain-marie.

C'est dans le même temps que l'infatigable écrivain, décidé à frapper sans relâche l'attention du public, fit paraître l'Histoire d'Élisabeth Canning et de Jean Calas2. Il se souvint, à propos, d'une scandaleuse affaire qui avait eu lieu pendant son séjour en Angleterre et où,

1. Dans un recueil que nous désignerons sous le nom de Recueil Cayrol. (2 vol. in-8. Voir Bibliogr. no 53 )

2. Bibliogr. no 25.

sur des indices, on s'était vu sur le point de prononcer une sentence injuste. Il rapprocha cette histoire de celle des Calas, qu'il raconta une fois de plus, avec des ressources toujours nouvelles de style, d'esprit et de bon sens. Ce ne fut pas la dernière fois.

Les trois écrits publiés sous le nom de Pierre et de Donat étaient datés de Chatelaine, village des environs de Genève.

Quand Voltaire était aux Délices, qu'il n'avait pas encore abandonnées définitivement pour Ferney, il avait auprès de lui, à Chatelaine, les fils de Calas, et il en profita pour les présenter aux visiteurs célèbres ou puissants qui accouraient de tous côtés pour le combler de leurs hommages.

Il les fit connaître à « une dame dont la générosité égale la haute naissance, qui était à Genève pour faire inoculer ses filles et qui fut la première à soulager cette famille infortunée. » C'était la duchesse d'Anville1. Il pouvait d'autant mieux l'intéresser à ses protégés qu'il était son hôte. Elle habita les Délices avec ses enfants. C'est de Mme d'Anville qu'il disait plus tard2:

Des Français retirés dans ce pays la secondèrent. ; des Anglais qui voyageaient se signalèrent, et comme le dit M. de Beaumont, il y eut combat de générosité entre les deux nations à qui secourrait le mieux la vertu si cruellement opprimée.

Ces secours étaient indispensables pour donner à Mme Calas les moyens de se rendre à Paris et d'y vivre; chez elle, tout avait été saisi.

Plus tard, le maréchal de Richelieu et le duc de Villars virent les deux jeunes gens. Le pasteur Théodore (Chiron) rendit compte à Paul Rabaut de leur présentation à Richelieu (8 octobre).

M. de V. lui a présenté Pierre Calas en lui disant : Voici un

1. Note 24 à la fin du volume.

2. Lettre à M. d'Am....

débris de la triste famille. M. le duc lui dit : « Après M. de Voltaire, vous n'avez personne qui s'intéresse plus à vous que moi. » Je sais ceci de source et même que ce seigneur a écrit fortement à sa fille pour l'engager à s'employer vivement à cette

affaire.

Peu à peu, Voltaire réussit à enrôler dans la cause des Calas la duchesse de la Roche-Guyon, le duc d'Harcourt, bien d'autres encore, qui rapportèrent à Versailles quelque chose de l'enthousiasme du grand homme. « Pendant le plus fort de l'affaire Calas,» le marquis d'Argence de Dirac passa quatre mois chez Voltaire; nous le verrons plus tard payer à son hôte un double tribut en publiant un écrit pour les Calas et contre Fréron, et Voltaire l'en remercier dans son Ode à la Vérité.

Ses ennemis ne s'endormaient pas et prenaient parti contre ses protégés. Il paraît qu'on envoya à une feuille anglaise, the Saint-James Chronicle, une lettre de lui à d'Alembert où l'on inséra des paroles plus que compromettantes contre le roi, les ministres, etc. Nous croyons que ces paroles n'étaient pas de lui, non parce qu'il le nie fort spirituellement 2, ce qui lui arrive aussi bien quand il ment que lorsqu'il dit la vérité, mais parce qu'une pareille attaque eùt nui gratuitement à la cause qu'il soutenait de toutes ses forces et de toute son habileté. C'eût été une maladresse, et il n'en faisait guère, à moins qu'il ne fùt bien en colère, ce qui n'était pas le cas. Le duc de Grafton lui montra cette feuille. En même temps, M. de Choiseul à qui on l'avait adressée pour perdre Voltaire, la lui envoya; il y répondit avec succès et se fit disculper par le Journal Encyclopédique dont on s'était servi contre lui. Cette

1. Septimanie, comtesse d'Egmont.

2.

