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Déterminé à bien savoir ce qu'étaient les Calas, il garda chez lui cet apprenti de quinze ans assez longtemps pour le connaître parfaitement; de longs entretiens eurent lieu entre un enfant naïf et le vieillard le plus spirituel, l'esprit le plus pénétrant et le plus rusé, qu'il y eût au monde. Si, en faisant jaser cet adolescent bientôt apprivoisé et sans défiance, Voltaire avait rencontre en lui le fils d'une famille de fanatiques capables d'étrangler leurs enfants, il ne s'y serait point trompé, et dans ses interminables controverses avec Genève protestante, le crime des Calas eût été rappelé souvent. Il reconnut, au contraire, que la famille dont un enfant lui révélait, sans le savoir, l'intérieur, respirait tout entière non-seulement l'honneur et l'intégrité, mais la douceur des mœurs et une tolérance respectueuse pour le culte d'autrui. Il apprit la conduite du père et de la mère envers leur domestique dévote, envers les demoiselles Bonafous, envers Louis, converti au catholicisme, et dès lors sa conviction fut arrêtée. J'avoue que cette enquête, faite par Voltaire encore incertain, m'inspire une grande confiance. Il pouvait lui convenir d'attaquer le Parlement plutôt que les protestants, mais il lui importait bien plus de ne pas s'aventurer sans être absolument sûr de la vérité. Pour démêler le vrai du faux dans un procès contemporain, je ne sais s'il y eut jamais tribunal aussi habile que lui.

Il sut que deux négociants de Genève, hautement estimés, étaient depuis longtemps en rapports d'affaires avec Calas et avaient reçu dans leurs voyages l'hospitalité sous son toit1; aussitôt il s'empressa de les consulter.

1. Ce devaient être Philippe Debrus et Cathala, ou peut-être Jean des Arts et son frère Philippe; nous savons que Debrus et les frères des Arts avaient logé chez Calas (Voir aux Archives leur témoignage écrit, envoyé plus tard à Paris).

Bientôt il forma secrètement à Genève une sorte de comité consultatif composé du négociant Debrus, du ministre Moultou, de l'avocat de Végobre et du banquier Cathala auxquels se joignit quelquefois le jurisconsulte Tronchin'. Tantôt ce comité se réunissait chez Voltaire; tantôt, soit avec son concours personnel, soit en son absence, chez l'un des membres établis à Genève.

11 imagina ensuite de se mettre en rapport avec Mme Calas elle-même et lui fit écrire.

La veuve Calas à qui, pour comble de malheurs et d'outrages, on avait enlevé ses filles, était retirée dans une solitude... Je lui fis demander si elle signerait, au nom de Dieu, que son mari était mort innocent. Elle n'hésita pas; je n'hésitai pas non plus.

Ce fut à cette occasion qu'elle écrivit à Debrus ou à l'avocat de Végobre la lettre que nous avons reproduite plus haut (p. 74) et dont Voltaire fut si profondément touché.

Cependant il lui semblait qu'il n'aurait jamais assez de preuves et de renseignements en main, et il employait en même temps à lui en procurer, trois ou quatre personnes pour le moins, ne se faisant aucun scrupule de mettre en œuvre toutes sortes de ruses. Tantôt il fait croire à chacun que tout dépend de lui seul. Tantôt, quand il correspond avec quelque partisan zélé de la tolérance, ou de la Réforme, ou des Calas, il feint des doutes, et demande de nouveaux arguments. Il est impossible de nier que ces détours ne soient choquants et ne gâtent quelque peu le dévouement de Voltaire à la grande œuvre de justice qu'il entreprit.

Un de ses plus utiles et plus actifs conseillers fut l'a

1. Le Recueil de lettres inédites de Voltaire que nous avons publié se compose surtout de ses missives à ses (ollaborateurs, soit d'après le Recueil Maunoir ou Dawson-Turner au British Museum, soit d'après les papiers de Moultou, appartenant à son descendant M. Streckeisen. (Bibliogr. no 56).

vocat de Végobre'. Court de Gébelin dit qu'il fournit à Voltaire « des pièces où l'on ne sait ce qui brille le plus de l'érudition, de la solidité et du goût. » Les divers écrits de Voltaire sur l'affaire Calas ont été rédigés par lui sur les notes que lui remettait de Végobre. C'était un de ces hommes désintéressés et véritablement dévoués qui mettent leur bonheur à se rendre utiles sans en demander la récompense ni à l'intérêt ni à la gloire.

Voltaire employa beaucoup aussi l'activité d'un négociant de Montauban, lettré comme Audibert, et de plus, passionné pour les arts, Ribotte-Charon. En le voyant plein de chaleur pour la cause des malheureux Calas, leur malicieux protecteur lui écrivit une lettre qui dut exciter au plus haut degré son zèle. « On les croit très-coupables; on tient que le Parlement a fait justice et miséricorde. M. Ribotte devrait aller à Toulouse s'éclaircir de cette horrible aventure. Il faut qu'il sache et dise la vérité: on se conduira en conséquence. » (2 juin 1762.) Il y avait de quoi donner des ailes à l'ardent Montalbanais, dans ces doutes simulés et dans cette idée que pour les Calas, auprès de Voltaire, tout dépendait de ses seuls efforts.