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Si je vous avais écrit une pareille lettre, il faudrait me pendre à la porte des Petites-Maisons. »

3. Lettres du 20 auguste à Pierre Rousseau, du 17 octobre à d'Alembert, etc., etc.

attaque perfidement calculée aurait pu être fatale à son crédit et aux Calas.

Enfin parurent les Mémoires des avocats. Voltaire combla d'éloges Élie de Beaumont (22 septembre) :

« J'ajoute aux trois impossibilités que vous mettez dans un si beau jour, une quatrième : c'est celle de résister à vos raisons. Je joins ma reconnaissance à celle que les Calas vous doivent. J'ose dire que les juges de Toulouse vous en doivent aussi; vous les avez éclairé sur leurs fautes. >>

Mais bientôt son œil vigilant trouva dans ce Mémoire des erreurs qu'il fit corriger avec le plus grand soin. Il était l'âme de toute cette affaire; gouvernant tous ceux qu'il y employait, tantôt par les critiques les plus fines, les plus justes, les plus adroitement présentées, tantôt par des éloges comme ceux qu'on vient de lire et qui avaient tout l'éclat de la gloire, aux yeux de ce siècle dont il était l'oracle.

Ce Mémoire à la main, Mme Calas dut se présenter chez les grands du jour et aussi chez les arbitres de la publicité qui, dès cette époque, étaient comptés au rang des puissances de fait, sinon de droit.

Voltaire l'envoya chez Tronchin, chez Nicolaï, premier président de la chambre des comptes; chez Chaban, intendant des postes; chez Ménard, premier commis de Saint-Florentin; chez Héron, premier commis du Conseil; chez Quesnay, le physiocrate; chez le marquis de Gouvernet, qui était protestant; chez le duc de la Vallière; chez bien d'autres encore1. Il la recom

1. Celui d'Élie de Beaumont parut signé de quinze avocats: Huart, l'Herminier, Gillot, Boys de Maisonneuve, Cellier, de Lambon, Boucher d'Argis, Duchasteau, Bigot de Sainte-Croix, Moreau, Dandasne, Reymond, Thevenot-Dessaule, Doillot et Mallard; ce dernier assista très-activement l'auteur de ce factum.

Le deuxième Mémoire d'Elie de Beaumont fut signé par MM. de Lambon, Mallard, d'Outremont, Mariette, Gerbier, Legouvé, Loyseau de Mauléon. Nous nous faisons un devoir de rappeler ces noms.

2. Mémoire de M. de V., du 14 juillet 1762, dans notre Recueil, p. 101 et passim.

manda à son neveu1 qui, étant à la fois prêtre et magistrat, pouvait être très-utile aux accusés et le fut en effet.

D'Alembert fut profondément ému de cette visite; voici en quels termes le géomètre de l'Encyclopédie en parlait à celui qui était leur maître à tous :

Vous devriez engager M. de Choiseul, puisqu'il vous écoute et vous aime, à accorder quelque protection aux pauvres roués de Toulouse. La veuve vint me voir il y a quelques jours et m'apporter son mémoire; ce spectacle me fit grande pitié. Il ne faut pas se plaindre d'être malheureux quand on voit une famille qui l'est à ce point là. Je parlerai et crierai même en leur faveur; c'est tout ce que je puis faire.

Les Mémoires de Mariette, de Loyseau de Mauléon, parurent à leur tour. Voltaire y répondit par ses applaudissements, dont tout Paris se faisait l'écho; cependant Diderot les trouvait trop faibles et Voltaire lui-même eut raison de regretter3 que les premiers Mémoires de Sudre et de la Salle n'eussent pas été connus à temps, et mis en œuvre par les avocats de Paris, moins bien informés et plus diserts, mais non plus réellement éloquents.

Sans être sous l'influence directe de Voltaire, l'homme qui après lui eut le plus d'empire sur son siècle, Rousseau, avait rendu, lui aussi, un juste hommage à Jean Calas. Dans sa lettre célèbre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, qui parut huit mois après la sanglante tragédie de Toulouse, on remarqua les les lignes suivantes :

« Si la France eût professé la religion du vicaire Savoyard, sous nos yeux l'innocent Calas, torturé par les bourreaux, n'eût pas péri sous la roue. »

Chacune de ces publications gagnait dans le public de nouvelles sympathies aux Calas; aussi leurs ennemis

1. A.-J. Mignot, abbé de Sellières, conseiller-clerc au Grand Conseil. 2. Note 25 à la fin du volume.

3. Notre Recueil. Lettre à Moultou, 9 janvier 1763.

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