A Montpellier, où résidait M. de Saint-Priest, intendant du Languedoc, Voltaire employa un nommé Chazel, qui communiqua une lettre de lui à l'intendant et à quelques autres puissants personnages. La réponse de Chazel peint très-bien l'embarras où se trouvaient ceux qui n'avaient point de parti pris :

Il n'est pas une seule personne sensée dans cette province qui ose porter un jugement assuré. Les magistrats, qui devraient mettre la vérité dans tout son jour, se taisent avec obstination. Ce silence fait déraisonner et les partisans et les ennemis de Calas ".

1. Note 21 à la fin du volume.

2. Note 22 à la fin du volume.

3. Lettre inédite du 12 mai; Collection Lajariette de Nantes.

Un ministre de l'Évangile, Paul Moultou de Genève, dont nous avons esquissé ailleurs la figure originale, le seul homme peut-être qui resta toute sa vie en relations affectueuses avec Voltaire et avec Rousseau à la fois, fut souvent mis en réquisition par Voltaire, chargé également par lui d'étudier la question et de lui fournir les pièces de jurisprudence nécessaires. «Voltaire, dit, d'après les documents du temps un écrivain moderne, paraissait un peu effrayé du poids et de la responsabilité de cette entreprise. Moultou, avec M. et Mme de la Rive qu'il affectionnait beaucoup, l'encouragèrent de toutes leurs forces. >>

L'entreprise était grave en effet. Il s'agissait de soulever l'opinion de la France et même de l'Europe contre les arrêts du Parlement de Toulouse, et d'amener ce corps à les révoquer de gré ou de force. Il fallait faire casser la sentence de mort du supplicié, réhabiliter sa mémoire et offrir à sa veuve, à ses enfants, toutes les réparations possibles 2.

La lettre suivante à Damilaville (4 avril) est une sorte de circulaire ou de mot d'ordre à tout le parti de l'Encyclopédie; elle marque le moment où Voltaire ouvre la campagne contre les juges de Calas :

Mes chers frères, il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d'indignation. Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélemy, rien n'a tant déshonoré la nature humaine. Criez et qu'on crie 3.

1. Lettres inédites. Notre recueil. Introd., p. 51-64.

2. D'après les articles 8, 9, 10, 18 et 28 du titre XVI de l'Ordonnance de 1670, on pouvait appeler au roi en son Conseil des arrêts d'un Parle

ment.

3. Il continue cette même lettre en faisant mention d'une brochure qui, dit-il, n'est pas de lui et qu'il faut faire imprimer. J'avais cru d'abord qu'il s'agissait d'un de ses écrits en faveur des Calas. C'était une erreur. Il ne publia rien sur ce sujet avant le mois de juillet, ce qui est

Malgré sa conviction arrêtée, il feint de douter encore, surtout quand il écrit au cardinal de Bernis (15 mai):

Si vous pouviez, sans vous compromettre, vous informer de la vérité, ma curiosité et mon humanité vous auraient une bien grande obligation. V. E. pourrait me faire parvenir le Mémoire qu'on lui aurait envoyé de Toulouse, et assurément je ne dirais pas qu'il m'est venu par vous.

Toutes les lettres que j'ai du Languedoc se contredisent : c'est un chaos qu'il est impossible de débrouiller.

Il est vrai que le même jour (15 mai) il parlait à d'Argental sur un ton bien différent.

M. le maréchal de Richelieu m'a écrit une grande lettre sur les Calas, mais il n'est pas plus au fait que moi. Le Parlement de Toulouse, qui voit qu'il a fait un horrible pas de clerc, empêche que la vérité ne soit connue.

On voit que déjà il avait intéressé à la famille de Calas celui qu'il appelait mon héros, le spirituel et débauché maréchal. Ce ne fut pas sans peine1.

Peut-être même eut-il encore des moments de doute sincère en voyant las rigueurs de l'autorité s'appesantir sur les restes malheureux de la famille Calas. C'est ainsi qu'à la nouvelle de l'arrestation des deux jeunes filles il écrivit au comte d'Argental, le 5 juin :

J'apprends dans l'instant qu'on vient d'enfermer dans des couvents séparés la veuve Calas et ses deux filles. La famille entière des Calas serait-elle coupable, comme on l'assure, d'un parricide horrible? M. de St-Florentin est entièrement au fait; je vous demande à genoux de vous en informer. Parlez-en à M. le comte de Choiseul il est très-aisé de savoir de M. de St-Florentin la vérité; et à mon avis, cette vérité importe au genre humain.

prouvé, tantôt par les dates, tantôt par les faits mêmes qu'il raconte. Ses écrits sur les Calas ne purent paraître à Paris. Il les fit imprimer par Cramer à Genève.

1. Je me souviendrai toujours, écrivait-il longtemps après, que mon héros me prit pour un extravagant quand j'osai entreprendre l'affaire des Calas.

(Lettre à Mme de Saint-Julien, 25 novembre 1773.)

2. C'était une erreur, quant à la mère.

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